Il y a dix ans, et pour la première fois au niveau européen, un objectif chiffré en termes de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale avait été défini par l’Union européenne. Chiffre avancé : 20 millions de personnes à sortir de la pauvreté d’ici 2020. À l’époque, Anne-Catherine Guio (LISER – Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) avait dressé une analyse sur la population visée en Belgique et en Wallonie par cette stratégie. Elle revient pour Alter Échos sur les résultats.
Alter Échos : Il y a dix ans, l’Europe et les pays membres se donnaient des objectifs chiffrés et ambitieux pour diminuer la pauvreté et l’exclusion sociale d’ici 2020. Vous aviez alors consacré une étude à ce sujet pour l’IWEPS. Dix ans plus tard où en est-on ?
Anne-Catherine Guio : Par rapport à cet objectif européen, on a constaté une légère détérioration de la situation en Belgique, notamment entre 2008 et 2012, avant de connaître une stagnation depuis 2012. En 2008, il y avait 2.194 000 personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion sociale en Belgique. Aujourd’hui, il y en a 2.335.000, alors que l’objectif fixé est de diminuer ce nombre à 1.814 000 personnes en 2020. Non seulement, on ne se dirige pas vers l’objectif, mais le nombre de pauvres et d’exclus a augmenté sur la durée de la stratégie.
Alter Échos : Derrière ces tendances générales, certaines sous-populations ont-elles vu améliorer leur situation ?
Anne-Catherine Guio : Oui, c’est le cas des personnes âgées. Il y avait 21 % de personnes de plus de 65 ans qui étaient en situation de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2008, ce chiffre atteint à présent 15 %. C’est essentiellement dû à la revalorisation de la pension minimale et aux réformes des pensions qui ont lieu sur la période, – à ne pas confondre avec la réforme prévue par le gouvernement fédéral actuel dont on ne connaît pas l’impact sur la population précarisée.
Alter Échos : Par contre, d’autres catégories de population ont connu une forte détérioration ?
Anne-Catherine Guio : Parmi les groupes qui sont souffert sur la période, il y un groupe très préoccupant, à savoir les personnes peu éduquées, très éloignées du marché du travail ou travaillant avec des bas salaires ou des conditions de travail précaires. En 2006, elles avaient un taux de pauvreté de 19 %, ce chiffre atteint 31 % maintenant. Pour celles d’entre elles qui sont exclues du marché du travail, les transferts sociaux ne suffisent pas pour atteindre le seuil de pauvreté (un peu plus de 1000 euros pour un isolé).
Alter Échos : Pourtant, quand on regarde le taux de pauvreté de la Belgique (15%), on constate qu’il est inférieur à la moyenne européenne…
Anne-Catherine Guio : On voit, par contre, que la Belgique fait moins bien que les autres pays européens pour un certain nombre de groupes à risque, notamment les personnes d’origine étrangère, les migrants. C’était déjà le cas en 2008, et la situation depuis lors s’est détériorée. Il y a aussi les personnes limitées dans leurs activités quotidiennes, par des maladies ou des invalidités, qui sont nettement plus pauvres en Belgique que dans le reste de l’Union. C’est très clair aussi, en ce qui concerne les personnes qui vivent dans un ménage sans emploi, surtout si elles ont des enfants : 80% d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté. C’est là que le bât blesse….
Non seulement, on ne se dirige pas vers l’objectif, mais le nombre de pauvres et d’exclus a augmenté sur la durée de la stratégie.
Alter Échos : Face à cette pauvreté structurelle, vous plaidez d’ailleurs pour qu’il y ait une analyse d’impact en termes d’inégalité et de pauvreté de toutes les politiques, nouvelles ou existantes…
Anne-Catherine Guio : On entend beaucoup d’associations, et c’est un avis que je partage, se plaindre des plans successifs mis en place par les gouvernements régionaux et fédéral. Ce sont des plans qui se déclinent « à côté de la politique générale » : dans le meilleur des cas, on peut y retrouver une série de mesures intéressantes, tandis que dans d’autres, certains dénoncent des « mesurettes », tout à fait marginales, sans impact significatif. On peut regretter le manque de réflexion politique globale, transversale à tous les domaines politiques, autour de la question de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Chaque fois que l’on prend une décision (augmentation de TVA pour certains biens, réforme fiscale, etc.), on devrait pouvoir disposer et diffuser des études qui permettent de quantifier son impact sur les plus vulnérables, sur les personnes en situation de pauvreté, sur les enfants qui vivent dans des familles qui risquent l’exclusion sociale…
Parmi les groupes qui sont souffert, il y un groupe très préoccupant, à savoir les personnes peu éduquées, très éloignées du marché du travail ou travaillant avec des bas salaires ou des conditions de travail précaires.
Alter Échos :Quelles politiques pointez-vous ?
Anne-Catherine Guio : Par exemple, on peut se questionner sur le système éducatif. Cela fait des années maintenant, à travers les enquêtes PISA, qu’il est pointé comme l’un des systèmes scolaires reproduisant le plus les inégalités sociales au sein de l’OCDE. Si les performances sont globalement correctes en moyenne, les différences, par contre, entre un enfant issu d’un milieu socio-économique faible et un autre issu d’un milieu socio-économique, moyen ou plus élevé, sont énormes. Les études montrent que ces différences ne sont pas dues aux compétences, à l’intelligence, mais à un tas de mécanismes liés au système scolaire lui-même (redoublement, choix de filières, manque de remédiation, manque d’hétérogénéité sociale des classes, etc.) qui amènent à fragiliser des enfants qui devaient être soutenus par le système. C’est un exemple parmi d’autres. On pourrait aussi parler des allocations de chômage, et notamment sur ceux qui sont éloignés du marché du travail et qui le resteront, malgré la contrainte des sanctions. Que deviennent-ils quand ils sont exclus du chômage ? Pour ceux qui émergent au CPAS, que deviennent-ils ? Quel est le nombre entrant au CPAS qui s’en sort par l’emploi ? Dans quelle mesure l’emploi de manière générale permet de sortir de la pauvreté pour certaines catégories de travailleurs ? Une étude de la Commission européenne a montré que les personnes sans emploi en situation de pauvreté qui retournent à l’emploi restent pour une bonne moitié, un an plus tard, dans cette situation de pauvreté. Le travail, pour sortir le ménage de la pauvreté, doit avoir un certain nombre de qualités, en terme de salaire, de temps de travail. C’est là le nœud du problème, à savoir d’avoir une politique de remise à l’emploi qui puisse vraiment sortir les personnes de cette situation de pauvreté. Tout cela devrait être évalué, et à tout instant, on devrait quantifier l’impact d’une décision politique (quel que soit le domaine sur lequel elle porte) sur les plus fragiles. La recherche met à disposition de nombreuses méthodes, reconnues au niveau scientifique et académique, pour évaluer les politiques, pour voir quelle catégorie de personnes elles touchent, pour mesurer aussi les effets collatéraux sur les catégories qu’on veut soutenir, ou du moins ne pas fragiliser davantage.
Alter Échos : Vous avez notamment étudié les conséquences en matière de lutte contre la pauvreté de la réforme de allocations familiales en Wallonie.
Anne-Catherine Guio : Dans cette étude réalisée avec l’université d’Anvers, avec des simulations d’impact par type de ménages, on a montré que cette réforme ne pourra pas servir de levier dans la lutte contre la pauvreté. Bien sûr, certains peuvent argumenter que ce n’est pas le but d’une politique des allocations familiales qui est plutôt une politique nataliste ou un transfert intergénérationnel. Ce à quoi on peut répondre qu’au niveau wallon (et bruxellois), au vu du taux de pauvreté très élevé comparativement à la Flandre, la politique des allocations familiales est l’un des seuls leviers régionaux qui permettent de soutenir le revenu des familles en situation de pauvreté. La réforme des allocations familiales était une occasion unique pour soutenir le revenu de familles terriblement fragilisées en Wallonie, d’autant qu’on parle des enfants, et que toutes les études montrent au niveau international que les enfants vivant en situation de pauvreté ont beaucoup plus de probabilité de se retrouver en situation de pauvreté en étant adultes. Non pas qu’ils reproduisent une culture de la pauvreté, mais parce qu’ils font face à plus de risques en matière de santé, d’alimentation, de réussite à l’école, de logement, d’estime de soi… On peut donc regretter qu’on ait d’une certaine manière raté l’occasion d’avoir une politique d’allocation familiale qui puisse vraiment soutenir les ménages en situation de pauvreté qui ont des enfants, pour leur permettre justement de garantir un avenir meilleur à leurs enfants.
Avec la réforme actuelle des allocations familiales, notre étude montre que seulement 56 % des familles wallonnes vont voir leur situation améliorée. Derrière ce chiffre, la vraie question n’est pas tant de savoir combien de personnes y gagnent ou y perdent, mais bien d’identifier qui va gagner ou perdre de l’argent, qui sera plus fragilisé avec cette nouvelle politique, qui aurait pu bénéficier d’une politique plus ciblée.
Alter Échos : Quel est le problème de cette réforme ?
Anne-Catherine Guio : Le fait que le montant de base est assez élevé en Wallonie (comparable à celui choisi en Flandre) ne laisse pas de marge financière, suffisamment élevée, pour corriger un certain nombre d’impact sur les familles à risque : les familles monoparentales, les familles en situation de pauvreté, les grandes familles qui ne disposent pas d’un revenu suffisant. Pourtant, la réforme est intéressante parce qu’elle prévoit un certain nombre de compléments d’allocation pour ces groupes, mais ces compléments ne seront pas suffisants pour réellement avoir un impact correctif par rapport au système actuel (À ce propos lire aussi «Des allocations familiales contre la précarité des enfants… et des femmes», Alter Échos n° 456-457). Or, on sait que le système d’allocations familiales actuel n’était pas un levier suffisant pour lutter contre la pauvreté des enfants. Il y a de nombreuses études qui l’ont montré en comparaison internationale. Dans la mesure où on réforme le système, où on le régionalise, et qu’en Wallonie comme à Bruxelles, la pauvreté infantile connaît des chiffres importants (un enfant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté en Wallonie), on peut regretter que la réforme n’ait pas été l’occasion de devenir un levier beaucoup plus puissant pour la lutte contre la pauvreté des enfants.
Alter Échos : Au vu des disparités régionales en matière de pauvreté, il aurait fallu choisir un montant de base moins élevé qu’en Flandre…
Anne-Catherine Guio : En effet, en ajoutant des compléments « sélectifs » plus élevés pour les groupes à risque. Même si cela peut sembler peu populaire à la classe politique, je pense personnellement qu’il aurait été possible de justifier ce choix politique avec une communication adéquate. Avec la réforme actuelle, notre étude montre que seulement 56 % des familles wallonnes vont voir leur situation améliorée. Derrière ce chiffre, la vraie question n’est pas tant de savoir combien de personnes y gagnent ou y perdent, mais bien d’identifier qui va gagner ou perdre de l’argent, qui sera plus fragilisé avec cette nouvelle politique, qui aurait pu bénéficier d’une politique plus ciblée. On peut en effet se demander à quoi sert de régionaliser le système actuel si c’est pour que les deux Régions proposent un montant de base quasi similaire alors que leur situation sociale est totalement différente.
En savoir plus
À propos de la réforme des allocations familiales en Belgique, lire aussi:
«Des allocations familiales contre la précarité des enfants… et des femmes», Alter Échos n° 456-457, 19 décembre 2017, Marinette Mormont.