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Santé

«Laissés pour compte», les travailleurs des maisons de repos ont pris les choses en main

Débordé, chamboulé, le personnel des maisons de repos (MR) n’a pas vraiment eu l’occasion de faire dans la gestion participative afin d’affronter au mieux la crise sanitaire liée au Covid-19… Pourtant, des équipes extérieures l’ont parfois aidé à effleurer les leviers de commande. Quand ce n’est pas lui qui l’a fait de son propre chef.

© Mathieu Van Assche

«Les laissés pour compte de la réponse au Covid-19». Dans un document au titre évocateur, Médecins sans frontières (MSF) faisait en juillet 2020 le bilan de son intervention dans les maisons de repos et les maisons de repos et de soins en Belgique. Face à la situation parfois catastrophique qui y régnait à la suite de l’irruption du Covid-19, l’ONG avait lancé dès le 21 mars 2020 une intervention d’urgence dans une série de «MR» et «MRS» bruxelloises, suivie plus tard par la Flandre et la Wallonie. Le tout pour renforcer les capacités du personnel et l’organisation des soins.

Quand elles débarquent au sein de ces institutions, les «équipes mobiles» mises en place par MSF – auxquelles sont venues s’ajouter des équipes de la Fédération des maisons médicales (FMM), rejointes par des membres de la Croix-Rouge à Bruxelles et de l’Agence pour une vie de qualité (AViQ) en Wallonie – font face à des équipes chez qui règnent «le sentiment d’impuissance et de désespoir, l’anxiété, la panique, la tristesse, la culpabilité et la colère», peut-on lire dans le document. Les origines de ces sentiments ont été maintes fois évoquées depuis: peur du virus, manque de matériel de protection, refoulement des résidents malades par les hôpitaux… La liste est longue. Mais il existe aussi une autre explication, moins évoquée. «Iriscare et l’AViQ ont fini par produire toutes sortes de documents, de protocoles, témoigne Anne Khoudiacoff, coordinatrice du projet de support aux maisons de repos pour MSF. Le personnel était submergé d’informations, c’était l’horreur. Il fallait s’y retrouver…» 

«Le personnel était submergé d’informations, c’était l’horreur.» Anne Khoudiacoff, MSF

Comment, dans cette situation, permettre aux travailleurs d’y voir plus clair et de s’emparer des mesures et protocoles? Xavier Patti, un infirmier pour la maison médicale d’Angleur qui a rejoint les équipes mobiles, se souvient d’une situation qui en dit long sur la confusion qui régnait à l’époque. «Une maison de repos collaborait avec des pompes funèbres qui avaient mis en place un protocole d’évacuation des résidents décédés du Covid-19. Il fallait envelopper leur tête dans une taie d’oreiller, puis dans un sac-poubelle, avant de sceller le tout avec du ruban adhésif. Ça ressemblait à une série noire diffusée à 23 h 30. C’était l’infirmière en chef de la maison de repos – qui a fini par faire un burn-out – qui prenait en charge cette tâche avec la cheffe du personnel d’entretien parce que plus personne ne voulait s’en occuper.»

Perdu, mis à rude épreuve, le personnel ne peut en tout cas plus compter sur des structures supposées être solides et répandues, comme les comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT), pour le soutenir. Obligatoires dans les entreprises de plus de 50 salariés, composés de représentants du personnel et de l’employeur, les CPPT ont pour mission de mettre en œuvre les moyens destinés à favoriser le bien-être des travailleurs. Malheureusement, beaucoup des comités au sein des MR et MRS ont cessé de fonctionner lors de la première vague, explique Yves Dupuis, secrétaire Setca non-marchand pour Bruxelles. Résultat des courses, plutôt que de participer aux mesures décrétées, le personnel «a souvent eu une information plus descendante qu’ascendante. Si on ne consulte déjà plus les délégués syndicaux via les CCPT, alors les autres travailleurs…», témoigne Fabien Boucqueau, secrétaire permanent à la CNE.

Le nez dans le guidon

Dans ce contexte compliqué, les équipes de MSF ou de la Fédération des maisons médicales sont bien accueillies par le personnel. «Les travailleurs des maisons de repos étaient demandeurs de sortir de cette situation par le haut», explique Xavier Patti. Pour effectuer leur mission, les équipes mobiles de MSF ou de la FMM en reviennent à une approche «très simple», d’après Anne Khoudiacoff. Elles voient avec les directions et les infirmiers/infirmières en chef où se trouvent les difficultés, comment se passe le cohortage des malades, les testings. Tentent de simplifier, de clarifier les protocoles et recommandations qui pullulent et changent tout le temps, et «de les rendre applicables dans la pratique. Nous faisions de la mitigation de risque», continue la travailleuse de MSF. Elles proposent aussi des recommandations. Et passent du temps avec les équipes des MR et MRS «à bouger les lits», effectuent des «débriefings émotionnels» avec des travailleurs «souvent à bout». «Parfois, parler cinq minutes et dire ‘On est fiers de vous’, cela rebooste la motivation plus qu’on ne le pense», termine Anne Khoudiacoff. Rien de très participatif, cela dit… «La plupart des maisons de repos sont pyramidales, on n’est pas dans l’autogestion. Alors, quand c’est la crise, ce n’est pas le moment de faire ce genre d’expérience», explique Isabelle Heymans, coordinatrice visites en appui aux institutions de soins – Liège/Luxembourg – pour la Fédération des maisons médicales.

«Une maison de repos collaborait avec des pompes funèbres qui avaient mis en place un protocole d’évacuation des résidents décédés du Covid-19. Il fallait envelopper leur tête dans une taie d’oreiller, puis dans un sac poubelle, avant de sceller le tout avec du tape. Ça ressemblait à une série noire diffusée à 23h30.» Xavier Patti, infirmier.

Pourtant, à écouter Xavier Patti, la manière dont il a travaillé avec certaines équipes est plutôt participative. Refusant de s’improviser formateur, conscient des limites de ses propres connaissances au sujet des protocoles, l’infirmier se voit plutôt comme un «facilitateur». «Nous avons vérifié chaque information, il y avait beaucoup de rumeurs, de fake news qui circulaient, explique-t-il. Et puis on a écouté les équipes. Elles pointaient certains problèmes, on cherchait des réponses, des solutions. Les travailleurs se réappropriaient l’outil, corrigeaient eux-mêmes leurs protocoles, il s’agissait en fait de master classes.»

Isabelle Heymans a aussi adopté cette approche. Si elle travaille pour la Fédération des maisons médicales, elle est aussi consultante indépendante. Dans ce contexte, elle a accompagné d’avril à juin 2020 une maison de repos bruxelloise. Son intervention a mené à la création d’un comité de gestion de la crise composé des responsables du nursing, de la direction et du médecin coordinateur. But de l’opération: la structuration et la rédaction avec le personnel de procédures adaptées au terrain. «Il fallait que ce soit créé avec des travailleurs de terrain, c’était impossible autrement», explique Isabelle Heymans. Dans un deuxième temps, des séances d’information ont été organisées à destination de tout le personnel. «Nous avons impliqué tout le monde, le personnel posait des questions. Les choses se sont étoffées progressivement, même s’il n’y a pas eu de coconstruction à proprement parler, impossible à mettre en place dans cette situation», explique-t-elle.

Comme pour Xavier Patti, Isabelle Heymans semble avoir eu un rôle de facilitatrice, rendu plus aisé par le fait que tous deux étaient extérieurs à l’institution. «Parfois je disais la même chose qu’un chef de service, mais le fait de venir de l’extérieur faisait qu’on m’écoutait plus», constate, un peu gêné, Xavier Patti. «À un moment, les gens sont tellement le nez dans le guidon, dans l’émotion, que c’est compliqué pour eux de prendre la main. Un regard tiers permet de poser les choses», ajoute Isabelle Heymans. Du côté de la direction de la maison de repos bruxelloise, on note que l’intervention de la consultante «nous a permis de disposer de procédures avant même qu’Iriscare n’en émette. On nous avait dit comment faire pour que le virus n’entre pas dans la MR, mais rien pour le cas où il se serait tout de même introduit. C’est un peu le reproche que l’on peut faire à Iriscare, ils nous disaient comment creuser des tranchées alors que nous étions déjà dedans. Et, dans un deuxième temps, cela nous a aussi permis de mettre de la clarté dans la masse d’informations qui nous arrivait».

«La plupart des maisons de repos sont pyramidales, on n’est pas dans l’autogestion. En plus, quand c’est la crise, ce n’est pas le moment de faire ce genre d’expérience.» Isabelle Heymans, Fédération des maisons médicales.

Reprendre le contrôle

Parfois pourtant, ce sont les équipes des maisons de repos qui ont effectivement pris la main, sans soutien extérieur. À la maison de repos et de soins Sainte-Élisabeth, qui dépend du CPAS de Herve, trois travailleurs ont formé de leur propre chef une cellule «référents Covid-19» lors de la deuxième vague. Jessica Lahaye, alors ergothérapeute, en fait partie. «Lors de la première vague, l’information descendait difficilement. On a reçu des feuilles, mais je ne les lisais pas», situe-t-elle pour expliquer la création de la cellule.

Aujourd’hui, les référents Covid-19 de la maison de repos se réunissent toutes les semaines avec la direction et les chefs de service, participent à des réunions avec les infirmiers et le personnel soignant. Le groupe a aussi permis la mise en place d’une zone de cohortage, d’un système d’appel aux familles, de suivi des résidents avec leurs médecins même quand ceux-ci ne se déplacent plus dans les murs de la MR, etc. Il s’agit ici «de remettre de l’humain» et de former au mieux tout le personnel, «même celui qui n’est pas dans la hiérarchie, ce qui n’avait pas été le cas lors de la première vague».

«Lors de la première vague, l’information descendait difficilement. On a reçu des feuilles, mais je ne les lisais pas.» Jessica Lahaye, maison de repos et de soin Sainte Élisabeth à Herve.

Certes, dans beaucoup de maisons de repos, le contexte a changé entre la première et la deuxième vague. Alors qu’au printemps les enjeux étaient centrés sur l’hygiène et la prévention des infections, ils ont progressivement glissé vers la gestion de l’absentéisme et de la santé mentale au sein d’équipes épuisées après la deuxième vague. «S’il y en avait une troisième, ce serait la catastrophe», prévient Anne Khoudiacoff. Malgré cet épuisement, Jessica Lahaye affirme que créer ce groupe de référents Covid-19 lui a permis «de digérer la première vague. À l’époque on s’est sentis tellement démunis qu’on avait l’impression de ne pas faire ce qu’on devait, c’était le flou total. On avait peur pour les résidents, c’était culpabilisant. Ici, avoir plus de contrôle, c’est rassurant». Une reprise de contrôle qui passera aussi par une campagne de vaccination réussie auprès du personnel, la prochaine étape de cette lutte contre le Covid-19. Et là, c’est encore loin d’être gagné (lire aussi dans ce dossier: «Vaccination: les effets secondaires bénéfiques de la participation»). Jean-Marc Rombeaux, conseiller expert à la Fédération des CPAS wallons et à la Fédération des CPAS bruxellois, note que le taux d’acceptation du vaccin par le personnel des MR et MRS est d’environ 40% à l’heure actuelle. «Mes travailleurs ont des compétences dans leur boulot, mais il y en a qui me disent qu’il est hors de question qu’ils se fassent implanter des puces ou qu’on modifie leur ADN…», lâche en guise de confirmation la direction de la maison de repos bruxelloise.

Dans ce contexte, ils sont nombreux à regretter le peu de temps laissé aux maisons de repos entre l’annonce du début de la campagne de vaccination et le début effectif de celle-ci. «À parler de participation du personnel, on aurait peut-être dû laisser un peu plus de temps aux MR et MRS pour informer leurs travailleurs à propos du vaccin, cela aurait pu améliorer l’acceptation de celui-ci», conclut, un rien dépité, Fabien Boucqueau.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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