La scène en bois est couronnée de lettres géantes formant le mot «ESPERANZAH!». Il y a encore des instruments de musique qui traînent, dernières traces du set précédent, mais pour l’heure un pied, un micro et un tabouret font largement l’affaire. Ce samedi après-midi de juillet, Moana, Siham, Letiza, Sarah et Dena se succèdent sur l’une des planches du festival Esperanzah, qui a lieu à Floreffe. Seule la dernière a déjà un spectacle monté, les autres stand-uppeuses amateures profitent de l’espace offert à leur Atout Comedy Club pour s’essayer en public. Cela, pendant une heure, avant la pluie. «On a fait face à un parterre très engagé, se souvient Moana Genevey, qui campait le rôle de maîtresse de cérémonie. On l’a ressenti dans l’enthousiasme: dire que l’on est lesbienne déclenchait une ola d’approbation tandis que des sujets un peu moins militants faisaient moins rire.» Dans le civil, Moana travaille pour Equinet, une organisation européenne qui protège et défend les victimes de discrimination. Un job qui l’amène à faire du lobbying auprès d’un microcosme professionnel «dont il est parfois difficile de voir l’impact». Avec l’Atout Comedy Club, elle rencontre un public beaucoup plus varié dont le feed-back, le rire, est le plus direct qu’elle puisse recevoir. «Il y a quelque chose de très puissant dans l’humour: des faits, de l’émotion et un discours élaboré n’ont pas toujours la même puissance qu’une dénonciation par le rire.»
La Grenobloise s’est longtemps refusée au stand-up, bloquée par un sentiment d’illégitimité. Quand une amie la convainc de rejoindre un groupe d’écriture pour femmes, elle y partage rapidement le constat que le milieu du rire est à la fois très masculin et plutôt réfractaire. «Ce n’est pas conscient, mais il y a une sorte d’effet ‘boys club’ de gars qui ne se veulent pas excluants, mais qui peuvent laisser peu de place aux femmes», soutient celle qui participe en 2021 à la création de l’Atout Comedy Club, un espace «safe» réservé aux dames et aux minorités de genre qui place ces néo-humoristes dans les meilleures conditions pour s’exprimer et faire rire. C’est déjà un acte engagé en soi, mais chacune des participants s’attaque en outre à des thèmes généralement plus militants que sur certains autres plateaux. «Quand on est une femme, une personne racisée ou issue d’une minorité de genre, on subit inévitablement un certain nombre d’oppressions, enchaîne Moana. À l’Atout, comme on parle de soi, ça amène forcément à aborder des sujets politiques. Notre seule petite règle, c’est de ne pas tenir de propos sexistes, homophobes, sexophobes, racistes…» Ouvert à tous peu importe le niveau de pratique, tantôt à huis clos tantôt face à d’autres débutants, le club bruxellois organise par ailleurs des ateliers ayant pour vocation d’aider les apprentis comiques à se sentir légitimes, à limiter leur stress et à recevoir des retours. À terme, l’objectif est de contribuer à la création de scènes pour tous où «tout le monde se sent bien avant, pendant et après. Un moment important, festif et joyeux où l’on prend soin les uns des autres».
Théâtre d’empowerment
Laisser à chacun l’occasion de s’exprimer sans se référer aux standards classiques du talent, c’est aussi le crédo des Polymorphistes. À travers la création de spectacles, cette compagnie bruxelloise assure la promotion des disciplines artistiques les moins représentées, comme le clown ou le conte, de personnes issues de la diversité et des minorités ainsi que de projets participatifs. Les fondateurs Fabienne Audureau et Hakim Trabelsi Bononato ont imaginé leur asbl en sortant déçus d’une pièce sur les migrants en Méditerranée «interprétée par des comédiens qui n’étaient concernés ni culturellement ni politiquement», râle encore Hakim. Le duo crée alors sa compagnie avec un postulat de départ assez simple: laissons les citoyens parler des problématiques qu’ils traversent. «L’art est un outil d’émancipation, pas de reproduction des inégalités sociales qui favorise la parole de certains au détriment de celle d’autres, estime le directeur artistique. Si je ne suis ni femme ni réfugiée, je ne peux pas comprendre réellement ces réalités donc autant qu’elles s’expriment elles-mêmes.»
«Il y a quelque chose de très puissant dans l’humour: des faits, de l’émotion et un discours élaboré n’ont pas toujours la même puissance qu’une dénonciation par le rire.»
Moana Genevey, stand-uppeuse
De septembre à février, les Polymorphistes organisent formations et ateliers pour permettre à ceux qui le veulent de «travailler sur des enjeux communs qui les concernent directement». Même si ce n’est pas évident de convaincre des amateurs de se lancer dans le spectacle. «Il y a tout un travail à faire de déconstruction des considérations élitistes, cela passe principalement par la mise en avant de l’aspect politique des propos qui seront tenus», glisse Hakim. Irrémédiablement, les histoires des participants sont souvent trash, abordent le harcèlement, un passage en prison, un viol… Tous sont là pour lutter et faire acte politique, mais pas pour déprimer. Pas question donc de s’affranchir de légèreté ni d’humour. «Les gens ne viennent pas faire du théâtre, mais du théâtre de l’opprimé (un ensemble d’outils qui permettent de développer une réflexion critique sur une réalité sociale, NDLR).» Les créations sont ensuite présentées à un public déjà au parfum de chaque thématique, qui sera toujours interpellé et invité à intervenir. Cela, pour chercher des alternatives à un cas présenté comme sans issue. «On ne fait pas de l’éducation ni de la sensibilisation: on ne va pas enseigner aux hommes ce qu’ils doivent faire ou pas, il existe d’autres outils pour cela, précise Hakim. Notre but, c’est que les participants sortent d’ici en étant armés pour répondre à une situation déjà vécue qui pourrait se répéter. C’est de l’empowerment.»
Chorales de cœur
La tradition du militantisme à travers l’art n’est pas tout à fait récente. Des techniques comme le drama sont depuis longtemps utilisées pour favoriser la parole et faire prendre conscience de certaines oppressions. Le mouvement punk rock des années 80-90 s’est quant à lui bien assez employé à contester l’ordre établi. «Aujourd’hui, l’engagement ne se concentre plus exclusivement sur le registre de la lutte des classes traditionnelles ou celui du travail opposant des jeunes de milieu précaire à ceux de la classe moyenne ou bourgeoise, précise le docteur en sociologie Bruno Frère. La précarité continue d’alerter les artistes, mais sur des thématiques plus modernes comme l’inégalité genrée, la domination patriarcale, le racisme…» Les formes aussi évoluent. À Namur, la chorale militante La Casserole fonctionne en autogestion, soit sans chef de chœur. Ses membres se rassemblent régulièrement pour choisir et arranger des chants, avant de les apprendre par eux-mêmes. Protection sociale, climat, justice migratoire… les thèmes sont variés et très politisés. «C’est une façon de partager son opinion sans se sentir isolé, place la choriste Hélène Jane-Aluja. Je trouve le chant très rassembleur, tout le monde aime la musique. C’est aussi une vraie porte d’entrée vers l’engagement: ceux qui viennent au départ juste pour chanter finissent toujours par discuter avec un(e) voisin(e) qui va indirectement les sensibiliser.»
Plus jeune, Hélène s’est essayée au piano, mais elle ne se considère pas pour autant comme dotée de compétences musicales spécifiques. Ça tombe bien: La Casserole n’exige pas de ses choristes un quelconque niveau de pratique. «Les chants sont accessibles et il est très facile de se rattraper si on rate une répétition, reprend la Namuroise. Cela ne nous permet peut-être pas d’organiser des concerts traditionnels, mais c’est parfait pour venir en soutien lors d’actions et de manifestations. Non seulement on s’engage par notre présence, mais en plus on a un apport spécifique, quelque chose de joyeux, de léger.» Lancées par le Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), cinq chorales militantes ont déjà vu le jour en Belgique francophone. L’asbl leur a d’ailleurs mis à disposition plusieurs Kantos Kolektos, ces carnets de chants bourrés de textes de Mercedes Sosa, Abd Al Malik, Gaël Faye, Le Forestier et autres artistes positionnés dont les chorales reprennent les morceaux. Sans toucher aux paroles. Ce qui compte, c’est justement le texte. Hélène considère La Casserole comme un mouvement citoyen qui fait de la politique différemment. «À travers nos combats pour la justice sociale et climatique, on amène à notre manière nos idées sur la place publique.» Pour la chanteuse, la forme artistique permet de tenir des discours et des messages qui ne passeraient pas autrement. «Ces temps-ci, tout ce qui touche à la justice migratoire n’est pas facile à aborder, on sent que c’est tendu dans le débat public. Avec La Casserole, on aborde le sujet en étant aussi grave qu’engagé, mais le chant permet d’ouvrir la discussion et d’échanger de façon détendue.»
L’athlète de rue
Léopold Kapata a longtemps été athlète de haut niveau. Sa spécialité: le triple saut, dont il a été vingt fois champion de Belgique. Aujourd’hui jeune trentenaire, le Bruxellois est toujours actif dans le sport, mais surtout en tant qu’entraîneur. Quand son boulot de directeur de Lézarts urbains, un organisme d’éducation permanente axé sur la pratique des cultures urbaines, lui en laisse l’occasion. «Je vois une analogie entre le sport et la culture, soutient-il. Artistes et sportifs sont un peu pareils: ce sont des gens qui galèrent et vivent leur passion à plus de 100%. Qui peuvent faire passer des messages, aussi.» Léopold essaie ainsi d’entraîner ses jeunes dans une optique de fédération, de respect et d’amitié. «Ce que l’on inculque aux gamins est un plus pour eux et la société. Faire des gens capables, réfléchis et qui ont confiance en eux, c’est ça qui me tient à cœur.»
«Artistes et sportifs sont un peu pareils: ce sont des gens qui galèrent et vivent leur passion à plus de 100%. Qui peuvent faire passer des messages, aussi.»
Léopold Kapata, Lézarts urbains
À travers ses ateliers d’émancipation, de décloisonnement, de prise de parole, de coaching scénique ou grâce à son large réseau de producteurs, Lézarts urbains entend quant à lui favoriser l’expression d’idées à travers la musique, le rap, les courts métrages, la danse… «Les gens issus des milieux populaires ne reçoivent pas suffisamment la parole, pense l’athlète. Les danseurs, par exemple, s’expriment dans la rue, là où aucun programmateur ne vient les chercher. Nous, on offre l’infrastructure et le soutien nécessaires à la création d’œuvres et à la diffusion de messages d’inclusion ou de justice sociale auprès d’un plus large panel de personnes.»
Comme beaucoup d’artistes débarquent avec l’idée de créer un «après», de structurer quelque chose, plusieurs associations ont déjà vu le jour à la suite de projets coordonnés par Lézarts urbains, tels que «Fais le trottoir», spécialisé en graff’, ou le label de rap La Brique. «La création de labels indépendants participe vraiment d’une lutte politique anti-capitaliste à travers le rejet des majors (industries musicales, NDLR) et des grosses plateformes, reprend le sociologue Bruno Frère. C’est similaire à ce que faisaient les punks des années 80-90 en refusant de signer sur de gros labels de disque.» Bruno Frère en est persuadé: l’art comporte toujours une dimension politique et la façon dont on le consomme aussi. «On ne dit pas la même chose de ce que l’on est politiquement que l’on écoute du rap, de l’électro ou de la musique classique. C’est pareil en peinture et ailleurs. Séparer l’art et la politique est juste étrange.» Alors les citoyens s’emploient à les associer. Biberonnée à l’Atout Comedy Club, Moana est d’ailleurs en passe de faire du stand-up son métier. En parallèle à son job chez Equinet, elle se produit à mi-temps en solo et en trio. Et a une tournée de prévue en France en décembre.