Fin 1944. Depuis le 16 décembre, l’armée allemande a lancé une gigantesque offensive sur le flanc est de la Belgique, dans les Ardennes et les Cantons de l’Est. 200.000 soldats tentent de pousser en direction d’Anvers. L’objectif d’Adolf Hitler et de ses généraux est limpide: reconquérir la ville et son port, libérés depuis le 4 septembre 1944, un jour après Bruxelles.
Si au début de l’attaque les conditions météo sont relativement clémentes, le froid finit par s’installer progressivement dans les forêts ardennaises. Fin décembre, une période de gel intense débute. Elle se prolongera jusqu’en janvier 1945, un mois qui sera considéré comme l’un des janviers les plus froids du siècle par l’Institut royal météorologique. Planqués dans la neige sous des températures avoisinant les -20 °C la nuit, les forces armées américaines, complètement frigorifiées, tentent vaille que vaille de repousser les attaques nazies.
À 150 kilomètres de là, à Bruxelles, d’autres personnes souffrent du froid. En cette fin de décembre 1944, Achille Van Acker – tout juste promu ministre du Travail et de la Prévoyance sociale d’un pays encore en guerre – et ses collaborateurs sont en plein travail. «Je me souviens encore très bien que des membres de mon cabinet, de l’administration et moi-même avons passé une partie de la nuit à travailler, vêtus de notre manteau pour nous protéger du froid, afin de pouvoir publier l’arrêté-loi avant le 1er janvier 1945», se souvenait le membre du Parti socialiste belge devant la chambre des représentants le 22 janvier 1970.
Cet arrêté-loi pour lequel Van Acker et ses hommes se sont donné tant de mal, c’est celui ayant instauré le 28 décembre 1944 la «Sécurité sociale des travailleurs» en Belgique, dont tout(e) citoyen(ne) belge bénéficie encore aujourd’hui lorsqu’il ou elle perd son travail ou tombe malade. Une vieille dame qui fêtera bientôt ses 80 ans…
D’éminentes vertus éducatives…
Il serait facile de penser que ce texte a créé la «sécu» à la façon d’une génération spontanée, sortie du néant. Rien n’est plus faux. «En 1944, il existait depuis au moins vingt ans des assurances sociales obligatoires et depuis plus longtemps des assurances à affiliation libre qui couvraient une partie importante de la population», explique Quentin Detienne, professeur de droit de la sécurité sociale à l’ULiège.
Le 21 juillet 1844 déjà, une loi – s’appuyant sur un arrêté de Guillaume d’Orange-Nassau préexistant donc à l’indépendance de la Belgique – est votée afin de régler les pensions civiles et ecclésiastiques. Elle est d’ailleurs toujours en vigueur. «Les principes qu’elle a énoncés guident toujours les pensions des agents statutaires, des fonctionnaires», souligne Quentin Detienne.
Le 21 juillet 1844 déjà, une loi est votée afin de régler les pensions civiles et ecclésiastiques. Elle est toujours en vigueur…
À partir des années 1870, le mouvement socialiste lance de nombreuses initiatives visant à protéger ses membres contre les risques liés à la maladie, l’incapacité de travail, le chômage. Le mouvement catholique embraie. Tout est basé sur les principes mutualistes de prévoyance, d’assistance mutuelle, de solidarité. Les membres versent une cotisation pour pouvoir être aidés s’ils rencontrent un problème. Mais l’adhésion au système se fait sur une base volontaire. Tout le monde n’est pas couvert. Teintée de profondes valeurs catholiques, la bourgeoise belge, alors aux commandes du pays, éprouve peu d’affection pour l’idée d’une obligation. «De la liberté naîtraient d’éminentes vertus éducatives et morales. L’ouvrier devait comprendre spontanément les nombreux avantages de la prévoyance; il devait y adhérer librement», contextualise Guy Vanthemsche dans son ouvrage La Securité sociale, paru en 1994.
« En 1944, il existait depuis au moins vingt ans des assurances sociales obligatoires et depuis plus longtemps des assurances à affiliation libre qui couvraient une partie importante de la population.»
Quentin Detienne, ULiège
Le XXe siècle va pourtant ouvrir une brèche dans ce raisonnement. En 1924, on instaure une assurance pension obligatoire pour les ouvriers et, en 1925, pour les salariés. Sous certaines conditions, ces travailleurs sont dorénavant obligés de cotiser pour se constituer une pension personnelle. Quant aux employeurs, on leur demande également de mettre la main à la poche. Enfin, le 4 août 1930, ce sont les allocations familiales qui deviennent obligatoires, un système qui avait été mis en place par le patronat dès les années 1920, là aussi sur une base volontaire, à la discrétion des employeurs. Dorénavant, toutes les entreprises privées seront contraintes de verser des allocations familiales à leur personnel.
Au début des années 30, les Belges ne sont donc pas dépourvus de protection sociale. Mais le système est éclaté, et surtout, il ne couvre pas sur une base obligatoire les problèmes liés au chômage ou à la santé. Seize ans plus tôt, le pan «maladie, invalidité» aurait pourtant pu être couvert. Peu avant la Première Guerre mondiale, la chambre avait en effet approuvé un projet de loi instaurant une assurance obligatoire à ce sujet. Avant que le Sénat ne soit dans l’impossibilité de le ratifier à la suite de l’entrée de 800.000 soldats allemands sur le territoire belge le 4 août 1914, un événement marquant le début de la Première Guerre mondiale pour notre pays.
La guerre, cet incubateur
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, c’est une autre assurance obligatoire qui est torpillée: celle relative au chômage. En 1937, un certain Henri Fuss, commissaire royal au chômage, publie un rapport préconisant une assurance chômage obligatoire. Le projet est d’abord laminé par les syndicats, qui lui reprochent de vouloir diminuer leur présence au sein du futur système. Lorsque Fuss revoit sa copie, redonnant une belle place aux syndicats, c’est au tour du patronat de tonner… Le rapport cristallise aussi les tensions entre chrétiens, ardents défenseurs d’une protection sociale où les initiatives privées, les associations sont prépondérantes, et les socialistes, attachés à un système «étatique». «En 1935-36, le gouvernement de Paul Van Zeelandt associait pourtant les catholiques et les socialistes aux libéraux, on a senti que l’on pouvait arriver à un compromis», explique Pierre Tilly historien et professeur invité à l’UCLouvain. On n’y arrivera donc pas, et une fois de plus, la guerre fait son irruption dans l’histoire de la sécu avec l’entrée des troupes allemandes en Belgique le 10 mai 1940.
Dans ce paysage de désolation où le gouvernement est en exil à Londres, un petit groupe composé notamment de syndicalistes et de patrons commence à se réunir dans la clandestinité.
Mais ici, miracle: l’occupation de la Belgique par l’Allemagne va en quelque sorte jouer le rôle d’incubateur de ce qui va devenir la sécurité sociale «moderne». Dans ce paysage de désolation où le gouvernement est en exil à Londres, où les syndicats sont remplacés par une structure unique, l’UTMI (Union des travailleurs manuels et intellectuels), qui collabore avec l’occupant, un petit groupe composé notamment de syndicalistes et de patrons commence à se réunir dans la clandestinité. Parmi eux, on retrouve Henri Fuss, véritable cheville ouvrière du collectif. Dès 1943, ce dernier planche sur les assurances sociales et parvient à un accord, repris plus tard dans un «Projet d’accord de solidarité sociale», à la portée plus large: l’assurance maladie-invalidité et l’assurance chômage doivent être rendues obligatoires, la généralisation du système du précompte censé alimenter le système est entérinée.
Si bien qu’à la Libération en septembre 1944, quand le gouvernement belge revient de son exil londonien, il trouve un projet tout ficelé, qu’il va s’approprier, tout en décidant d’aller très vite. Le projet d’accord de solidarité sociale «constituait en effet une reconnaissance, par le patronat, du fait que les organisations syndicales étaient des interlocuteurs légitimes avec lesquels il convenait de discuter et de négocier, ce qui n’allait pas de soi pour tout le monde. Et pour le monde syndical, il s’agissait aussi d’une approbation du cadre capitaliste dans lequel l’économie se situe», explique Jean Faniel, directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques). Un équilibre précaire, favorisé par le climat particulier de cette fin de guerre, et qui pouvait donc se briser à tout moment, d’autant que le feu couvait toujours entre chrétiens et socialistes.
Et puis, il fallait donner de l’espoir à la population. En décembre 1944, les conditions de vie sont rudes, marquées par les pénuries alimentaires, les communistes sont sortis grandis de la guerre. Le risque de déstabilisation du pays est réel. Avec de surcroît un parlement pas vraiment en état de légiférer, des bombes tombant encore sur Anvers – le 16 décembre 1944, une fusée allemande V2 touche le cinéma Rex, tuant 567 personnes dont 291 soldats alliés – le gouvernement se voit doté de pouvoirs spéciaux qui lui permettent d’adopter, sans passer par le Parlement, le fameux arrêté-loi du 28 décembre 1944 instaurant donc la «sécu» pour les pensions, les allocations familiales, la maladie-invalidité et le chômage pour tous les salariés, de manière obligatoire.
IBM à la rescousse
Quelques jours plus tard, dans les pages du quotidien Le Soir du 4 et 5 janvier 1945, le journaliste «Renatus» s’interroge: «Une des souffrances les plus cruelles de la guerre n’est-elle pas l’incertitude?» Avant de citer d’autres problèmes, propres aux temps de paix, comme «[…] la vieillesse, le chômage, des charges familiales trop lourdes…» Et de synthétiser: «Il faut vaincre cet ennemi-là comme on vaincra l’Allemand.»
À la Libération en septembre 1944, quand le gouvernement belge revient de son exil londonien, il trouve un projet tout ficelé, qu’il va s’approprier, tout en décidant d’aller très vite.
Pour répondre à ce défi, le texte de l’arrêté-loi est porté aux nues. On apprend aussi que le nouveau système créé par celui-ci pourra fonctionner grâce à d’«admirables machines modernes, véritables cerveaux mécaniques auxquels on confie des fiches perforées et qui les trient, les rangeant en état». Ces «admirables machines», ces sont notamment les fameuses «Hollerith» à cartes perforées d’IBM, utilisées par la Société de mécanographie, créée en 1939 pour gérer les allocations familiales et venue à la rescousse d’un organisme nouvellement créé: l’ONSS (Office national de sécurité sociale), chargé de gérer l’ensemble des branches de la nouvelle sécu. Pour la petite anecdote, la Société de mécanographie est l’ancêtre de la Smals, cette asbl gérant toujours, en 2024, les données informatiques en matière de sécurité sociale de tous les Belges…
Couverture des risques en matière de chômage, de santé, de pension, attribution des allocations familiales, ONSS, Smals. Pas de doute: le 28 décembre 1944, c’est bien la version «pilote» de la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui qui voit le jour. Quelques semaines plus tard, le 25 janvier 1945, dans les forêts ardennaises prises par le gel, les Américains repoussent les Allemands de l’autre côté de la frontière. L’une des plus grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale vient de prendre fin…
Sources :
Guy Vanthemsche, La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé., De Boeck université, 1994
Koen Vleminckx, L’évolution (la révolution) de la sécurité sociale : de 1944 à aujourd’hui, in Revue belge de sécurité sociale, 03/2019
Raphael Van Lerberge, L’origine technico-administrative de la sécurité sociale en Belgique. Un récit de guerre particulier, in Revue belge de la sécurité sociale, 03/2016
Raphael Van Lerberge, 75 après le Pacte social. Un bref historique de l’évolution socio-technique de la sécurité sociale en Belgique, in Revue belge de la sécurité sociale, 03/2019