Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Politique

La Wallonie à vélo, un tour d’errance

La Wallonie a de l’ambition: faire passer l’usage du vélo de 1 à 5% d’ici à 2030. Un défi immense pour mettre un plus grand nombre de Wallons et de Wallonnes en selle, souvent désenchantés, par rapport au peu de progrès des politiques cyclables, au manque d’améliorations significatives à l’échelle locale et régionale.

(c) Jérémie Luciani

Si nous avions été en France, Marche-en-Famenne aurait été 152e… Mais en Wallonie, elle est la première commune cyclable du sud du pays, selon le Gracq – le Groupe de recherche et d’action des cyclistes au quotidien – et son dernier baromètre, paru en 2024. Une reconnaissance pour Marche qui a été retenue à deux reprises par la Région comme commune cyclable pilote. C’était en 2010 et 2015, et autant d’investissements dédiés à la promotion du vélo… Ce soutien régional a été un véritable déclencheur, même si, au début, Marche a ressenti beaucoup de freins du côté de la Région. «On nous considérait comme le petit poucet qui se lançait en matière de mobilité alternative. En milieu rural, de surcroît, à côté de grandes villes comme Namur, Liège, La Louvière… Au début, on ne croyait pas du tout en nous. Pourtant, aujourd’hui, des dix communes retenues à l’époque, nous avons le meilleur bilan», se félicite le bourgmestre, Nicolas Grégoire (Les Engagés).

Lors de la transformation du centre-ville ces dernières années, Marche en a profité pour donner une vraie place aux cyclistes, notamment pour rejoindre des pôles importants comme le parc d’activités économiques, la gare de Marloie (avec ses 17.000 navetteurs) et des villages, en couplant subsides régionaux et fonds propres, en veillant à travailler un maximum en site propre.

«Certaines communes voisines comme Ciney, par exemple, nous sollicitent pour voir la manière dont nous avons travaillé, poursuit le bourgmestre. Preuve que, lorsqu’on donne des moyens, cela permet de faire des choses. Il faut aider les communes modestes, notamment en ruralité, et surtout celles qui en veulent.»

Ce soutien régional a été un véritable déclencheur, même si, au début, Marche a ressenti beaucoup de freins du côté de la Région.

«Ces investissements ont été faits intelligemment, reconnaît Sylvie Ferrant, membre du Gracq local. Ce maillage du réseau s’est avéré payant puisque de plus en plus d’habitants enfourchent leur vélo.» Sylvie Ferrant est cycliste au quotidien depuis plusieurs années, «dans le sens où tous les déplacements que je peux faire à vélo, je les ai toujours faits.» Grâce aux investissements réalisés, la cycliste peut se rendre facilement dans le centre et en toute sécurité, d’autant que Marche est en grande partie en zone 30. «Avec mon vélo, je suis presque à la même vitesse qu’une voiture, on joue un peu dans la même cour si je puis dire. Outre un trafic plus sécurisé, les infrastructures prévues vous permettent de vous rendre un peu partout dans la commune. À cela s’ajoutent des parkings vélos sécurisés, notamment à la gare de Marloie, ce qui permet de prendre le train très facilement.»

Une évolution qui se vérifie en chiffres puisque la commune, lors de ses relevés, a enregistré une augmentation des flux cyclistes sur le territoire, passant de 183 usagers en 2014 à 314 en 2024. «Parmi ceux-ci, on retrouve des personnes qui utilisent le vélo pour aller travailler, faire leurs courses, des enfants qui se rendent à l’école…», indique le bourgmestre. «Dans mon environnement proche, je constate que des personnes qui ne prenaient pas du tout le vélo le font désormais pour de petites distances. Il y a clairement une évolution», constate Sylvie Ferrant.

Un grand désenchantement

Un travail de longue haleine récompensé, donc. Marche-en-Famenne est la seule commune wallonne considérée comme «plutôt favorable» à la pratique du vélo avec un score de 3,55 sur 6 dans le dernier baromètre du Gracq, paru l’an dernier. Dans la catégorie «moyennement favorable», on ne retrouve que quatre entités (Walhain, Ottignies Louvain-la-Neuve, Hannut et Gembloux), les 81 restantes sont réparties entre les catégories «plutôt» à «très» défavorables. Dans son dernier baromètre, le Gracq dressait d’ailleurs un portrait assez sévère de la pratique du vélo en Wallonie, en se basant sur l’avis de 11.630 personnes, dont 860 non-cyclistes. En cause: l’absence d’«aménagements cyclables efficaces et confortables, tout comme une vraie politique de sécurité routière, qui tardent à se mettre en place dans la région et dans la plupart des communes du sud du pays», lisait-on dans ce rapport cinglant.

Dans son dernier baromètre, le Gracq dressait d’ailleurs un portrait assez sévère de la pratique du vélo en Wallonie, en se basant sur l’avis de 11.630 personnes, dont 860 non-cyclistes.

Avec un chiffre implacable: 78% des Wallons à vélo jugent leur environnement cyclable médiocre, voire très mauvais. Et le Gracq d’évoquer un «grand désenchantement» par rapport au peu de progrès des politiques cyclables, au manque d’améliorations significatives à l’échelle locale et régionale.

Objectif 5% en 2030

La Wallonie mise pourtant beaucoup sur le développement du vélo, dont l’usage doit tout simplement quintupler entre 2017 et 2030 – de 1% à 5% de part modale, comme le promet la Région dans sa vision FAST 2030, laquelle a été réaffirmée par l’actuel ministre wallon de la mobilité, François Desquesnes (Les Engagés).

Une stratégie parfaite sur le papier, reconnaissent en chœur Yves Hanin et Barbara Stinglhamber, du Centre de recherche et d’étude pour l’action territoriale – CREAT à l’UCLouvain. «Le problème de cette stratégie régionale est qu’elle est très générique dans ses objectifs, admet Barbara Stinglhamber qui travaille actuellement sur une étude qui doit analyser les pistes de développement de la pratique du vélo en Wallonie. Dès lors, étant donné cet aspect générique, il est difficile à l’échelle d’un territoire comme la Wallonie d’être précis sur les indicateurs à suivre et les objectifs à mettre en place sur le terrain. On ne peut pas demander à une commune rurale d’atteindre le même taux de part modale du vélo qu’une ville de 100.000 habitants parce que les réalités, les usages y sont différents.» Le ministre lui-même reconnaît les limites de cette stratégie: «Jusqu’à récemment, aucun cadre méthodologique n’avait été mis en place pour suivre précisément l’évolution des parts modales.»

 

«Jusqu’à récemment, aucun cadre méthodologique n’avait été mis en place pour suivre précisément l’évolution des parts modales.»

François Desquesnes, ministre wallon de la mobilité (Les Engagés)

Mais au-delà du suivi, et pour revenir à cette stratégie, si l’ambition régionale est d’augmenter les trajets à vélo, surtout pour les courtes distances, «en multipliant par cinq la part modale du vélo, la Région veut réduire dans le même temps de 23% la part modale de la voiture en distance parcourue, précise Benoît Dupriez, manager des Réseaux cyclables au SPW Mobilité Infrastructures. On ne peut pas dissocier complètement l’un et l’autre. Il faut par endroit toucher à l’espace dévolu à la voiture pour pouvoir développer l’usage du vélo.»

Finalement, dans cette lutte des places, il n’y a pas de secret : il faudra enlever des «parts de marché» à la voiture. «Actuellement, les personnes qui se mettent en selle sont d’anciens piétons, d’anciens usagers des transports publics, des passagers de voiture et en dernier lieu des conducteurs. Une personne en voiture ne change pas facilement de mode de transport», constate Barbara Stinglhamber. La chercheuse remarque au fil des études qu’elle mène que le vélo ne «mange» pas tant la voiture que cela. Le vélo «mange» beaucoup, par contre, les transports en commun. «Aujourd’hui, c’est le bus qui est le plus concurrencé par le vélo. C’est dommage parce que dans la stratégie régionale, seule la part modale de la voiture doit diminuer.»

Contrairement aux idées reçues, l’obstacle ne serait pas uniquement financier, mais politique, «avec une volonté de redistribuer l’espace autrement pour les piétons, les cyclistes, les transports en commun, et un peu moins pour la voiture, ajoute Luc Goffinet, chargé Politique Vélo Wallonie au sein du Gracq. Dans les quartiers, il ne faut pas nécessairement des pistes cyclables dans chaque rue, mais plutôt privilégier des zones apaisées, des limitations à 30 km/h… Ce qui demande peu de moyens, mais davantage de courage.»

Un réseau structurant

Le défi est donc d’ampleur, et on ne peut pas dire que la Wallonie n’a rien fait ces dernières années, en débloquant d’importants budgets pour améliorer sa politique cyclable. Marche a fait partie de ces communes pilotes financées par la Région pour développer des politiques favorables au vélo, avec le résultat que l’on sait. Mais il y a des échecs cinglants comme Liège qui stagne et se retrouve en bas de classement du baromètre du Gracq, par exemple. Plusieurs chantiers sont également en route, à l’instar des cyclostrades comme le tronçon reliant Wavre à Louvain-la-Neuve, actuellement en chantier ou celui reliant à La Hulpe à Bruxelles, inauguré en 2023.

La volonté régionale – mais c’est aussi le vœu pieux de tous les intervenants rencontrés – est de davantage harmoniser son réseau cyclable, notamment entre les axes régionaux et les voiries communales. Car même quand la volonté y est, la mise en place demande souvent une bonne dose de patience. «La commune peut réaliser un certain nombre de projets; si les axes régionaux ne sont pas accessibles et sécurisés, cela ne sert à rien, car ce sont les axes les plus rapides, avec le moins de relief», constate Luc Goffinet. À ses yeux, la volonté politique est la clé. «Ce qui monte et qui descend en Wallonie, ce n’est pas tant le relief, c’est surtout sa politique cyclable: pendant cinq ans, un ministre lance des choses, puis cinq ans après, un autre ministre arrête tout. Sans continuité, il n’y a pas de politique vélo. Cela prend du temps. Tant et si bien qu’on se retrouve avec une politique régionale et 261 politiques communales sur un même territoire. Pourtant, quand on aligne plusieurs niveaux de pouvoir, que ce soit la Région ou les communes, alors les choses peuvent bouger, et, à chaque fois, le nombre de cyclistes réguliers augmente.»

«Ce qui monte et qui descend en Wallonie, ce n’est pas tant le relief, c’est surtout sa politique cyclable: pendant cinq ans, un ministre lance des choses, puis cinq ans après, un autre ministre arrête tout. Sans continuité, il n’y a pas de politique vélo.»

Luc Goffinet, chargé Politique Vélo Wallonie au sein du Gracq

Afin d’aligner les axes, la Wallonie adoptait en 2022 un nouveau plan cyclable avec comme objectif, notamment, de créer un réseau cyclable structurant sur l’ensemble du territoire. «Il s’agit de la vision souhaitée à l’horizon 2040 de liaisons cyclables entre pôles ‘supra-locaux’ (centre-ville, zones d’activités économiques…) pour répondre aux besoins des personnes qui se déplacent ou se déplaceront à vélo. Ces itinéraires cyclables définis permettront de concentrer les efforts en matière d’aménagements pour les cyclistes, afin de leur offrir une véritable alternative à la voiture, en particulier pour les déplacements utilitaires. Elles passeront par des voiries tant régionales que communales», précise Benoît Dupriez. Dans ce travail, la Wallonie est divisée en neuf zones, avec quatre zones actuellement en cours de définition, à savoir l’arrondissement de Liège, celui de Verviers, le Brabant wallon et la province de Namur. «Pour chaque zone, on définit trois choses: les itinéraires les plus adaptés, la nature des interventions nécessaires pour atteindre ce réseau cyclable structurant à l’horizon 2040, enfin, les priorités – par quoi on commence, et en particulier sur le réseau régional parce que beaucoup d’attentes, de même que les investissements les plus importants, se concentrent sur ce réseau régional.»

Repenser le territoire

Cette redéfinition se présente d’ailleurs comme un «outil de dialogue» avec les communes qui pourront se greffer sur ce réseau structurant pour y compléter leur réseau local. «Le vélo est en effet un bon levier pour réorganiser le territoire wallon. Globalement, c’est quand même la bagnole qui a organisé le territoire depuis des décennies, poursuit Yves Hanin. La Wallonie est encore à l’étape de démarrage, dans une phase de reconnaissance du vélo. Si elle veut réellement développer cet usage, il y a encore toute une chaîne à construire en termes d’aménagements et de sécurité.»

Dans la recherche que Barbara Stinglhamber mène actuellement à l’UCLouvain, les premiers résultats indiquent qu’il y aura moyen d’atteindre cet objectif de 5% en 2030, «à condition de faire un gros travail de ciblage des politiques, en sortant de cette logique de saupoudrage, en arrêtant de financer toutes les communes qui demandent de l’aide. Il s’agit d’agir là où il y a le plus de potentiels pour le vélo». Et là où il y a le plus de potentiels, c’est dans les grandes villes, notamment à Namur ou Tournai, par exemple, où il y a un flux plus important d’usagers, dans les territoires où il y a beaucoup de cyclotourisme avec des infrastructures déjà présentes… «Mais il va falloir faire un gros travail de sensibilisation et de formation parce que l’image du vélo en Wallonie reste très faible par rapport à Bruxelles ou la Flandre.»

«Le vélo est en effet un bon levier pour réorganiser le territoire wallon. Globalement, c’est quand même la bagnole qui a organisé le territoire depuis des décennies.»

Yves Hanin, Centre de recherche et d’étude pour l’action territoriale – CREAT à l’UCLouvain

Autre souci, il est actuellement impossible d’évaluer les différentes politiques menées par la Wallonie ces dernières années car il n’y a pas comme à Bruxelles, un Observatoire du vélo. En 2022, la Cour des comptes publiait d’ailleurs un rapport acerbe, en pointant une «politique cyclable en Wallonie soumise à un important risque de non-concrétisation ou d’abandon». Depuis fin 2024, la Wallonie dispose d’un Tableau de bord de la mobilité. Publié annuellement, il permettra de mesurer concrètement l’évolution des pratiques de déplacement et d’évaluer les avancées vers les objectifs fixés par la Région. «La dernière enquête montre que plus de 60% des trajets de 2 à 10 km se font encore en voiture, alors que ces distances sont idéales pour la marche et le vélo, relève le ministre wallon. C’est donc là que se joue le véritable changement.»

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)