Le regard perdu dans l’horizon, telle une statue figée sur son piédestal, le Belge ne perçoit plus le socle de la Sécurité sociale à ses pieds. Cette solidarité institutionnelle se fond dans quelques papiers administratifs vite envoyés. Seules des anicroches dans les versements financiers ou d’interminables débats politiques lui offrent un peu de visibilité. Et lorsque enfin on la regarde, c’est pour clamer que la pierre se fissure. Crise profonde, système à l’agonie, solidarité à réinventer, les observateurs réclament un «New Deal», la refonte d’un «pacte social». Mais de quoi parle-t-on?
La Sécu, c’est hyper-simple
Sa raison d’être est de protéger chacun des aléas de la vie. Elle est un outil pour contrer la pauvreté. Selon que vous êtes salarié, indépendant ou fonctionnaire fédéral, des dispositifs d’aide sont accessibles, répartis en cinq à sept branches: pensions de retraite et de survie; chômage; assurance accidents du travail; assurance maladie professionnelle; allocations familiales; assurance obligatoire pour soins de santé et allocations; et vacances annuelles.
Si nous partons du cas des salariés, les plus nombreux, l’organisme qui les gère, l’ONSS (Office national de sécurité sociale), perçoit les cotisations des travailleurs et celles des employeurs et les redistribue à travers les «organismes parastataux»1.
Les dépenses de la Sécurité sociale se montent à 102,3 milliards d’euros en 2019 pour 103,3 milliards de recettes. L’argent vient majoritairement des cotisations ponctionnées sur le salaire des travailleurs (63 milliards) complétés par une intervention de l’État (19,6 milliards) et le financement alternatif (impôts, TVA, accises… pour 15,6 milliards).
Si nous prenons un peu de recul pour évoquer la «protection sociale» en Belgique (les aides régionales et locales y sont comptabilisées), ses recettes s’élèvent à 134,6 milliards d’euros, 29,3% du PIB. Et comment utilise-t-on ce pactole? En 2018, les dépenses totales de protection sociale en Belgique s’élevaient à 132,3 milliards d’euros, soit 28,8% du PIB, un montant que le SPF Sécurité sociale s’empresse dans sa communication de caler dans la moyenne des dépenses européennes. Histoire de couper l’herbe sous le pied des voix qui affirment que notre système de solidarité coûte trop cher2. 40,4% sont consacrés à la «vieillesse», 27% à la «maladie», 9% à l’«invalidité», 7,5% à la «famille/enfants», 6,5% au «chômage» et enfin 6,3% à la «survie»3.
C’est clairement le vieillissement de la population et les enjeux inhérents (pension, bien-être des seniors) qui mettent la pression sur les dépenses sociales.
La Sécu, c’est hyper-compliqué
Et c’est là que cela coince. Les seniors sont nombreux tandis que les ressources se tarissent. Comme le souligne avec plus d’élégance et de finesse la chercheuse du CRISP Évelyne Léonard, «[…] se posent actuellement en Belgique des défis en matière de protection sociale dont le financement est menacé, d’une part, par une inversion du ratio entre travailleurs actifs et inactifs, liée notamment à un taux de chômage important des jeunes et un taux d’emploi des seniors parmi les plus faibles d’Europe, et, d’autre part, par des réductions de cotisations sociales devenues de plus en plus nombreuses et de plus en plus importantes, en particulier depuis les années 19904». Selon l’IWEPS, les «plus de 65 ans» passeront de 18,9% en 2020 à 27,1% de la population en 2071 (27,1% pour la Flandre et 18,9% pour Bruxelles). Ajoutons à ce problème le coronavirus, des dépenses de sécurité sociale qui croissent en nominal de 12,3% par rapport à 20195, et on obtient un gros problème conjoncturel et structurel de financement.
Bouc émissaire?
Dans ce contexte de tension, la Sécurité sociale a été le bouc émissaire de convictions managériales, économiques et politiques. Avec comme leitmotiv commun: réorganisons (sous-entendu: régionalisons) pour mieux fonctionner.
Et il ne se passe pas un mois sans que l’agonie de la Sécurité sociale fédérale ne soit évoquée. Ses tortionnaires se classent en deux types: politiques et économiques.
Côté politique, le nord du pays verrait d’un bon œil des transferts de compétences toujours plus nombreux vers les Communautés et Régions. Le Vlaams Belang évoque sans surprise un «fardeau toujours plus lourd», la N-VA appuie la demande. Mais la droite extrême n’a pas le monopole du transfert du plus gros poste de dépense de la sécurité sociale avec les pensions: les soins de santé. «On le ne sait pas assez du côté francophone, mais le CD&V plaide aussi pour une régionalisation des soins de santé», appuie le professeur de droit social Quentin Detienne (ULg). Dès 2005, le CRISP (sous la plume de Paul Pasterman) écrit que «‘la défédéralisation’ des soins de santé et des allocations familiales figure désormais dans les positions de congrès de tous les partis flamands, à l’exception des écologistes». Et côté francophone, le PS avait un accord en 2018 avec la N-VA pour un projet de scission du monde du soin.
Ce fédéralisme centrifuge est en cours depuis plusieurs années et la tendance n’est pas près de s’inverser. Si la Sécurité sociale n’a pas été impactée directement par les régionalisations des années 90, la dernière réforme de l’État, la sixième, l’a frappée en plein cœur. Comme le souligne (en 2015) le professeur de droit social Daniel Dumont à propos de cette dernière passe d’armes entre entités belges, la Sécu commence à être touchée en son cœur. «[…] Sur le plan budgétaire, ce sont en réalité la Sécurité sociale et le marché du travail qui sont au cœur des transferts réalisés. Même si ces deux matières continuent de demeurer principalement fédérales, non moins de 15 des 20 milliards transférés, soit les trois quarts de la masse financière attachée aux diverses compétences défédéralisées, concernent des composantes de la protection sociale, et non des moindres: approximativement 6 milliards pour les allocations familiales, entièrement scindées, 5 milliards pour les aspects des soins de santé transférés et 4 milliards pour les morceaux de l’assurance chômage et de la politique de l’emploi défédéralisés, auxquels il faut encore adjoindre quelques dizaines de millions d’euros en matière d’allocations et d’aides aux personnes handicapées6.»
«Mais nous sommes loin d’être dans un système défédéralisé, précise le professeur Detienne. Nous n’avons pas touché à des éléments du noyau dur de la Sécu que sont le chômage ou la pension. Le droit du chômage reste pour l’essentiel fédéral, même si la politique de l’emploi est régionalisée et que la tendance à la régionalisation s’est accentuée lors de la sixième réforme de l’État avec le transfert de la compétence du contrôle de l’activation des chômeurs.» Reste à savoir si ces détricotages visent une plus grande cohérence des aides apportées. Outre des textes législatifs illisibles en droit social, le contribuable gagnera-t-il en services cohérents via ces régionalisations? Difficile, voire impossible à estimer, avance le professeur Detienne, faute de grille claire d’évaluation. Peter Samyn, président du SPF Sécurité sociale, préfère insister sur la coordination des lieux de décision (lire son interview sur le site d’Alter Échos).
Y aura-t-il de l’argent?
Reste l’épineuse question économique. Y aura-t-il assez d’argent demain pour financer nos pensions, nos soins de santé, nos allocations? Chacun y va de sa recette. Pour la Fédération des entreprises belges (FEB), «l’objectif doit être de contenir les dépenses»7. Elle plaide pour réduire la pression sur les salaires. Ces dernières décennies, «on a augmenté la part du financement alternatif, c’est-à-dire des impôts préaffectés au financement de la Sécu, principalement la TVA et les accises, afin de rendre le travail ‘moins cher’, détaille le professeur Detienne. Il y a une tendance à diminuer la part des cotisations sociales, donc à fiscaliser le financement de la Sécu sociale». Et c’est la grosse panique. La FGTB évoque une Sécu «exsangue», avec un déficit qui grimperait à 6,3 milliards d’euros d’ici à 2024.
En 2019, celui-ci (le fameux «trou» de la Sécu) se montait à 1,45 milliard d’euros. Un gouffre ou le prix de la solidarité? Fait rassurant: la loi oblige le gouvernement à combler tout déficit par une bien nommée «dotation d’équilibre». Mais comme rien n’est simple, cet équilibre est mâtiné de «facteurs de responsabilisation» (lire «Une sécurité sociale bientôt sous-financée?», Julien Winkel, Alter Échos n°447, 5 juillet 2017).
Bref. Une Sécu dépecée, des finances éprouvées et… des raisons d’espérer?
L’horizon
Y a-t-il, de manière volontariste, quelques raisons d’espérer?
Quentin Detienne en cite une première: le papy-boom! «Cette vague de seniors va faire augmenter fortement les dépenses de pension dans les prochaines années, mais elle sera absorbée en 2040. C’est un mauvais moment à passer. Le vieillissement général de la population reste toutefois un problème.» Autre bémol: les coûts de soins de santé augmenteront aussi. On ne vieillit pas forcément en pleine forme…
Deuxième regard optimiste de la part du professeur de droit, le pourcentage du PIB consacré à des prestations sociales n’est pas fixé dans les astres, il n’y a pas un plafond naturel à ces dépenses. «À la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous aurions dit à nos dirigeants que les seules pensions allaient représenter 10,7% du PIB septante ans plus tard, ils auraient pensé que ce serait intenable. Il n’y a pas de limite naturelle à ce qu’un pays peut se permettre en dépenses sociales.»
Enfin, troisième raison de garder le sourire, avancée celle-ci par François Perl, directeur à l’Inami et adepte du «Je m’exprime en mon nom propre»: il n’y a aucune crise du travail. «Il n’y a jamais eu autant de travail, et de productivité. La richesse augmente plus vite que les salaires. Mais le delta des profits ne cesse de s’agrandir, les gains sont mal redistribués. Cette idée qu’il manquerait de l’argent est fausse. Ce sont les mécanismes de distribution qui sont grippés. Et ce n’est pas le travail, mais le salariat qui est en crise avec une ubérisation qui nous ramène à l’époque où le mineur devait acheter lui-même sa lampe!»
Et de citer Interbrew en modèle et contre-modèle de support de la Sécu. Modèle parce que l’entreprise encourage un salariat, contre-modèle parce qu’elle ne redistribue presque rien en termes de bénéfices. Et sans vouloir se faire mousser, ajoute François Perl, «sans paradis fiscal, le capital serait moins taxé». Alors, il est pas radieux, cet horizon?
1 FAMIFED: Agence fédérale pour les allocations familiales, ONEM: Office national de l’Emploi, SPFP: Service fédéral des pensions, INAMI: Institut national d’assurance maladie-invalidité, FEDRIS : Agence fédérale des risques professionnels, ONVA: Office national des vacances annuelles.
2 La «protection sociale» comprend toutes les interventions d’organismes publics ou privés destinées à soulager les ménages et les particuliers de la charge d’un ensemble défini de risques ou de besoins, à condition qu’il n’y ait ni contrepartie ni arrangement individuel en cause. Soit une vaste gamme de services et provisions fournis directement à la population (ex. réductions tarifaires sociales, services de placement [Actiris, VDAB, Forem,…], services de conseil type ONE [Office de la naissance et de l’enfance], etc.); https://socialsecurity.belgium.be/sites/default/files/content/docs/fr/informations-securite-sociale/sespros/note-explicative-sespros-fr.pdf
3 À savoir la pension octroyée, sous certaines conditions, au veuf ou veuve d’un conjoint salarié ou pensionné.
4 CRISP, «Pacte social: enjeux anciens, nouveaux défis», Évelyne Léonard, Courrier hebdomadaire n° 2452, 2020.
5 Perspectives économiques 2020-2025, Bureau fédéral du Plan, juin 2020.
6 «La sécurité sociale et la sixième réforme de l’État: rétroactes et mise en perspective générale», Daniel Dumont, décembre 2015.
7 Reflect FEB#19, «Un autre modèle pour la sécurité sociale 2030?», FEB, 2019.
En savoir plus
Alter Échos n°447, dossier «Sécurité sociale: la protection sur le fil», juillet 2017.
Alter Échos n°399, «La régionalisation de la santé à l’heure de la plomberie», Marinette Mormont, 24 mars 2015.
Alter Échos n°377, «Régionalisation, bonne pour la santé?», Marinette Mormont, 10 mars 2014.