Il ne lui faut que cinq petites minutes de marche pour arriver au travail. Fatima Aïchi, nettoyeuse à Brucity, le centre administratif de la Ville de Bruxelles, vit au cœur de la capitale. «J’adore l’animation de la ville», lance-t-elle, dans un élan de sincérité. Depuis le mois de novembre dernier, cette sexagénaire ne se lève aux aurores «plus que» quatre fois par semaine. En effet, elle bénéficie d’une mesure d’aménagement de fin de carrière prise par l’employeur public qui vise à réduire le temps de travail des agents exerçant des métiers pénibles. Désormais, Fatima travaille 32 heures par semaine, du mardi au vendredi, et ce, sans perte ni de salaire ni de droits à la pension.
Clés et badge autour du cou, elle ne cache pas son enthousiasme et se rappelle avoir été très heureuse lorsque la nouvelle lui est arrivée. «Je n’attendais que ça! Au tout début, ça m’a fait un peu bizarre de ne travailler que quatre jours sur la semaine. Et surtout, je ne pensais pas que j’en profiterais autant!» À 63 ans, cette mère et grand-mère aspire au calme et au repos, après une vie bien remplie à tous les niveaux. Concierge pendant seize ans au Logement bruxellois, la société immobilière de service public qui gère plus de 4.000 logements sociaux à Bruxelles, Fatima a ensuite été engagée comme femme de ménage à la Ville où elle exerce cette fonction depuis dix ans maintenant.
«Oui, c’est un métier pénible, surtout à mon âge, nous confirme-t-elle. Ce qui est le plus difficile, c’est de faire plusieurs fois le tour des étages.» Sorti de terre il y a un peu plus d’un an et demi, Brucity est un gigantesque bâtiment moderne qui comprend 37.000 m² de bureaux, conçu pour accueillir 1.500 fonctionnaires communaux. «J’ai de l’arthrose, des rhumatismes et une hernie discale. Et il faut tenir jusqu’à 67 ans… J’espère que ma santé me permettra d’arriver à la retraite en un seul morceau (elle rit). Ce n’est pas facile tous les jours.»
Comme ses collègues, elle a pu choisir les modalités de cet aménagement de fin de carrière. Et a opté pour la formule «quatre jours de travail sur cinq». «Plusieurs de mes collègues en 4/5 ne sont pas là le vendredi, alors j’ai pris le lundi, pour qu’il n’y ait pas trop d’absents ce jour-là. Le week-end, je reçois mes enfants et mes petits-enfants et je leur fais à manger. Donc le lundi, c’est génial. Formidable, même. C’est mon jour à moi: les enfants travaillent et les petits-enfants sont à l’école. Je suis au calme chez moi», poursuit Fatima, dans un souffle de contentement.
Soulager les fins de carrière
Fatima est la première personne de son service à bénéficier de cette mesure. Après une carrière jalonnée par des périodes de repos forcé pour cause de maladie, son corps est aujourd’hui fatigué, usé par des années de labeur. Alors pour elle, travailler un jour en moins par semaine, ça change tout. «Je me sens beaucoup plus reposée quand je reviens le mardi. Et puis, j’ai l’impression que la semaine passe très vite. Avoir congé le lundi, c’est suffisant, car j’aime travailler, parler avec des gens et avoir une vie sociale. Mais c’est vrai que maintenant, je profite plus de la vie. Avec mon mari, on part de temps en temps en week-end.»
Cette possibilité de bénéficier d’une réduction de travail d’un cinquième est entrée en vigueur en janvier 2022. Elle ne concerne que les personnes en fin de carrière (de 60 ans et plus), occupant des fonctions à temps plein et ayant au minimum cinq ans d’ancienneté à la Ville. Dernière condition: exercer un métier pénible. L’administration en a d’abord identifié quinze1, avant d’en ajouter deux au 1er mai 2023. Il s’agit des métiers de chef d’équipe de soins et de désinfecteur.
«C’est le service interne pour la prévention et la protection au travail qui a listé les métiers pénibles, indique Faouzia Hariche, échevine socialiste des ressources humaines à la Ville de Bruxelles. La méthodologie a consisté à évaluer une série de critères liés à l’organisation du travail: le fait d’être seul face à une responsabilité ou en contact régulier avec un public précarisé, le port de charge, la répétitivité du geste, le travail en hauteur, de nuit, en horaire discontinu, le bruit, les charges émotive et mentale, etc.»
Cette possibilité de bénéficier d’une réduction de travail d’un cinquième est entrée en vigueur en janvier 2022. Elle ne concerne que les personnes en fin de carrière (de 60 ans et plus), occupant des fonctions à temps plein et ayant au minimum cinq ans d’ancienneté à la Ville.
Sur les quelque 4.500 membres du personnel, 2.119 exercent un métier pénible. Parmi eux, 163 travailleurs remplissent les conditions pour bénéficier de cette mesure. «L’amélioration des conditions de travail, et en particulier des métiers pénibles, est une priorité dans nos accords de majorité», soutient Faouzia Hariche. Cette disposition a bien entendu eu un impact budgétaire. Son coût est de 963.670 € par an. «Il a été calculé à partir des salaires. C’est l’équivalent de la somme d’un cinquième de la rémunération de chaque travailleur concerné. Il n’y a pas eu de remplacements, étant donné qu’il n’y a pas eu plus de cinq travailleurs absents par équipe. Il n’est pas possible de financer à la fois la diminution du temps de travail et l’engagement d’un agent supplémentaire.»
Dans chaque service, le ou la cheffe a dû marquer son accord au préalable. Mais l’échevine nous assure que cela n’a posé aucune difficulté jusqu’à présent. «Il a fallu réfléchir à la manière de s’organiser avec moins de travailleurs certains jours, mais cela a toujours été possible. Et sans engendrer de surcharge de travail pour les autres, bien sûr. Nous n’avons d’ailleurs pas noté de hausse de congés de maladie depuis lors.» Cette réduction du temps de travail semble contenter les pouvoirs publics bruxellois, qui restent toutefois prudents sur les effets à long terme de cette mesure. «Dès le départ, on a beaucoup anticipé l’impact sur le travail des agents. Pour l’instant, on est dans l’optique de maintenir cet acquis-là. Plus tard, si cela est possible, on pourrait envisager de l’étendre à d’autres métiers et à des gens plus jeunes.»
Des résultats étonnants
Permettre cette diminution du temps de travail à tout le monde, qu’importent son âge et sa fonction, c’est le pas qui a été franchi par une PME basée à Anvers. Chez Tryangle, spécialisée dans le bien-être au travail, les six employés sont passés à la semaine de 32 heures et quatre jours au 1er septembre 2023. Ses cofondatrices se sont inspirées des expériences pilotes en Angleterre où la productivité aurait été conservée, tout en améliorant la santé physique et mentale des travailleurs. Elle-même soumise à ce régime de travail, Griet Deca, l’une des fondatrices de la société, témoigne du fait de «revivre». «Quand on travaille cinq jours par semaine, le week-end est rempli de tâches domestiques et on n’en profite pas. Maintenant, je fais mon ménage et mes courses en semaine, ce qui me permet de gagner du temps et de respirer beaucoup plus le samedi et le dimanche.»
En ce qui concerne l’impact financier, il n’y en aurait tout simplement pas dans son entreprise. «Au début, on a fait appel à deux indépendants, car nous avions peur d’avoir trop de tâches à faire en trop peu de temps. Mais on a vite constaté que cela n’était pas nécessaire, car on arrive à atteindre le même volume de travail en moins de temps. Comme on est en meilleure forme, on est plus efficaces. On a aussi abandonné certaines tâches qui n’étaient pas importantes et diminué le nombre de réunions. On a beaucoup discuté en interne avant cette réorganisation du travail. Il y a beaucoup de préjugés sur ce système et c’est dommage, car cela peut conduire à des résultats étonnants», conclut l’entrepreneuse.
Selon une enquête menée en mars 2024 par SD Worx (qui fournit des services liés à l’emploi de personnel) auprès de 870 chefs d’entreprise, seulement 8% des PME bruxelloises et 9% de leurs homologues wallonnes sont disposées à tenter l’aventure. L’une des raisons qui expliquent ces chiffres faiblards: la hausse des coûts salariaux. Pourtant, des aides publiques – limitées à quatre ans – existent pour financer la réduction du temps de travail sans perte de salaire. La loi Vande Lanotte-Di Rupo offre des réductions de cotisations sociales aux entreprises qui diminuent collectivement le temps de travail.
Selon une enquête menée en mars 2024 par SD Worx (qui fournit des services liés à l’emploi de personnel) auprès de 870 chefs d’entreprise, seulement 8% des PME bruxelloises et 9% de leurs homologues wallonnes sont disposées à tenter l’aventure.
Reste que le dispositif ne décolle pas. Il concerne à peine quelques milliers de travailleurs par an, d’après Clarisse Van Tichelen, coordinatrice du service d’études, de formation et de communication à la Centrale nationale des employés (CNE). Elle reconnaît que le contexte actuel n’est pas favorable: «Nous n’avons pas le rapport de force nécessaire pour négocier. Les mesures prises par le gouvernement ont même plutôt tendance à allonger le temps de travail.» Si la gauche est plutôt favorable à la mesure, les partis de droite estiment qu’elle est impayable et irréaliste. Depuis novembre 2022, dans le cadre du «deal pour l’emploi» du gouvernement De Croo, les travailleurs peuvent demander à prester quatre jours sur sept, mais sans réduction de leurs heures. Soit une semaine de boulot compressée. Une mesure à rebours des revendications syndicales.
Fatigue physique et mentale
Les rares entreprises qui sautent le pas le font pour diminuer l’absentéisme lié aux congés de maladie des travailleurs. C’est le cas de l’enseigne Auto 5, dont le concept est de regrouper, sur un même lieu, magasin et atelier d’entretien et de réparation de voitures. Dominique Rondeau est mécanicien au sein du groupe depuis 1990. Il a commencé à Waterloo, avant d’arriver au centre de Soignies en 2000. Depuis le 1er juin dernier, il preste 32 heures par semaine. «Je travaille les lundis, mardis, vendredis et samedis. Ainsi, après deux jours de travail, j’ai deux jours de repos qui suivent juste après. Physiquement, je ressens la différence. J’ai des problèmes aux genoux, j’ai été opéré deux fois, car un de mes ménisques a explosé. C’est l’usure due aux mouvements répétitifs. Je suis resté un an en incapacité de travail. Depuis que j’ai repris, il y a des jours où ça va, d’autres moins. Quand je fais une semaine complète, je le sens passer. Le fait d’avoir deux jours de repos me permet de récupérer, c’est moins douloureux.»
Dominique Rondeau est mécanicien au sein du groupe depuis 1990. Il a commencé à Waterloo, avant d’arriver au centre de Soignies en 2000. Depuis le 1er juin dernier, il preste 32 heures par semaine.
Sur le plan de la fatigue mentale, Dominique se sent moins stressé car moins soumis à la pression. «On est dans un monde où tout doit aller vite, il faut être productif. Alors que le métier n’est plus le même: les pneus sont de plus en plus gros et lourds, la mécanique a changé, il y a plus de démontage.» Ce gain de temps, le mécano de 55 ans l’alloue principalement à sa famille. «Cela me permet de garder mes petits-enfants, d’aller voir mes beaux-parents, de planifier plus facilement mes consultations médicales, de travailler dans la maison, d’aller voir une de mes filles dans le sud de la France.»
Chez Auto 5, il existe deux conditions pour prétendre à cette réduction du temps de travail: être âgé de minimum 55 ans et cumuler pas moins de vingt ans d’ancienneté dans l’entreprise. «Si les lois ne changent pas, je pourrai prendre ma prépension à 61 ans, en 2030. J’ai décidé que je n’irai pas au-delà.» De son centre auto à Soignies, Dominique espère qu’à l’avenir, d’autres entreprises belges prendront cette mesure qui donne un autre visage à son quotidien.