En imposant les compteurs à budget aux consommateurs en difficulté, la Région wallonne s’est vu reprocher un choix coûteux pour la collectivité. Coûteux et injuste, car il fait reposer sur les plus démunis la responsabilité de la précarité énergétique. Or, la Commission wallonne pour l’énergie (CWapE) vient de publier une étude qui recommande leur maintien. Au grand dam du mouvement associatif.
Les compteurs à budget, les CAB, sont-ils le meilleur moyen de protéger les consommateurs en difficulté de paiement? Le doute est présent chez les politiques depuis plusieurs années déjà. Dans son plan de lutte contre la pauvreté, le gouvernement de Paul Magnette a promis d’évaluer ce mécanisme. C’est donc fait. La CWapE recommande le maintien des CAB. Pour les associations sociales, syndicales rassemblées au sein du RWADE (Rassemblement wallon pour l’accès durable à l’énergie), il n’y a aucune hésitation possible: il faut les supprimer.
Pourtant le nombre de ces cartes prépayées qui permettent de consommer du gaz et de l’électricité explose en Wallonie. Fin 2015, on estimait à 145.000 le nombre de compteurs à budget (avec une forte hausse en 2014). Mais en réalité 64.500 sont réellement actifs. La différence entre les deux chiffres interpelle déjà: plus de la moitié des consommateurs ont désactivé leur compteur après quelques mois. Aurélie Ciuti, porte-parole du RWADE, rappelle aussi que 80% des consommateurs en difficulté de paiement refusent qu’on leur place ce type de compteur et préfèrent se débrouiller autrement. Il est vrai que le compteur n’est pas gratuit, sauf si on est un client protégé[1].
Pour les CPAS l’autorestriction des utilisateurs des CAB est une évidence. Ils voient des ménages se chauffer insuffisamment (…)
C’est donc une minorité de consommateurs en difficulté qui utilise et garde le CAB et c’est cette minorité que la CWapE a interrogée par téléphone. La toute grande majorité des personnes questionnées reconnaît un avantage important à utiliser un compteur à budget plutôt qu’un compteur classique: il permet de contrôler les dépenses énergétiques. Aux dépens de celles liées à l’alimentation, au paiement du loyer ou des soins de santé? Certains consommateurs l’admettent et reconnaissent même avoir subi ou s’être infligé des coupures faute d’avoir alimenté le compteur. Pour les CPAS, cependant, l’autorestriction des utilisateurs des CAB est une évidence. Ils voient des ménages se chauffer insuffisamment (plus de 20% des répondants l’admettent), limiter l’utilisation de certains appareils électriques. Les utilisateurs dénoncent surtout le caractère contraignant du rechargement. Les points de rechargement sont présents dans les CPAS et dans certains commerces mais de manière trop limitée et donc trop visible pour les habitants des petites villes et villages qui redoutent d’y croiser leur voisin. Ils aimeraient pouvoir recharger leur compteur via leur smartphone ou par SMS.
La CWapE n’a heureusement pas limité son étude à l’enquête téléphonique. Des groupes de travail, composés aussi de consommateurs qui ont abandonné les CAB, ont permis de mieux cerner le profil des ménages utilisateurs. Qu’en retenir? D’abord la méconnaissance du statut de client protégé et du coût de l’énergie que certains pensent moins élevé quand le compteur à budget est actif! Mais aussi et surtout la méfiance envers les CPAS, les services sociaux, les fournisseurs d’énergie. «En étant imposé dans une situation de détresse financière, le compteur à budget est perçu comme stigmatisant, relève la CWapE. Les usagers domestiquent le CAB car cela relâche la pression externe des factures, met à distance une série d’institutions. Cette méfiance, qui entraîne l’adoption des compteurs à budget, est aussi un obstacle à une meilleure compréhension du système et des droits des clients protégés.» «Les utilisateurs des CAB craignent, parfois avec raison, que l’aide prodiguée soit aussi l’occasion d’un contrôle ou d’une intrusion dans leur vie privée, décode pour sa part le RWADE. Ils en viennent à considérer l’énergie comme une marchandise dont ils sont privés lorsqu’ils n’ont pas suffisamment de moyens financiers. Alors qu’il s’agit d’un bien vital qui conditionne le respect de la vie humaine.» Aurélie Ciuti, porte-parole du RWADE, ajoute: «L’enquête dans les focus groups a montré chez les utilisateurs des CAB un processus d’intériorisation des contraintes et des privations. La CWapE a réfléchi à la manière d’encadrer le problème. Elle estime qu’il faut que les consommateurs aillent vers plus d’accompagnement. Pour nous, il faut inverser les choses. Aller vers ces consommateurs, avec sans doute d’autres acteurs que les CPAS ou certains services sociaux. Et plutôt que de projeter une campagne qui vise à l’acceptation des CAB, comme le propose la CWaPE, il faut travailler à partir de ce que les populations ont besoin.»
Modèle wallon ou bruxellois?
La CWapE était chargée également de se pencher sur des alternatives aux compteurs à budget. L’étude compare le système wallon à celui mis en place dans la région bruxelloise où les consommateurs en difficulté ont droit à un limiteur de puissance tandis que les coupures sont conditionnées à une décision du juge de paix. La CWapE balaie l’utilité de ce passage devant la justice: la toute grande majorité des consommateurs se font condamner par défaut et 80% des décisions de coupures sont favorables aux fournisseurs. «Oui, mais le juge de paix identifie aussi des irrégularités dans les factures au bénéfice du consommateur», nuance Aurélie Ciuti.
La CWapE confronte le coût social du limiteur et du système de prépaiement par les CAB mais ses conclusions sont… surprenantes. Alors que tout semble indiquer que le système bruxellois est moins onéreux, la CWapE déduit l’inverse. Avec le compteur à budget, l’endettement des ménages sur le plan énergétique est stoppé contrairement au limiteur, dit l’étude. Par ailleurs, le système bruxellois fait transférer le coût des procédures des gestionnaires de réseau vers les fournisseurs commerciaux. «Les coûts subis par les fournisseurs sont considérés comme des coûts sociaux?, s’étonne Aurélie Ciuti. Dire qu’avec le limiteur, l’endettement des Bruxellois se poursuit procède d’une vision très limitée de l’endettement des ménages. Combien de Wallons ne se privent-ils pas de biens essentiels pour payer leur compteur à budget?»
«Les compteurs intelligents seront sans doute un bon outil pour ceux qui maîtrisent leur consommation d’énergie. Mais ils auront un coût social pour les autres.», Aurélie Ciuti, RWADE
La CWapE considère que l’arrivée des compteurs «intelligents» va de toute façon résoudre les problèmes pratiques posés par les CAB, comme celui des rechargements. «Les coûts liés tant aux compteurs à budget qu’au limitateur seraient réduits par la diminution des frais de déplacement des gestionnaires de réseaux car les opérations d’activation et de désactivation de la fonction prépaiement et de coupure pourraient se faire à distance.» Inutile de préciser qu’au RWADE, on apprécie modérément cet «avantage» du compteur intelligent. Pour Aurélie Ciuti, cette analyse sur les avantages des coupures et du prépaiement à distance est typique de la «culture» qui prévaut au sein de la Commission wallonne de l’énergie. «Les compteurs intelligents seront sans doute un bon outil pour ceux qui maîtrisent leur consommation d’énergie. Mais ils auront un coût social pour les autres. Nous n’arrêtons pas de dire que la majorité des consommateurs ne se retrouvent pas dans un marché libéralisé. Ils n’ont ni l’envie, ni les moyens, ni le temps de comparer les prix et les services de fournisseurs. À la CWapE, ils ne comprennent pas cela. Ils ne perçoivent pas le risque d’aboutir à un marché de l’énergie qui devienne aussi illisible pour le consommateur que ne l’est devenu celui des télécommunications.»
L’évaluation des CAB était la première étape du volet «énergie» du plan de lutte contre la pauvreté wallon. Il y avait aussi dans le pipe-line de l’ex-ministre Paul Furlan un élargissement du statut de client protégé et l’imposition de plans de paiement «raisonnables» par les fournisseurs. À suivre par le nouveau ministre Pierre-Yves Dermagne donc.
[1] Le statut de client protégé permet de bénéficier, outre du tarif social, de certaines «protections» dans le marché libéralisé de l’électricité et du gaz (source: http://socialsante.wallonie.be/surendettement/citoyen/?q=clients-proteges).