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Culture

Entre Bruxelles et la Wallonie, la quête aux subventions

En 2023, plus d’un milliard d’euros ont été répartis entre des milliers d’acteurs culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais qui en profite vraiment? Pourquoi Bruxelles engloutit-elle la quasi-moitié du gâteau, et comment les territoires moins desservis tentent-ils de prendre du poids?

Léa Dornier 30-09-2024 Alter Échos n° 519
(c) Teresa Sdralevich

«C’est moi l’homme des chiffres», rougit Jean-Louis Blanchart. L’Administration générale de la Culture (AGC) l’envoie au front lorsqu’un journaliste s’enquiert des dernières statistiques sur les financements de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Directeur du patrimoine, il est physicien de formation et a bossé dans l’audiovisuel, «sur la partie technique de gestion de fréquences au moment de l’introduction de la télévision numérique». Ce qui lui en reste aujourd’hui, outre la collection de bouteilles de champagne sur l’étagère du bureau, c’est la rigueur scientifique. «Vous connaissez le bouquin ‘How to lie with statistics’?», questionne-t-il.

Le rapport annuel 2023 de l’AGC mentionne que le champ culturel représente 8,12% du budget total des dépenses de la Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est-à-dire 1.149.587.000 euros. Entre 2012 et 2023, ce budget a augmenté d’environ 63%. «Le pourcentage a été calculé en euro courant, ce qui peut fausser la perception du résultat», rectifie Jean-Louis Blanchart. Pour corriger la variation des prix, il est préférable d’utiliser les euros constants. En quelques secondes, le sexagénaire fait le calcul sur sa machine: le pourcentage passe alors aux alentours de 22,3%, ce qui reste un beau score.

Concrètement, en 2023, 4.455 bénéficiaires ont reçu 12.503 subventions de l’AGC. Un même bénéficiaire peut recevoir plusieurs subventions, donc, grâce à des appels à projets et sur la base d’une convention ou d’un contrat-programme. Au niveau de la répartition, on constate de grosses disparités. 68% du budget revient à seulement 9% des acteurs, nommés «bénéficiaires majeurs» dans le fascicule, tels que le Botanique, les halles de Schaerbeek, l’Opéra royal de Wallonie ou encore l’Orchestre philharmonique de Liège. À l’autre extrême du spectre, moins de 1% du volume de subventions est remis à 45% des acteurs, nommés «les plus petits bénéficiaires», dont aucun exemple précis n’est cité.

Une fédération adepte du grand écart

Concernant la répartition des subventions sur le territoire, rien de nouveau sous le soleil, Bruxelles se prend la plus grosse part du gâteau: 43% des dépenses sont destinées aux opérateurs ayant leur siège dans la capitale. Un pourcentage en légère baisse puisqu’il était trois points au-dessus il y a dix ans. Ensuite, ce sont Liège et le Hainaut qui reçoivent le plus de subventions avec respectivement 19% et 14%. Dernier de la course, le Luxembourg ne récolte que 3%, dépassé par les 5% du Brabant wallon, et les 10% de Namur.

Concernant la répartition des subventions sur le territoire, rien de nouveau sous le soleil, Bruxelles se prend la plus grosse part du gâteau: 43% des dépenses sont destinées aux opérateurs ayant leur siège dans la capitale.

Le lieu du siège coïncide généralement avec le lieu d’activité. Mais, d’une part, les plus gros acteurs vont rayonner au-delà et, d’autre part, le public de certains secteurs est difficilement localisable, comme la musique ou l’audiovisuel. Ainsi, les chiffres établissant la subvention moyenne par habitant sont à prendre avec des pincettes. La moyenne sur l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles est de 103 euros. Pris séparément, la somme est de 188 euros à Bruxelles-Capitale, 76 euros en Wallonie, 100 euros à Namur, 96 euros à Liège, 63 euros dans le Hainaut, 60 euros dans le Brabant wallon et 53 euros en Luxembourg.

Un exemple «national»

Prenons l’exemple du Théâtre national Wallonie-Bruxelles, situé au cœur de la capitale. Vu sa taille, ses subsides sont élevés. «En 2024, la subvention était de 8.428.804. Au 30 juin 2023, le subside de la Fédération Wallonie-Bruxelles représentait 70% de nos produits», notifie Pierre Thys, directeur du théâtre. Mais, d’où son nom, le National ne s’adresse pas uniquement à un public bruxellois. La décentralisation de la culture est même inscrite dans son ADN. À sa création par le ministère de l’instruction publique en 1945, la direction a été proposée à une troupe de comédiens routiers habitués à sillonner la Wallonie. «On s’implique toujours dans cet historique», certifie l’actuel directeur, Pierre Thys. Depuis quelques années, toutes les saisons s’ouvrent en territoire wallon.

Ainsi, les chiffres établissant la subvention moyenne par habitant sont à prendre avec des pincettes. La moyenne sur l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles est de 103 euros.

Le Théâtre national se doit de produire trois ou quatre spectacles par saison. «On suit le processus de création du début à la fin, y compris l’exploitation, les tournées nationales et internationales. Ainsi, nos productions tournent dans le réseau des centres scéniques et centres culturels wallons. Dire qu’on tourne dans tous les centres, ce serait exagéré, mais on s’y inscrit de plus en plus et les prix y sont adaptés.»

Les centres culturels ont pour essence la démocratisation de la culture et s’inscrivent dans une perspective d’éducation permanente. Ils sont encadrés par le Service général de l’Action territoriale, créé en 2016 pour mieux penser la répartition de l’offre culturelle. «Avant, on était centré sur l’offre. Mais si on ne va pas à la rencontre du public pour les interroger sur leurs besoins culturels, on se retrouve à toujours travailler avec les mêmes personnes, témoigne Jean-François Füeg, à la tête du service. Notre politique culturelle prend racine dans les territoires, notre ministère se construit sur le terrain, au départ des initiatives locales.»

Des réseaux alternatifs de diffusion

En gros, les acteurs culturels proposent et le ministère dispose. «Vous n’avez qu’à nous demander», martèle Jean-François Füeg. Sauf qu’être force de proposition n’est pas inné. Le ministère a donc testé divers projets, comme «Un futur pour la culture», qui regroupe des bourses sur l’ensemble du territoire pour lier la création aux centres de diffusion. Le but du programme est de «faire émerger un réseau alternatif de diffusion». Le résultat de la première année, juste après le Covid, s’avère décevant: la plupart des artistes et lieux de diffusion qui ont recouru au projet habitent Bruxelles. Pour les éditions suivantes, un bonus est ajouté dans les critères de sélection pour les acteurs qui choisissent des localités où l’offre culturelle est plus limitée. «Ça a permis à des petits lieux d’entrer dans ce programme», précise le directeur du Service général de l’Action territoriale. «Pour la troisième édition, on a fait un gros travail sur les zones rurales et c’est dans le Luxembourg que ça a le mieux fonctionné: on est passé de 3% des projets soutenus au Luxembourg à 10%.»

Le résultat de la première année, juste après le Covid, s’avère décevant: la plupart des artistes et lieux de diffusion qui ont recouru au projet habitent Bruxelles. Pour les éditions suivantes, un bonus est ajouté dans les critères de sélection pour les acteurs qui choisissent des localités où l’offre culturelle est plus limitée.

Les choses bougent, assure Jean-François Füeg. «On accompagne ce changement, mais ce sont les acteurs locaux qui donnent l’impulsion.» Son mot clé, c’est le réseau, qu’il trouve «territorialement bien réparti», avec une augmentation constante de centres culturels. À l’inverse, certains centres culturels bruxellois se plaignent d’être sous-financés. «Je l’assume, parce qu’à Tournai ou à Arlon, ce sont de véritables pôles culturels, pas à Bruxelles.»

Bruxellois pure souche, Pierre Thys a développé la majorité de sa carrière en Wallonie. «Je suis très attaché à ce territoire.» Il a passé dix années à Charleroi-Danse et dix autres au Théâtre de Liège. «La problématique du rayonnement des artistes et des opérateurs culturels à l’échelle du territoire wallon est une problématique qu’on entend depuis toujours. La presse couvre nettement moins la Wallonie, je ne peux que le confirmer: les spectacles bruxellois ont plus de visibilité. Il y a aussi beaucoup d’artistes wallons qui s’installent à Bruxelles pour faciliter le développement de leur travail.»

Les musées au «top» dans le Hainaut

Qu’en est-il de la répartition des musées? Dans le domaine du Patrimoine, la première place du podium des dépenses revient au Hainaut avec plus de 10 millions d’euros, grâce au Musée de l’Orfèvrerie à Seneffe, au Domaine & Musée royal de Mariemont, au Musée de la Photographie à Charleroi et au Pôle muséal de la ville de Mons. «Les gros musées sont historiquement situés dans le Hainaut. Parfois, il y a une explication: si le musée archéologique est à Arlon, c’est parce que les fouilles ont été faites autour; pour d’autres musées, c’est un peu le hasard, ou bien l’explication s’est perdue avec le temps», explique Jean-Louis Blanchart. Le directeur du Patrimoine souligne que le nombre de musées est lui aussi en augmentation, mais que certaines zones restent encore exclues. Il a remarqué qu’on a beau rendre les musées gratuits pour les scolaires, ce n’est généralement pas la question du prix qui bloque, mais bien celle des déplacements.

En définitive, des initiatives comme «Un futur pour la culture» dessinent un chemin vers une offre culturelle la plus égalitaire possible, mais la centralisation à Bruxelles persiste et les zones creuses aussi. Alors, la Wallonie, vous reprendrez bien un peu de subvention culturelle? Et pourquoi pas, cette fois, avec une meilleure répartition sur tout le territoire.

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