Personne n’est «pour» la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Pourtant, la notion de «traite», appliquée à la prostitution, est traversée des grands clivages entre abolitionnistes et réglementaristes. Évoquer la traite pousse à se poser de multiples questions: qu’est-ce que «choisir» la prostitution? Où s’arrête le proxénétisme? Où commence la traite?
Dodo la Saumure est un célèbre proxénète. Son beau carnet d’adresses l’a fait côtoyer le gratin des amateurs de sexe tarifé; dont Dominique Strauss-Kahn lui-même. Mais Dodo la Saumure, Dominique Alderweireld de son vrai nom, croupit désormais en prison. La justice belge l’a condamné à 30 mois de détention, dont 15 ferme, pour diverses préventions, dont celle de «traite des êtres humains» avec violences et menaces. Les principales victimes étaient des prostituées en séjour irrégulier. Son cas est emblématique. Tout comme celui de «Mama Leather», condamnée à 10 ans de prison pour avoir organisé la prostitution forcée de jeunes filles nigérianes, parfois mineures, à Bruxelles.
Ces condamnations ne passent pas inaperçues tant les pratiques incriminées collent à la définition de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, inscrite à l’article 433 du Code pénal. Selon la loi belge, la traite consiste non seulement en une exploitation de la prostitution, mais aussi en une action de recrutement, de transport, d’hébergement de la personne victime. De plus, cette exploitation prend la forme d’un «contrôle» exercé sur la personne prostituée. Depuis 2005, la traite ne concerne plus uniquement les ressortissants étrangers.
Vu la brutalité des pratiques, la lutte contre la traite des êtres humains est, du moins en théorie, érigée en «cause» consensuelle – qui est «pour» la traite? – depuis que le roi Baudouin, en 1992, s’était montré sensible au destin de jeunes filles prostituées. Sauf que derrière l’apparent consensus, «les travaux consacrés à la traite des êtres humains sont pris dans de véritables ‘sex wars’ qui voient s’affronter les chercheuses féministes d’orientation abolitionniste, pour qui la prostitution constitue ‘une autre forme de viol’, et les chercheuses d’inspiration libérale, qui insistent sur la distinction entre prostitution contrainte et prostitution choisie», explique la sociologue française Milena Jaksic dans son ouvrage La traite des êtres humains en France – de la victime idéale à la victime coupable. Et cette opposition, presque aussi vieille que le «plus vieux métier du monde», traverse aussi les rangs des associations belges.
Lutte contre la prostitution et lutte contre la traite, mêmes combats?
«On ne peut pas séparer la traite de la prostitution. Sans le marché de la prostitution, il n’y aurait pas de traite pour des motifs d’exploitation sexuelle. La prostitution est un système avec des clients et des proxénètes. Ce système est basé sur des rapports de pouvoir et fonctionne tant qu’il produit des bénéfices financiers», affirme Pierrette Pape, présidente d’Isala, une association qui accompagne les personnes en situation de prostitution. La structure se veut résolument laïque et féministe.
«Sans le marché de la prostitution, il n’y aurait pas de traite pour des motifs d’exploitation sexuelle.» Pierrette Pape, Isala
Selon Pierrette Pape, la prostitution est un système fait de «domination masculine, d’oppression économique et de racisme». Pour elle, ce type de relations sexuelles tarifées «peut être consenti, mais n’est pas désiré». Dès lors, dans cette perspective abolitionniste, il faut proposer des pistes de sortie aux personnes prostituées et, entre autres, «pénaliser le client».
Sans plaider pour cette dernière solution, l’asbl Sawa, d’inspiration catholique, s’engage aussi «contre la traite des êtres humains et la prostitution». «Ce n’est qu’au début des années 90 qu’on se met à distinguer traite et prostitution», explique le frère dominicain Patrick Gillard, président de l’asbl. Car après guerre, c’est davantage une philosophie abolitionniste qui domine, avec en point d’orgue l’adoption, en 1949, de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, dite convention de Palerme. Dans ce texte, «l’éradication de la traite doit aller de pair avec l’éradication de la prostitution», explique Milena Jaksic dans son ouvrage. «Au début des années 90, on se met à différencier traite et prostitution, ajoute Patrick Gillard. Cela a eu de grandes implications, car cela a rendu socialement acceptable la prostitution, alors que, selon moi, il ne s’agit pas d’une activité comme une autre; cela touche à l’intimité.» Pour Pierrette Pape, une bataille a été perdue dans les années 90, «époque néo-libérale, où l’Allemagne et les Pays-Bas ont beaucoup poussé à bien séparer la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains, afin de mettre le ‘focus’ sur la traite et de ne pas toucher à la question prostitutionnelle, qui est la base du système d’exploitation».
L’idée que traite et prostitution constitueraient un tout qu’il faudrait éradiquer n’est pas vraiment du goût des membres de l’Union des travailleur·se·s du sexe organisé·e·s pour l’indépendance (Utsopi). «Nous ne sommes pas du tout d’accord avec cette vision des choses qui correspond à un formatage idéologique, réagit Haritz Sanchez, d’Utsopi. Des associations n’acceptent pas que des travailleurs et travailleuses du sexe puissent exercer cette activité en leur âme et conscience. Et puis la traite existe dans de nombreux secteurs, comme dans le bâtiment, l’Horeca, l’entretien. Il s’agit de formes d’esclavage, d’exploitation, qui existent dans le monde du travail. Elle n’est pas inhérente à la prostitution qui, au contraire, devrait être considérée comme un métier; ce qui permettrait d’encore mieux distinguer les phénomènes de traite.»
«La traite existe dans de nombreux secteurs, comme dans le bâtiment, l’Horeca, l’entretien. Elle n’est pas inhérente à la prostitution.» Haritz Sanchez, Utsopi
Car, dans les faits, la distinction entre traite, proxénétisme et prostitution n’est pas toujours des plus évidentes. En Belgique, la prostitution est tolérée, mais n’est pas reconnue pour autant comme un «métier» en tant que tel. Par contre, le proxénétisme, donc le fait de tirer profit de la prostitution d’autrui, est punissable; mais reste à distinguer de la traite, qui suppose un recrutement, le contrôle et l’exploitation économique. «En réalité, il existe une grande zone d’ombre, surtout entre proxénétisme et traite des êtres humains, et encore davantage lorsque les personnes prostituées ne se considèrent pas comme victimes et qu’elles sont sous emprise psychologique», décrit Fabian Drianne, de l’association Espace P.
Où commence la traite?
Le proxénétisme est-il une forme de traite? La loi belge opère une distinction. «Le magistrat met le curseur au cas par cas, en fonction de la situation globale. Si le partage des gains est en défaveur de la personne prostituée, s’il existe une relation d’autorité, si le proxénète commence à imposer des clients, si la personne prostituée ne peut pas fixer ses tarifs, alors on se situera davantage dans le domaine de la traite», détaille Christian Meulders, directeur de Surya, asbl spécialisée dans la prise en charge de victimes de la traite des êtres humains. «Mais la frontière n’est pas évidente à tracer», reconnaît Patricia Le Cocq, de Myria, le centre de référence de la lutte contre la traite.
Surtout que l’utilisation de la contrainte à l’encontre de la victime n’est pas prise en compte dans la définition de l’infraction «traite», et que le consentement, lui, n’est pas pertinent au regard de la loi. «Dans les textes internationaux, la contrainte, l’abus d’une situation de vulnérabilité (par exemple, l’absence de titre de séjour) sont des critères constitutifs de la traite, ajoute Patricia Le Cocq. En Belgique, ce ne sont que des circonstances aggravantes. Sauf qu’en pratique, il y a toujours un abus d’une situation de vulnérabilité.»
«Il existe une grande zone d’ombre entre proxénétisme et traite des êtres humains, et encore davantage lorsque les personnes prostituées ne se considèrent pas comme victimes et qu’elles sont sous emprise psychologique.» Fabian Drianne, Espace P
Dans ce contexte, le fait de porter plainte ou de dénoncer une situation de traite potentielle à des fins d’exploitation est capital pour faire avancer les enquêtes. Pour ce faire, la Belgique offre une protection aux victimes, ainsi qu’un soutien administratif, social et psychologique dans des centres agréés (Payoke, Pag-Asa et Surya). La dénonciation des faits permet l’octroi de titres de séjour temporaires aux personnes victimes de traite, et même définitifs lorsqu’un juge condamne les auteurs ou lorsque le ministère public requiert une condamnation. Les enquêtes policières sont souvent tributaires des témoignages de ces victimes.
Mais beaucoup de personnes prostituées soit ont peur de témoigner, soit ne se reconnaissent pas comme «victimes». C’est d’autant plus le cas chez les personnes en séjour irrégulier ou fragiles (essentiellement les personnes d’Europe de l’Est qui bénéficient d’un titre de séjour de plus de trois mois à condition qu’elles ne constituent pas une «charge déraisonnable» pour la Belgique).
Selon la magistrate au parquet de Bruxelles Chloé Calicis, il est possible que des personnes en séjour irrégulier viennent en Belgique pour se prostituer «sans contrainte». «Il s’agit de personnes plus vulnérables, admet Haritz Sanchez. Mais chaque cas est unique, il est possible qu’une personne ‘profite’ d’un réseau préexistant, car elle n’avait pas d’autre moyen de venir en Europe.»
La prostitution «volontaire» de personnes en séjour irrégulier, «cela existe en théorie, mais en pratique c’est assez exceptionnel, pense Sarah De Hovre, directrice de Pag-Asa, autre centre agréé d’aide aux victimes de traite. Sans papiers, il est très difficile d’exercer un travail de façon indépendante; il existe un besoin de protection accru pour les personnes sans titre de séjour. Des relations de dépendance et de contrôle se mettent en place avec un proxénète, des relations de donneur d’ordre. Lorsqu’il s’agit d’un choix, c’est un choix par besoin ou par nécessité». L’absence de titre de séjour est considérée comme un facteur supplémentaire de vulnérabilité favorisant la traite.
Loverboys, entre l’amour et la traite
La question du «choix» est épineuse et très ancienne – «beaucoup de gens, en général, ne travaillent pas par choix, mais parce qu’il faut gagner sa croûte; ce n’est pas propre à la prostitution», nous dit-on chez Utsopi, alors que chez Isala on pense que «les parcours d’arrivée dans la prostitution sont toujours liés à la violence et à la vulnérabilité».
Ce sujet est d’autant plus complexe que parfois les sentiments s’en mêlent. Avec le phénomène des «loverboys» – ces jeunes hommes qui recrutent des prostituées par la séduction et les cadeaux –, la traite devient plus complexe à repérer. «Là, il y a un vrai problème, pense Johan Debuf, responsable «traite» de la zone de police Bruxelles-Nord. Car les filles se prostituent par ‘amour’. Elles sont séduites très jeunes, lorsqu’elles sont très vulnérables. Le jeune homme leur offre des cadeaux, des bijoux. Puis d’un coup il dit qu’il n’a plus d’argent et les pousse à se prostituer. C’est le début de l’engrenage et les filles sont prises au piège. Il s’agit selon moi de la figure du proxénète moderne. Et dans ce genre de cas, il est difficile d’obtenir des preuves de ‘traite’, car la victime ne veut pas être victime contre son gré.»
Les «loverboys» attrapent parfois dans leurs filets de jeunes Belges qu’ils recrutent dans des institutions d’aide à la jeunesse, plutôt côté flamand, mais aussi, et surtout, ils opèrent en Europe de l’Est, en Roumanie ou en Bulgarie et réussissent à rendre encore plus floues les notions de traite et de proxénétisme.
Des notions qui, selon certains acteurs, devraient être mieux définies. Utsopi, par exemple, milite pour que l’on distingue le «proxénétisme de soutien», par essence sans contrainte, vu comme un partenariat, du «proxénétisme d’exploitation», qui, à certains égards, se rapproche de la traite. Alors que Patrick Gillard, chez Sawa, ne «comprend pas l’intérêt de distinguer proxénétisme et traite».
Comme souvent, la prostitution fait émerger des positions fortes et des clivages affirmés. «Car, au fond, le côté ‘moral’ ou pas de la prostitution n’est pas réglé, avance Christian Meulders. Le fait d’échanger une relation sexuelle contre un avantage matériel n’est pas tranché au niveau philosophique.»