Article issu de notre dossier «École de transformation sociale: l’enquête dans l’enquête. L’imagination au pouvoir».
Comme souvent ces temps-ci, les idées innovantes viennent de France. Après les Territoires zéro chômeur de longue durée, qui sont en train d’essaimer sur le territoire belge après être nés chez nos voisins, voici qu’une autre idée en provenance d’outre-Quiévrain commence à faire du bruit chez nous: la sécurité sociale de l’alimentation.
Son principe est simple: créer en quelque sorte une nouvelle branche de la sécurité sociale, dédiée à une alimentation de qualité, durable, issue de l’agriculture paysanne. Via ce système, chaque citoyen, quels que soient son âge ou sa situation financière, recevrait un montant situé autour de 150 € par mois qui serait réservé à l’achat d’aliments auprès d’acteurs – producteurs, distributeurs, transformateurs – conventionnés selon des critères définis de manière démocratique. Autre possibilité : donner 100 euros aux consommateurs et mutualiser les 50 euros restant pour développer des politiques publiques ambitieuses : achats de terre, subvention des exploitations, construction d’infrastructures, ou encore mise en place d’un salaire/statut paysan.
Le système serait financé par une cotisation proportionnelle au revenu, comme dans tout système de sécurité sociale qui se respecte. «Il existe également un quatrième principe, qui est celui de la démocratie alimentaire, explique Jonathan Peuch, chargé de plaidoyer et mobilisation au Fian Belgium, la section belge de Fian international, une ‘organisation internationale qui consacre son travail à la lutte pour la réalisation du droit à une alimentation adéquate et à la nutrition pour tous’. Il s’agit de conventionner les produits que les gens ont envie de manger, en tablant sur le fait bien sûr que ce seront des produits locaux, durables, bons pour la santé, auxquels ils n’ont pas accès pour le moment.»
Chez nous, Fian Belgium est devenu l’un des fers de lance de la diffusion de cette idée. Mais le projet est donc bien né en France, à l’initiative du «Collectif pour la sécurité sociale de l’alimentation». Composé de membres comme la Confédération paysanne ou encore le Réseau Civam – une organisation professionnelle agricole attachée à l’éducation populaire qui regroupe 12.000 fermes –, il compte aussi dans ses rangs le Réseau salariat du sociologue et économiste Bernard Friot, qui n’en est pas à son coup d’essai en termes de création de nouveaux pans de la sécurité sociale, puisqu’il propose aussi, sur le même modèle, la création d’une sécurité sociale de la culture. Une idée qui a fait pas mal de bruit en pleine pandémie de Covid, durant laquelle le secteur culturel a beaucoup souffert.
Alternatives inoffensives
Pour Jonathan Peuch, une sécurité sociale de l’alimentation aurait beaucoup d’avantages. Elle permettrait de rassembler et de résoudre deux grandes questions se trouvant aujourd’hui dans une certaine impasse. Il y a tout d’abord l’impossibilité à changer de modèle agricole, basé sur l’agriculture industrielle. «Le poids des défenseurs de ce modèle est trop important. Tout la législation actuelle, aussi, la favorise, analyse Jonathan Peuch. Depuis plusieurs années, toutes sortes d’initiatives comme le bio, les Gasap – (groupes d’achats solidaires de l’agriculture paysanne) – ou encore les circuits courts sont bien sûr apparues, et ça marche plutôt bien. Mais les agriculteurs se rendent compte qu’elles sont réservées à une certaine clientèle, qui est soit en mesure de fournir des efforts financiers, soit personnels ou même cognitifs pour y avoir accès et pour permettre à ces initiatives d’exister, parce qu’elles sont peu encouragées politiquement. Ce sont des niches, des ‘alternatives inoffensives’ en quelque sorte, qui ne parviennent pas à changer le système dans son ensemble.»
«Jusqu’il y a cinq ans, on ne parlait pas de l’alimentation comme un droit humain en Belgique.» (Jonathan Peuch, Fian)
Autre impasse, ensuite: le constat, fait par les réseaux de lutte contre la pauvreté, d’une augmentation des inégalités et du recours de plus en plus important à l’aide alimentaire. «Jusqu’il y a cinq ans, on ne parlait pas de l’alimentation comme un droit humain en Belgique. Il y avait cette idée que, malgré la pauvreté, presque tout le monde avait accès à la nourriture. On pensait que c’était pour l’Éthiopie, la Somalie. Or aujourd’hui, en Belgique, 600.000 personnes demandent de l’aide alimentaire alors qu’on en était à 100.000 dans les années 2000. Ça devient préoccupant», continue Jonathan Peuch. Une aide alimentaire qui est, de plus, souvent basée sur les invendus issus de… la grande distribution et de l’agriculture industrielle, ne fournissant souvent que des produits de basse qualité. «Ce qui est aussi un enjeu de santé pour les publics fragiles», analyse Jonathan Peuch.
Avec son système, la sécurité sociale de l’alimentation permettrait donc de dépasser ces écueils. Un constat qui pousse aujourd’hui le Fian à diffuser un maximum cette idée. D’abord au niveau des individus. Puis des organisations. Puis des politiques… «Nous sommes en train de toucher les organisations, explique Jonathan Peuch. Il s’agira ensuite de mettre en place un plaidoyer avec celles qui sont intéressées; plaidoyer que l’on pourra utiliser dans nos contacts avec les politiques en vue des prochaines élections.»
À Bruxelles, une proposition de résolution portée par Ecolo va demander au gouvernement fédéral d’étudier la faisabilité d’une sécurité sociale de l’alimentation.
Parmi les structures intéressées, on retrouve notamment le MOC (Mouvement ouvrier chrétien). «Attention, il n’y a aucune position officielle du MOC sur ce sujet, prévient tout de suite Zoé Maus, qui travaille pour le CIEP (Centre d’information et d’éducation populaire), une structure en charge des activités éducatives et culturelles du Mouvement ouvrier chrétien. Mais il y a un intérêt, quelque chose s’est allumé, même s’il ne s’agit pas encore d’un grand feu de joie.» Pour un mouvement comme le MOC, les obstacles sont en effet nombreux. Il y a tout d’abord la radicalité du projet «communiste, anticapitaliste, qui n’est pas unanime au sein des mouvements sociaux, des syndicats». Le fait, aussi, que la grande distribution reste une grande pourvoyeuse d’emplois. Et puis il y a aussi la question des coûts. «La curiosité au sein du MOC est vite confrontée à la question du financement – estimé à 20 milliards d’euros par Jonathan Peuch, NDLR. L’argent existe, mais où est le rapport de force actuel pour renforcer le financement général de la sécurité sociale?», s’interroge Zoé Maus, qui garde malgré tout bon espoir, en notant que «depuis des années, on laisse le contrôle de l’alimentation à la grande distribution. Il est temps de changer».
Le fédéral bientôt sollicité?
Même si le Fian n’a pas encore lobbyé du côté politique, cela ne veut pas dire que certains partis ne s’intéressent pas à la sécurité sociale de l’alimentation. Ici, c’est du côté d’Écolo que les travaux semblent les plus avancés. À Bruxelles, la députée Farida Tahar travaille sur une proposition de résolution visant «à instaurer une mise en œuvre effective du droit à l’alimentation». Dans la pratique, elle proposera notamment de faire en sorte de généraliser la distribution des chèques alimentaires par les CPAS à l’ensemble… des CPAS bruxellois. «Certains l’ont déjà fait durant la pandémie», précise-t-elle. Le texte insiste aussi sur une alimentation saine et durable.
Mais, tout aussi intéressant, la proposition de résolution demande également au gouvernement fédéral d’étudier la faisabilité d’une sécurité sociale de l’alimentation… «C’est bien au fédéral que ça va se jouer, parce que c’est là que se situent les compétences pour mettre cela en œuvre», conclut Jonathan Peuch.
Déjà des projets sur le terrain:
Si on en est encore à la réflexion en Belgique, cela ne veut pas dire que des projets de terrain ne s’inspirent pas déjà de certains aspects de la sécurité sociale de l’alimentation. C’est le cas de «Kom à la maison», un resto participatif et solidaire situé dans le quartier de la Chasse, à Etterbeek. Il est ouvert depuis novembre 2020. Son principe est simple: créer du lien et proposer une alimentation durable. En cela, ce restaurant s’inscrit pleinement dans le mouvement pour une sécurité sociale de l’alimentation durable, en favorisant des formes de mixité sociale tout en garantissant une accessibilité des prix à cette alimentation. «La cuisine est un très bon moyen de créer du tissu social», confie Alix Rijckaert, l’une des porteuses du projet. En 2018, cette journaliste pour l’AFP décide d’arrêter son boulot et part à la recherche d’un projet utile. C’est dans ce cadre qu’elle découvre un projet français, Les Petites Cantines, un réseau de cantines de quartier, ouvertes à tous, dont l’objectif est de développer les liens de proximité (intergénérationnel et multiculturel) et de promouvoir l’alimentation durable. «Petit à petit, en me formant, en parlant de ce projet à gauche, à droite, l’aventure s’est lancée.» Une première en Belgique. À Kom à la maison, tout le monde est le bienvenu. «Tu peux venir participer en cuisinant, en te posant, en buvant un petit café, en mangeant, en restant pour la vaisselle…», poursuit Alix.
Dans ce restaurant, ce sont les habitants du quartier qui cuisinent et partagent le repas. Les cuistots arrivent vers 9 h, et après avoir pris le temps d’un thé ou d’un café, la petite équipe élabore le menu ensemble avant de mettre la main à la pâte.
L’addition est à prix libre. Le restaurant a calculé qu’un repas coûte en moyenne 10 euros. «Un montant qui permet de couvrir trois charges principales: le loyer, la rémunération d’un ETP qui fait tourner le restaurant, l’achat de marchandises, explique Alix. Le restaurant récupère des invendus d’un magasin bio situé dans le quartier, mais achète aussi des fruits et légumes à un maraîcher situé en dehors de Bruxelles.»
Kom à la maison souhaite accueillir un public d’une grande diversité en termes de revenus, d’âges ou de cultures. «On veut baisser tous les obstacles, ce qui va permettre à certains publics de manger sainement et durablement. Le prix libre est très important pour cela, sachant que chacun va payer en fonction de ses moyens», ajoute Alix.
Mais il y a d’autres aspects importants à Kom à la maison. On y cuisine végétarien. «C’est d’abord une question d’inclusivité, mais c’est aussi une manière d’évacuer un débat clivant sur la viande qui empêche tout un public de venir. C’est surtout l’occasion de mettre en avant une alimentation saine, tout en étant gourmande», conclut Alix.
ÉCOUTEZ LE PODCAST » PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE, QUAND SE NOURRIR DIGNEMENT EST UNE GALÈRE »
Un podcast de l’Agence Alter, en partenariat avec l’École de Transformation Sociale et BNA-BBOT
Réalisation : Marie-Eve Merckx (Agence Alter) et Flavien Gillié (BNA-BBOT)
L’ETS est un projet co-organisé par le Forum– Bruxelles contre les inégalités, Bruxelles Laïque, le Conseil bruxellois de coordination sociopolitique, la Fédération des services sociaux, HE2B–IESSID et l’Agence Alter. Avec le soutien de la Fondation CERA, la COCOF, la COCOM, la Fédération Wallonie-Bruxelles.
En savoir plus
«Des invendus alimentaires lucratifs?», Alter Échos n° 494, mai 2021, Jehanne Bergé.
«Toujours plus tributaires de l’aide alimentaire», Alter Échos n° 489, décembre 2020, Cédric Vallet.
«Le Covid-19 étouffe le secteur de l’aide alimentaire», Alter Échos n° 483, avril 2020, Emilie Gline.
«Aide alimentaire: la nouvelle mue des fonds européens inquiète», Alter Échos n° 473, mai 2019, Eric Walravens.