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Regard critique · Justice sociale
Le bobo mange bio, le bobo porte des chapeaux... Mais qui sont les bobos ? Et surtout quels sont les enjeux politiques, médiatiques et sociaux à l’oeuvre derrière l’utilisation du qualificatif de bourgeois bohème ?

Le terme apparaît au début des années 2000 et va s’imposer rapidement dans le langage commun au point de figurer dans le dictionnaire. Pourtant, le bobo ne repose sur rien. Dans Les bobos n’existent pas, plusieurs sociologues français, spécialistes de la gentrification, ont travaillé sur le concept pour détricoter la trajectoire du terme et les enjeux politiques, médiatiques et sociaux à l’oeuvre derrière l’utilisation du qualificatif de bourgeois bohème. Sylvie Tissot a participé à cet ouvrage fleuve et répond aux questions d’Alter Echos.

Alter Echos : Le terme, omniprésent dans les médias, donne l’idée que les bobos seraient partout. Or, il s’agit d’un concept fourre-tout…

Sylvie Tissot : Plusieurs raisons éclaircissent cet usage aussi variable. Même si je vois deux types d’explications principales. D’abord, par paresse intellectuelle, ou facilité, il permet de désigner des transformations difficiles à appréhender comme, par exemple, le basculement de certaines municipalités comme Paris à gauche au début des années 2000 ou encore ce qu’on appelle la gentrification. On peut alors dire : ce sont les bobos qui ont élu Delanoë, ou alors tel quartier se « boboïse »… sans expliquer grand chose en réalité car on ne sait jamais de quelle population on parle exactement. Cette facilité s’explique aussi par le fait que le terme a été initialement utilisé dans les pages « style de vie » et « tendance », qui traitent le sujet des « bobos » dans un style léger, parfois moqueur. L’autre explication, plus inquiétante, renvoie aux fonctions idéologiques que remplit le discours sur le « bobo ». La première de ces fonctions, bien perçue par la droite, c’est de mener une charge politique très violente contre la gauche. Le bobo serait quelqu’un de gauche, et on cherche, comme le fait le candidat Nicolas Sarkozy en 2007 et comme ce sera le cas en 2012, à réhabiliter les valeurs du travail, la défense de la nation menacée par l’immigration et fustiger les valeurs de 68, en dénonçant le bobo et en s’opposant aux valeurs qu’il porterait. Si les bobos sont critiquables car foncièrement hypocrites et égoïstes, déconnectés des réalités et des classes populaires, les causes qu’ils défendent n’ont dès lors que peu de valeurs, à en croire leurs détracteurs. Dans les discours que l’on a analysés, on se rend compte que l’envers des bobos, ce sont des classes populaires blanches, masculines habitant dans le péri-urbain, et par définition indifférentes aux questions de l’écologie, du féminisme, de l’anti-racisme, questions auxquelles seraient sensibles les fameux bobos.

Alter Echos : Dans ce clivage, où le bobo devient une insulte politique, ce terme, même sans fondement scientifique, repose tout de même la question des rapports sociaux. Vous évoquiez celui vis-à-vis des classes populaires, mais le terme laisse aussi dans l’ombre le rôle de la bourgeoisie…

Sylvie Tissot : Le bobo est devenu la figure du privilégié. Se focaliser sur ce dernier permet de passer sous silence les formes de domination sociale, culturelle, économique dans lesquelles les classes supérieures – ou dit autrement, la bourgeoisie – jouent un rôle prédominant, notamment en ville. Cette catégorie dispose de ressources considérables pour maintenir un entre-soi, et mettre à distance, parfois violemment, les classes populaires, et plus encore les classes populaires racisées. A travers le discours sur le « bobo », on visibilise des groupes – dont les frontières, encore une fois, sont très floues -, et on en invisibilise d’autres. D’un point de vue scientifique et politique, c’est très problématique. D’ailleurs, la confusion la plus totale règne dans la mesure où, à propos des « bobos », on évoque des pratiques caractéristiques d’une bourgeoisie très dotée en capital économique comme le fait d’avoir un 4×4, et d’autres, plus largement répandues comme l’usage du Vélib à Paris. Cette confusion permet de diluer les hiérarchies sociales, de les brouiller, et surtout d’occulter le rôle des classes supérieures.

Le bobo serait quelqu’un de gauche, et on cherche, comme le fait le candidat Nicolas Sarkozy en 2007 et comme ce sera le cas en 2012, à réhabiliter les valeurs du travail, la défense de la nation menacée par l’immigration et fustiger les valeurs de 68, en dénonçant le bobo et en s’opposant aux valeurs qu’il porterait.

Alter Echos : En outre, sous l’apparence de la nouveauté, le mot renvoie surtout à des réalités, des phénomènes largement étudiés depuis longtemps par les scientifiques.

Sylvie Tissot : Ce qui nous interroge, c’est de voir un terme s’imposer, comme celui de bobo au début des années 2000, alors qu’existent des travaux qui se proposent de regarder très précisément ce qui n’est déjà plus une nouveauté ! C’est le point de départ du livre : nous avons voulu réagir face à un mot qui ne nous semble pas utile (et au contraire nuisible) pour décrire des réalités sociales et urbaines… Et en premier lieu, le phénomène de gentrification, comme transformation des quartiers de centre-villes populaires réinvestis par des classes moyennes puis des classes supérieures. Une transformation faussement qualifiée de « boboïsation ». Si l’on n’utilisait pas encore ce terme de gentrification, le phénomène a été étudié dès les années 80 en France, à Bastille ou dans le XIVème arrondissement de Paris. Aujourd’hui, on s’intéresse au devenir du Nord-Est parisien, et des communes de petite couronne proches comme Montreuil ou Pantin. Par ailleurs, dès les années 1980, des travaux s’efforcent de cerner les frontières d’un groupe qui apparaît en forte croissance et qu’on appelle les nouvelles couches moyennes : contrairement au discours sur les « bobos », on explique l’émergence de ce groupe fortement diplômé ; on décrit les valeurs dont il est porteur (goût pour les « quartiers villages » notamment) en les opposant à celles d’autres groupes ; on repère des trajectoires résidentielles singulières.

Alter Echos : Le terme de « gentrification » devrait-il se subsister selon vous à celui de « bobo » ?

Sylvie Tissot : Nous plaidons pour cela. Ce terme fait aussi l’objet de débats, y compris dans le monde académique. Néanmoins, il nous semble plutôt assez adapté, à condition d’être attentif aux différents stades de la gentrification, à ses conséquences parfois différentes dans la ville selon les endroits où elle se passe que ce soit du point de vue démographique, de la vie commerciale, de l’offre scolaire ou des espaces publics.

Dans le quartier du bas Montreuil, les habitants estiment injustes d’être traités de bobos alors qu’ils ont, pour certains, des trajectoires de déclassement social, et des revenus qui les situent loin de la bourgeoisie

Alter Echos : Néanmoins, les gentrifieurs se positionnent eux-mêmes contre ou en faveur de ce qualificatif de bobo…

Sylvie Tissot : Dans le quartier du bas Montreuil, les habitants estiment injustes d’être traités de bobos alors qu’ils ont, pour certains, des trajectoires de déclassement social, et des revenus qui les situent loin de la bourgeoisie. Dans le quartier des Batignolles, ce terme va au contraire permettre aux gentrifieurs de se positionner entre les parties populaires et la partie très bourgeoise du 17ème arrondissement. En réalité, le terme « bobo » a une autre fonction : il permet de se positionner dans l’espace social. On dit qui on n’est pas et, ce faisant, qui on est. Toujours est-il que, au delà de la diversité des situations, un fait marquant se dégage des travaux sur la gentrification : les groupes qui investissent ces quartiers populaires le font généralement au nom de la mixité sociale, ce qui se traduit par une certaine proximité (déjà résidentielle) avec des groupes sociaux moins dotés mais aussi par un contrôle minutieux de cette mixité sociale, de sa présence dans l’espace public, de sa proportion. Il y a une ambivalence très grande par rapport aux formes d’altérité qu’on apprécie -– celle que son enfant va côtoyer dans une école primaire mais plus au collège et certainement pas au lycée. Il y a là une différence réelle avec les classes supérieures, qui refusent tout mixité sociale.

Alter Echos : Quant à la genèse du terme, le mot apparaît aux Etats-Unis au début des années 2000. Son auteur, David Brooks, est un journaliste conservateur et son livre Bobos in paradise apparaît au moment où George W. Bush arrive au pouvoir.

Sylvie Tissot : Là encore, on constate que le mot bobo en dit beaucoup sur les personnes qui l’utilisent et les contextes dans lesquels ils l’utilisent que sur le monde social. David Brooks est un journaliste à succès qui s’inscrit dans le mouvement néo-conservateur avec lequel il partage une détestation profonde des libéraux au sens américain, c’est-à-dire avec le progressisme qui se revendique héritier des luttes sociales des années 60 comme les mouvements féministes, gays et lesbiens ou encore le mouvement des droits civiques. Le retour du bâton des années 80, puis 90 va donner au terme de libéral un sens extrêmement péjoratif, et le livre de Brooks s’inscrit dans cette entreprise de délégitimation. Son livre proclame d’abord que les luttes au sein des élites ont disparu, et qu’une élite désormais réconciliée s’est imposée : elle a adopté le style « cool » des liberals, mais tient à ses privilèges et sait défendre ses propres intérêts. Pourquoi s’agit-il d’une délégitimation des valeurs de gauche ? Parce que, certes avec un ton léger et moqueur, Brooks dit que l’attachement des bobos aux valeurs progressistes est de pure forme. Ce livre Bobos in Paradise servira d’ailleurs la carrière de Brooks puisque cette critique, en apparence gentille, du progressisme va le mener dans un foyer des liberals, les journaux de la côte est, et finalement au New York Times.

Alter Echos : Ce qui est intéressant, c’est la réception du livre qui se fera, notamment en France, dans des médias de gauche comme Libération…

Sylvie Tissot : C’est assez surprenant, en effet. Ce concept né dans le milieu conservateur américain, des médias de gauche se le réapproprient, et en premier lieu Libération. C’est à se demander si les journalistes ont vraiment lu le livre, qui est immédiatement publié, en 2000. Quelques années plus tard, certaines réagissent en voyant le bobo devenir l’incarnation du mal, et vont s’efforcer de prendre sa défense. Mais c’est une prise de conscience tardive et relativement vaine. D’autres médias se réapproprient le terme, notamment Le Figaro, puis des personnalités politiques de droite et d’extrême-droite comme Nicolas Sarkozy ou Marine Le Pen, sur un ton cinglant et avec des effets idéologiques désastreux.

Propos recueillis par Pierre Jassogne

Les bobos n’existent pas, sous la direction de Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Colin Giraud, Jean Rivière et Sylvie Tissot. PUL, 201 p.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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