«Ça a été véritablement un coup de massue sur la tête», se remémorent ensemble Daphné Leclef et Laurent Develay, quand le 13 mars 2020 tout le secteur culturel se met à l’arrêt, dans le but de lutter contre la propagation du Covid. Une fois la sidération passée, l’inquiétude prend le pas: pour le sort des artistes d’une part et pour un pan de la société en passe d’être encore plus isolé d’autre part. L’échange et l’accessibilité à tous et à toutes sont les maîtres-mots de ces deux jeunes quinquas, qui, dès l’annonce du confinement, se sont mis en recherche d’une solution. C’est au fil de leurs prospections qu’ils découvrent le projet éphémère d’un directeur de théâtre du nord de la France consistant à retranscrire des pièces – ne pouvant plus être jouées sur scène – par téléphone. Cette nouvelle forme d’expression insolite enthousiasme le couple qui l’importe à Bruxelles et en Wallonie, tout en y ajoutant sa touche personnelle.
«Je suis pleine de gratitude pour les artistes de la parole qui ont appelé ma mamie; l’espace d’un instant, elle a oublié son chagrin, sa solitude.»
Réconforter à l’aide de la parole
L’idée trouvée, il faut maintenant la concrétiser, et ce, sans aucune aide financière. Daphné comme Laurent activent leur réseau. Très vite, une graphiste et un concepteur de sites web proposent leur aide. Mais l’étape la plus dure reste encore à venir: trouver et convaincre des artistes qui accepteraient de donner de leur temps bénévolement, mais aussi de partager leur création – non plus devant un parterre de spectateurs – mais au téléphone. La chance leur sourit grâce à Marie Cuche, la directrice de la Maison du conte et de la littérature du Brabant wallon, qui leur apporte une aide capitale avec son précieux répertoire de conteurs et d’auteurs. Parmi ces derniers, douze sont partants pour cette expérience unique en son genre. L’équipe se dote d’un comité de lecture chargé de sélectionner des textes et de les adapter au format téléphonique. Le répertoire de textes est varié (34 contes – dont 7 pour enfants – 8 récits de vie, 7 poésies, 4 chants, 1 slam) et son contenu absolument positif. Pour les interpréter, le choix de professionnels tels que le metteur en scène en vogue Ilyas Mettioui, la poétesse Anne Guinot, l’artiste Maggy Leoncelli ou encore Christiane Andrien, codirectrice du Théâtre de la Parole. Mi-avril, le projet qui porte le nom musical de «Lalela» – signifiant «écouter» en zoulou – est sur les rails et l’on peut désormais réserver sur le site non pas un auteur (qui se dévoile uniquement lors de l’échange téléphonique), mais une histoire pour une durée d’une dizaine de minutes. «Nous avons souhaité laisser les écouteurs opter pour un récit selon leur humeur du jour et provoquer aussi un effet de surprise», explique Laurent Develay avant d’ajouter que «ce sont des moments hors du temps, des perles de bonheur et des instants d’évasion». Dans cette démarche, il y a aussi, ajoute Daphné Leclef, «la volonté de transmettre du réconfort et de la chaleur humaine à travers les mots, la parole, le son de la voix, les chants, qui sont tous vecteurs d’émotions».
«Nous avons souhaité laisser les écouteurs opter pour un récit selon leur humeur du jour et provoquer aussi un e et de surprise.»
Solidarité et accessibilité
Le public, lui, se constitue «de vraies gens qui n’ont pas forcément un lien à la culture et qui n’ont peut-être même jamais assisté à une pièce de théâtre ou à une lecture de conte. Le fait qu’ils reçoivent un Lalela et que ce ne soit pas du tout dans l’entre-soi représente une véritable satisfaction pour nous», confie Laurent Develay.
Les témoignages et les remerciements affluent, que ce soit de la part de ceux qui racontent ou de ceux qui écoutent. «Elle en avait tellement tellement besoin! Elle est encore en larmes avec moi au téléphone», écrit un homme à propos de sa mère. Ou bien cette autrice pour qui c’est une «chance d’avoir pu pouvoir partager [son] poème» de cette manière si peu conventionnelle. Et puis bien sûr la reconnaissance des auditeurs, comme de cette femme pour sa grand-mère: «Je suis pleine de gratitude pour les artistes de la parole qui ont appelé ma mamie, l’espace d’un instant, elle a oublié son chagrin, sa solitude.»
Depuis la mise en place du projet, ce n’est pas moins de 600 histoires qui ont été réservées et la reconnaissance d’un savoir-faire dans ce médium inhabituel. Il est clair que, pour Laurent, «l’équipe de conteuses et conteurs a acquis une certaine expertise dans la propagation sonore d’émotions». Mais hors de question pour les initiateurs de s’arrêter là puisque deux éléments restent primordiaux: rémunérer leurs artistes et atteindre des populations isolées et en difficulté. Si ce duo engagé et passionné ne se rémunère toujours pas, ils ont réussi en quelques semaines à sortir du bénévolat leurs douze professionnels grâce à des partenariats. «Nos auteurs passent deux à huit heures chaque semaine à s’investir avec énergie dans le projet. C’était une priorité pour nous qu’ils soient payés.» C’est à force de persévérance que le couple a pu entrer en contact avec plusieurs associations, centres culturels ou institutions. À côté du soutien essentiel de La Maison du conte et de la littérature du Brabant wallon, on peut également citer la participation de l’asbl Article 27 – proposant des activités culturelles aux plus démunis –, du Théâtre de la parole et d’une collaboration avec le Centre culturel Jacques Franck réputé pour sa diversité sociale. Les maisons de repos ne sont pas en reste: plusieurs actions ont pu y être menées à bien, dont une grâce à l’aide de l’asbl Conte en balade, permettant d’offrir des histoires à huit résidents d’une maison de retraite située dans la commune de Woluwe–Saint–Lambert.
Et si demain la vie reprenait son cours normal, est-ce que Lalela continuerait d’exister? «Oui, car l’enjeu culturel va au-delà du confinement. Les personnes en situation de précarité n’avaient déjà pas, avant la pandémie, les moyens pour se rendre à des activités culturelles. Covid ou pas, la porte leur reste quasiment fermée. Nous aimerions élargir au maximum notre public avec en tête l’idée de proposer des Lalela en langues étrangères justement pour faciliter, on l’espère, l’accès à la culture de tous.» Nous l’espérons aussi.
En savoir plus
«Ce samedi, on éteint l’ordi pour rallumer la culture», Alter Echos web, 18 février 2021, Manon Legrand.