«Trente minutes par personne. Trente minutes où l’infirmière doit vérifier et administrer les médicaments, refaire les pansements, aider les patients à aller aux toilettes, servir les repas… C’est une charge mentale forte. Parfois, en entrant dans une chambre, des patients souhaitent te poser plusieurs questions, mais ton temps est tellement compté qu’en prenant un moment pour leur répondre, tu ne sais pas si tu vas pouvoir terminer tout ton travail.» En janvier dernier, juste avant que les hôpitaux ne soient confrontés à l’afflux massif de patients touchés par le Covid-19, Angélique fait part dans nos pages de la pression pesant sur les épaules du personnel infirmier. «On doit tellement aller vite, notamment auprès de patients hyper-dépendants, que cela en devient une forme de maltraitance. Tu te retrouves devant quelqu’un qui a mal, que tu dois secouer dans tous les sens parce que tu dois tout faire rapidement, tu termines ta journée de travail en te disant que tu fais de la merde… C’est un terrible constat d’échec.» («À force de tirer sur la corde, ce métier ne devient plus possible», AÉ 480, janvier 2020.)
Parmi les revendications de «La Santé en lutte»: sortir de la logique des actes à la chaîne, revenir à une prise en charge humaine des patients dans leur globalité et refinancer les soins de santé de manière transparente. Car le système actuel tend à considérer les infirmiers «comme des coûts, et non comme une participation financière au budget de l’hôpital, a contrario des médecins», explique, en juillet dernier, Alda Dalla Valle, infirmière-chef du service des urgences à EpiCURA Hornu et présidente de la Fédération nationale des infirmières de Belgique (FNIB). Les infirmières et infirmiers, en sous-effectifs, sont dès lors poussés vers le burn-out ou à quitter la profession, engendrant une pénurie de soignants («Pénurie de héros», AÉ 485, juillet 2020).
«Au fur et à mesure des années et des gouvernements, les hôpitaux sont passés dans le rouge. On a fait appel à des gestionnaires pour les gérer. Là on a senti qu’il fallait être rentable. C’est devenu la course aux soins.» Martin, infirmier en hôpital
Cela fait des années que la gestion de plus en plus managériale des hôpitaux est dénoncée par les professionnels de la santé. Réductions budgétaires, desiderata des médecins en matière de rémunérations: les hôpitaux ne savent plus par quel bout prendre la question de leur viabilité financière. «Au fur et à mesure des années et des gouvernements, les hôpitaux sont passés dans le rouge. On a fait appel à des gestionnaires pour les gérer. Là on a senti qu’il fallait être rentable. C’est devenu la course aux soins», témoigne Martin (prénom d’emprunt), infirmier en hôpital («Hôpitaux: vers une privatisation des soins?», AÉ 463, avril 2018). Il faut remonter à la crise financière de 2008 pour expliquer la fragilisation de la situation financière des hôpitaux. Les autorités, ayant opté pour un soutien au secteur bancaire en déroute, entament une série d’économies, y compris dans le secteur des soins de santé. Le Budget des moyens financiers (BMF), qui finance le fonctionnement des hôpitaux (infirmières, aides-soignantes, matériel des chambres…), est réduit, alors que les coûts tendent à s’accroître.
Pour compenser, les structures hospitalières s’efforcent de stimuler d’autres sources de rentrées: elles font gonfler le nombre de prestations médicales remboursées par l’Inami et renforcent leurs politiques d’augmentation des suppléments d’honoraires (AÉ 463). Pour diminuer les frais, elles ont aussi recours à la sous-traitance (des services de catering, de blanchisserie, puis des services techniques médicaux comme la radiologie et les laboratoires), à des fusions et autres formes de rationalisation, au détriment de la qualité des soins et de leur accessibilité («Soins de santé: un marché en or?», AÉ 382-83, mai 2014).
Le regroupement des hôpitaux en réseaux – constitués cette année, pour la Wallonie – risque ainsi de «déboucher sur la création de mégastructures hospitalières, avec des implications sur l’accessibilité géographique aux soins» – pour être soigné, le patient devra parfois aller plus loin –, déplore Jean-Marc Laasman, du service d’études de la mutualité Solidaris en 2018 («Hôpitaux: nouveau paysage ou démembrement?», AÉ, mars 2018). Autre constat: puisque le passage par l’hôpital doit devenir le plus court et le plus efficace possible, on reporte la charge sur les proches et sur les acteurs de l’ambulatoire. Il y a pourtant des situations «où la sortie ne peut se faire vers le domicile», note en 2014 Ayse Yildiz, assistante sociale aux urgences de Namur, évoquant le cas de personnes âgées isolées («Des hôpitaux sous pression face à la précarité», AÉ 392, novembre 2014).
Vers une médecine à deux vitesses?
Le problème ne se cantonne pas aux murs de l’hôpital. Les dérives marchandes observées dans le secteur des maisons de repos (MR) et maisons de repos et de soins (MRS) sont loin d’être neuves. L’offre est de plus en plus standardisée, le personnel, de moins en moins nombreux. Ces vingt dernières années, on a assisté à la disparition des petites maisons familiales et indépendantes, avalées par les grands groupes commerciaux qui gèrent, à l’échelle européenne, des centaines d’institutions. «Pour être rentables, les grands groupes qui contrôlent les MR font des économies. Pas sur l’esthétique des lieux, parce qu’il faut séduire les familles visiteuses, mais sur le personnel et la qualité de la nourriture», commente Caroline Guffens, de l’association Le Bien Vieillir («Tirer les vieux du lit», AÉ 477, octobre 2019).
«Il y a tout un amont qui fait que l’hôpital est aujourd’hui devenu très coûteux. Aujourd’hui, on se retrouve avec des mesures d’économies qui risquent de favoriser le développement des hôpitaux privés alors qu’on s’est jusqu’ici prémuni d’une privatisation de la santé.» Réseau wallon de lutte contre la pauvreté
Quant aux soins à domicile, ils ne sont pas épargnés. En 2012 déjà, Mariella Van Hagendoren, responsable nursing à la Croix jaune et blanche, explique: «C’est presque un combat, pour nos responsables, d’organiser des tournées rentables tout en prévoyant assez de temps pour répondre aux besoins des patients.» («Infirmières sous pression», AÉ n°348, novembre 2012.)
En hôpital ou en ambulatoire, la privatisation se manifeste par le développement de soins de haute qualité mais qui sont très chers ou, à l’inverse, par des services accessibles mais où la qualité cesse d’être l’objectif premier. Un pas vers une médecine à deux vitesses? C’est ce que dénoncent Gaëlle Peters et Christine Mahy, du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté: «Notre gouvernement a fait le choix de l’orthodoxie financière. C’est un calcul et une idéologie qui sont choisis, au lieu de réfléchir à l’amélioration des conditions d’existence des gens et à l’organisation d’une première ligne de soins bien développée. Il y a tout un amont qui fait que l’hôpital est aujourd’hui devenu très coûteux. Aujourd’hui, on se retrouve avec des mesures d’économies qui risquent de favoriser le développement des hôpitaux privés alors qu’on s’est jusqu’ici prémuni d’une privatisation de la santé. Si on ne règle pas les questions de surconsommation de soins et des salaires des médecins, on va devoir faire des économies sur le dos des patients. C’est un puits sans fond qui sera payé par les plus faibles.» («Hôpitaux: vers une privatisation des soins», AÉ 463, avril 2018.)
En savoir plus
«‘Premières de corvée’: l’aide et les soins à domicile en première ligne», Alter Échos n°483, avril 2020, Manon Legrand.
«Thierry Guillaume, artisan de soins», Alter Échos n°477, octobre 2020, Céline Teret.
«L’aide médicale urgente, en phase terminale?», Alter Échos n°464, mai 2018, Martine Vandemeulebroucke.