Des idées claires et généreuses, un sens aigu de la morale et du respect et, pour ne rien gâcher, l’humour comme second commandement, le premier substitut du procureur du Roi au tribunal de la jeunesse de Nivelles, se voit avant tout comme un éducateur. Portrait d’Éric Janssens.
Le tribunal de la jeunesse de Nivelles est situé dans une arrière-cour de l’ancien palais de justice, sur la Grand-Place. On accède à l’aile « jeunesse » en empruntant l’ascenseur jusqu’au -1, en traversant une cour tristounette remplie de voitures. Les bâtiments sont de ceux que l’on pourrait croire érigés à la hâte,pour caser un surplus de personnel. Pour trouver le bureau d’Éric Janssens, il faut encore suivre un dédale de couloirs aux couleurs mochardes mais surtout encombrés de paperasse. Serait-ce une métaphore poujadiste de la Justice ? Où que l’on porte le regard, les bureaux minuscules croulent sous des piles de papiers, le mobilier est sommaire et les chaises dépareillées… Les dossiers défient les lois de l’équilibre et menacent à tout instant de répandre leur contenu sur le sol.
Nous voici enfin devant le bureau ad hoc. Un oui sonore, comme chanté, retentit derrière la porte. Monsieur le magistrat a un style très personnel de l’accueil… Là aussi, les dossiers s’empilent, « l’urgent » côtoie le « très urgent ». Mais les signes de vie se bousculent et cassent le formalisme que l’on peut attendre d’un bureau de magistrat : sur les murs, dessins d’enfants, photos de famille, slogan du Mrax épinglé comme une devise « La paix, ça commence entre nous », des affiches de Child Focus, du numéro d’appel 103 ou d’un lointain concert de Philippe Lafontaine et surtout, une incroyable plante grimpante dont les tiges feuillues font exactement le tour de la pièce. Il faut dire que la pièce n’est pas bien grande… « Je dois aussi accueillir des stagiaires », précise Éric Janssens en désignant le petit bureau en face du sien. Mais l’homme a trop de boulot et de responsabilités pour s’attarder sur les conditions matérielles de leur exercice. Voici vingt ans qu’il œuvre au Parquet de Nivelles où il est devenu premier substitut du procureur du Roi et bientôt trois ans qu’il dirige l’Union francophone des magistrats de la jeunesse (UFMJ). Un rôle qu’il reprendra volontiers pour un second mandat en juin prochain.
Sa verve, ses discours progressistes et souvent à rebrousse-poil du « tout sécuritaire » ambiant, font mouche dans les médias : et puisque l’objectif de l’UFMJ est de se faire entendre… Pourtant, sur le plan professionnel, ce dont il est peut-être le plus fier, c’est de présider l’asbl d’Aide à l’enfance l’Amarrage1.« Il s’agit de petites maisons familiales qui tentent de ressembler le plus possible aux foyers traditionnels. Les responsables éducatifs vivent sur place et offrent une vie de famille aux enfants accueillis », explique Éric Janssens. Comme il a également participé à des activités de sport aventure avec les jeunes depuis vingt ans (avec l’association Spinnaker), l’Amarrage s’est aussi dotée d’un « Chenal », projet pédagogique particulier (PPP) qui propose des séjours humanitaires de rupture2 à des jeunes en « décrochage social ». « Dimanche, je rejoins cinq jeunes qui vont trois mois au Bénin. Nous allons rencontrer les équipes encadrantes sur place. Il s’agit d’un séjour à la fois de type humanitaire mais aussi d’apprentissage. Ils vont travailler avec des artisans locaux et leur formation sera reconnue à leur retour en Belgique. » Il enchaînera quelques jours plus tard – « par le plus grand des hasards » – avec une petite mission de formation de magistrats au Congo (Kinshasa).
Le respect, au centre des pratiques
« Je pars dans trois jours, j’y penserai le matin au moment de prendre l’avion, pas avant. D’abord, il y a une tonne de choses à régler ». On le croit sans peine. Avec un enthousiasme communicatif, il parle de son métier comme d’un sacerdoce. « Être magistrat de la jeunesse, c’est un travail à temps plein, très impliquant, tout simplement parce que ce sont des matières humaines. La justice, c’est toujours une réponse humaine à un problème humain. » Nous y voilà ! Bientôt, il nous confiera sa formule magique : « Le respect ! Il est au centre de tout. On apprend le respect aux jeunes par l’exemple. Il faut transpirer le respect, il faut être non-jugeant. Plus je suis dans la justice, plus je suis non-jugeant. On ne peux pas résumer quelqu’un à ses actes ! » Il rappelle ce que tous les défenseurs de l’enfance martèlent : dans l’Aide à la jeunesse, 90 % des jeunes pris en charge sont des victimes, « et 100 % des jeunes sont, ou ont été, victimes du manque de respect. L’intelligence du système, c’est d’offrir des réponses éducatives à tous les enfants. La seule exception, c’est Everberg… »
La première marque de respect qu’il peut offrir à un gamin, c’est de considérer qu’il est unique. « On doit faire dans la dentelle avec eux : leur apporter une réponse spécifique parce que chacun est particulier. C’est pourquoi nous devons utiliser à bon escient les 27 services de l’Aide à la jeunesse ». S’il se décrit comme un « enfant de la loi de 1965 et du décret de 1991 »3, dont il salue l’intelligence, il regrette néanmoins la révision de la loi qui « s’inspire beaucoup trop du pénal, sur le fond, et semble avoir été réécrite avec les pieds, sur la forme ». Au-delà de la critique, il pointe une autre problématique de fond : « Si l’on veut respecter les enfants et leur famille, il faut que la société leur donne des moyens objectifs de respecter les lois. C’est une question de dignité. Il est inique de demander que chacun respecte la loi de la même façon alors que certaines personnes ont des conditions d’existence inacceptables », insiste Éric Janssens. Et parce qu’il lui tient à cœur de mettre ses interlocuteurs à l’aise, à coup de rires sonores ou de boutades argotiques, il confirme gaillardement : « C’est toudi les p’tits qu’on spotche ! » Quand le bon sens populaire rejoint les convictions humanistes d’un magistrat… Des convictions qui lui font dire que les capacités éducatives des familles sont avant tout liées à l’éducation qu’ont reçue les parents et non pas à des considérations sociales,économiques ou philosophiques. Et cet ancien élève de l’école catholique glisse alors, entre deux considérations sur l’importance du rôle des parents, qu’il est favorable à l’adoption par les couples homosexuels – « parce qu’il n’y a aucune raison qu’ils fassent de bons ou moins bons parents que les hétéros, l’amour n’a pas de sexe ! »
« Être quelqu’un pour quelqu’un »
« La vraie question à se poser, face à un enfant, c’est celle de ses réseaux relationnels. Qui va se mobiliser pour lui ? Il y a une vraie inégalité entre les enfants à ce niveau-là. Et il y a des raisons de s’inquiéter lourdement quand le jeune est dépourvu de réseaux relationnels. On a tous besoin d’être quelqu’un pour quelqu’un. Chaque enfant a besoin d’un référent adulte qui va lui assurer un cadre éducatif. » Cette certitude lui fait dire que l’avenir de l’Aide àla jeunesse se trouve dans le « milieu ouvert mandaté ». Sans renier l’importance des IPPJ (instituts publics de protection de la jeunesse) dans le dispositif, il doute pourtant de l’intérêt de « tripler les lieux d’enfermement ». « Je pense qu’il serait plus efficace, et aussi moins coûteux sur un plan strictement économique, d’aider les familles et les jeunes par de l’aide contrainte bienveillante. C’est-à-dire d’offrir un cadre et un soutien par rapport à des besoins éducatifs et ce, à durée indéterminée. Aujourd’hui, on se contente trop vite de dire qu’il n’y a pas de demande pour expliquer qu’on ne fait rien. On ne travaille pas assez l’accroche avec les gens. Ceux qui ont le plus besoin d’aide sont rarement ceux qui font les demandes. »
Le magistrat serait-il un brin paternaliste ? Il s’en défend. « L’homme est un être relationnel, on a tous besoin des autres pour s’en sortir. Dire qu’un jeune ne veut pas d’aide, c’est trop court. » De même, « donner tout l’amour du monde ne suffit pas, il faut aussi une capacité éducative ». Il cite pour exemple des familles aimantes et néanmoins maltraitantes pour les enfants. Et si la priorité est de permettre aux enfants de grandir dans leur famille, il est absolument nécessaire d’intervenir quand l’épanouissement ou les besoins de l’enfant sont en danger. Mais toute intervention doit être émancipatrice. Il s’agit de respecter l’autre et sa culture personnelle, «cheminer avec lui, lui permettre de prendre ses responsabilités ». Et pour que les choses soient bien claires, le magistrat insiste : « Je rejette autant le paternalisme que la logique d’assistanat. Pour moi, le RIS que l’on balance aux jeunes [NDLR : revenu d’intégration sociale] peut être une aberration ! Donner de l’argent contre « rien », ce n’est pas respectueux des gens. » Pour Éric Janssens, le véritable enjeu est de remobiliser les jeunes au sein de la société et de leur offrir à tous une véritable place.
Décloisonner
En filigrane, les questions du lien, des relais, de la solidarité transparaissent. « Seul, on n’est rien, répète Éric Janssens. Le cloisonnement est l’un des premiers signes de maltraitance dans les familles. » Et le décloisonnement ne vaut pas que pour les familles : il doit également s’appliquer aux pratiques des professionnels. Il travaille donc avec une équipe pluridisciplinaire où les intervenants prennent en charge les aspects psychologiques, éducatifs, médicaux, juridiques, sociaux, etc. «Nous devons travailler avec un réseau cohérent, multidisciplinaire et à taille humaine. C’est le seul moyen d’apporter des réponses pertinentes et efficientes aux problèmes. »
À écouter parler Éric Janssens sur des problématiques que l’on devine longuement disséquées, à le voir « s’émerveiller du formidable potentiel des jeunes », on se demande d’où lui vient cette vocation. « Je suis passionné d’éducation. Dès le début de mes études, je savais que je voulais travailler dans la jeunesse. » Lui qui a fait de bons collèges, voue un respect sans faille au souvenir de ses potes d’enfance issus de quartiers populaires. Et puis, il y a sans doute des raisons plus intimes qu’il n’évoquera pas, concédant simplement que ses choix professionnels lui permettent de répondre à des questions personnelles.« Mon métier est une vraie passion mais en tant que magistrat, je suis tout à fait remplaçable. Je dois d’ailleurs veiller à ce que les dossiers suivent leur cours même si je me fais écraser par un bus, demain. C’est sur le plan privé que nous sommes irremplaçables, en tant que papa, conjoint… ». Pas étonnant que le premier substitut du procureur du Roi accorde une telle place – la première – à la famille dans les mécanismes d’aide à l’enfance. C’est qu’il estime qu’elle est le modèle idéal pour l’épanouissement de l’enfant lorsqu’elle est aimante, encadrante et lui confère une place où il est unique. C’est aussi que la sienne compte plus que tout à ses yeux. Papa de trois grands ados âgés de 14 à 18 ans, il estime que finalement, « les jeunes sont très peu délinquants par rapport à ce que la société leur fait subir. La pire des violences, c’est celle-là : celle des modèles d’hyper-consommation, de la promotion de l’alcool, du tabac ou de la pornographie à l’égard des jeunes. » Un message qu’il ne se lasse pas de répéter à ceux qui se trompent systématiquement de cible.
Rappeler le cadre : le rôle du procureur du Roi
Au niveau de l’arrondissement judiciaire, le procureur du Roi, ses premiers substituts et substituts agissent en qualité de Ministère public auprès du tribunal où ilssont établis. La mission du Ministère public est la sauvegarde des intérêts généraux de la société devant les tribunaux. Il doit veiller aurespect de la loi et à son application dans l’intérêt de la collectivité. Ce qui fait dire à Éric Janssens que son rôle est aussi celui d’unéducateur. « Je dois rappeler aux jeunes ce qu’est le cadre légal, la norme. La société, elle, doit leur donner les moyens de le respecter. »
1. L’asbl Aide à l’enfance, créée en 1973 sous le nom Aide aux maisons familiales, agréée et subsidiée par la Communautéfrançaise, abrite l’Amarrage, un service d’accueil et d’Aide à la jeunesse
– adresse : rue de la Croix, 68 à 1420 Braine-l’Alleud
– site : www.amarrage.be
2. Sur le sujet, voir Alter Échos n° 265.
3. Loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la Jeunesse.