Profitant de la libéralisation des centres d’hébergement d’urgence pour les demandeurs d’asile, six entreprises privées se sont lancées dans ce secteur en pleine expansion. «On n’a pas de problème avec le mot ‘privatisation’», assume-t-on du côté de Fedasil. Plus de 35 millions d’euros auraient été distribués, entre urgence et opacité. Après une année de fonctionnement, ces centres ont fermé en février dernier. Satisfaite de cette ouverture au secteur marchand, Fedasil pourrait renouveler l’expérience.
Une enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
L’accueil des réfugiés est un business comme un autre. C’est la philosophie du gouvernement Michel et des six entreprises qui ont décroché les marchés publics relatifs à l’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile.
En septembre 2015, face à l’arrivée de milliers de réfugiés en Belgique, Theo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations (N-VA), décide de créer 5.000 places d’accueil dans des centres d’hébergement d’urgence (les demandeurs d’asile y résident en attendant leur installation permanente en Belgique). Fait inédit, alors que ce secteur était jusqu’ici chasse gardée du non-marchand (Croix-Rouge, Rode Kruis, Ciré, etc.), il est étendu en partie à des prestataires privés. Il s’agissait de «répondre à une urgence. On avait besoin de beaucoup de places», justifie Benoît Mansy, le porte-parole de Fedasil.
Suite à un appel d’offres, six entreprises privées sont sélectionnées en décembre 2015 et obtiennent la gestion de 14 centres, soient 2.412 lits (sur un total de 90 centres et de plus de 34.000 lits dans toute la Belgique). En seulement quelques semaines, ces entreprises ont dû recruter et former plusieurs dizaines d’employés, mais aussi mettre à disposition des bâtiments répondant aux conditions standards. Le cahier des charges, identique pour l’ensemble des prestataires, exige que l’on offre aux demandeurs d’asile «le gîte et le couvert, l’accompagnement, la vie quotidienne, l’intégration dans la communauté locale».
Secret des affaires
Quel est le montant des contrats passés entre le gouvernement et ces sociétés? Impossible de le savoir, secret des affaires oblige. Fedasil assure cependant que les prestataires privés reçoivent les mêmes dotations que les prestataires non marchands: 40 euros par jour pour un lit de demandeur d’asile adulte et jusqu’à 60 euros pour un lit de Mena (mineur étranger non accompagné). Cette somme n’est pas directement versée au demandeur d’asile, mais à la structure qui gère son hébergement. On peut donc estimer que Fedasil verse une enveloppe globale minimale de 35 millions d’euros à l’ensemble de ces entreprises privées, via des remboursements sur facture, pour une année.
«Avec cet argent, on doit gérer tout l’accueil, on doit tout payer», explique Christine Spaenjers, la directrice du centre de Couvin (Refugee Assist). Il a fallu engager des veilleurs de nuit, des assistants sociaux, des infirmiers, des éducateurs, des animateurs, des ‘hommes à tout faire’, mais aussi des personnes pour le secrétariat, la comptabilité et le management. On est au niveau auquel Fedasil nous conseille d’engager.» Pour la directrice, dans ces conditions, impossible de faire des bénéfices. «On ne sait pas gagner d’argent. On donne nos factures à Fedasil et Fedasil nous rembourse.» Autre dépense, l’argent de poche: les structures d’accueil versent 7,4 euros aux demandeurs d’asile chaque semaine. Pendant un mois, elles en retiennent la moitié «comme garantie pour le matériel que l’on met à leur disposition, pour les responsabiliser», explique Christine Spaenjers.
Un rapport du Ciré (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers, asbl qui gère aussi des centres d’accueil pour demandeurs d’asile) démontre cependant que les bénéfices de ces entreprises peuvent aller jusqu’à 10%. Malou Gay, codirectrice au Ciré, estime que des profits sont dégagés grâce à un nombre restreint d’employés. «À un endroit où on aurait besoin de cinq assistants sociaux, ils n’en mettent que deux par exemple.»
Comment se déroule le quotidien dans ces centres? Impossible de le savoir, Fedasil refuse toute visite de journalistes. Les prestataires, hormis Refugee Assist, déclinent catégoriquement les interviews à ce sujet.
En raison du manque d’expérience des acteurs de ces structures et dans un souci de rentabilité, des dérives apparaissent. Exemple avec le centre de Couvin, géré par Refugee Assist. En mars 2016, des résidents protestent pour dénoncer leurs conditions de vie: mauvais accès à l’eau potable, repas frugaux (pain et fromage midi et soir, selon différents témoignages). Un ancien employé évoque des tensions, car il n’y avait pas assez d’assiettes et des couverts pour les résidents. La situation était un peu «chaotique» au début, reconnaît la directrice du centre de Couvin. Mais, depuis, elle assure que la situation s’est améliorée. Pour preuve, le repas du jour: «purée de pommes de terre, avec boulettes de bœuf sauce provençale.» (Lire «Pluie de plaintes sur Couvin»)
Un marché émergent
La privatisation partielle de l’accueil des demandeurs d’asile s’inscrit dans une dynamique plus large de libéralisation du secteur social. L’entreprise Refugee Assist a été officiellement créée au moment où le fédéral a lancé l’appel d’offres pour l’ouverture de places d’hébergement. Certains prestataires n’ont pas hésité à se distancier de leurs activités initiales pour s’investir dans ce nouveau secteur. C’est le cas de Senior Assist, spécialisée dans l’hébergement de personnes âgées, ou encore des «Sept Lieues», organisme gérant l’accueil de personnes en situation de handicap.
Malou Gay (Ciré) estime que des profits sont dégagés par ces entreprises privées grâce à un nombre restreint d’employés.
Le cas de G4S reste particulièrement intéressant. L’entreprise britannique est historiquement tournée vers les services de gardiennage et de sécurité. Mais elle a profité de l’appel d’offres du gouvernement pour s’allier avec un poids lourd de l’hôtellerie en Belgique, Corsendonck, et investir le secteur non marchand. G4S, dont la branche «sociale» a été baptisée G4S Care, se targue sur son site internet de participer à «l’accueil des demandeurs d’asile ou des sans-abri», mais aussi d’étendre ses activités dans «différents domaines tels que l’éducation, l’emploi, la santé, etc.».
Les expériences à l’étranger
L’Irlande, l’Autriche et la Suisse ont elles aussi privatisé en partie l’accueil des demandeurs d’asile. La Grande-Bretagne est le premier pays à avoir fait appel à G4S dans ce secteur. Mais le bilan est loin d’être satisfaisant. Un rapport de 2014 du Comité des comptes publics de la Chambre des communes pointe les failles de l’entreprise de sécurité, notamment son grand manque d’expérience. En effet, certains réfugiés vivaient dans des hébergements insalubres, au milieu de rats et de cafards. G4S a mal géré ses activités britanniques, ce qui lui a fait subir des pertes financières importantes, et même une baisse de son cours en Bourse.
Autre exemple: Bridgestock gère quatre centres d’hébergement en Irlande. Là aussi, le bilan est mitigé. En 2013, la Cour des comptes irlandaise s’étonnait de l’opacité financière de l’entreprise, à qui l’État a confié des millions d’euros pour l’accueil des demandeurs d’asile (tout comme en Belgique, le gouvernement irlandais a refusé de dévoiler le montant des contrats passés). Pis, les comptes de la maison mère de Bridgestock sont situés dans les îles Vierges britanniques, un paradis fiscal. Les observateurs verront dans cette démarche d’optimisation fiscale un manque d’éthique, peut-être, mais qui en soi n’a rien d’illégal.
Un test concluant pour le fédéral
Après un an d’exercice en Belgique, les centres d’accueil d’urgence pour les demandeurs d’asile gérés par des entreprises privées ont fermé leurs portes, le nombre de demandeurs d’asile étant à la baisse. Pour des dizaines d’employés, c’est la fin de leur contrat à durée déterminée. À travers cette première expérience, le gouvernement a testé la réactivité du secteur privé, plus souple et plus réactif, mais aussi moins expérimenté. L’occasion aussi de faire passer le message suivant: les acteurs traditionnels ne sont plus les interlocuteurs uniques sur les questions sociales, il y a désormais des prestataires privés qui peuvent faire le même travail. Fedasil estime que cette libéralisation temporaire de l’accueil a été tout à fait concluante. Le porte-parole de l’organisme soutient d’ailleurs que «si la situation se représente, on pourrait faire de nouveau appel au privé».
En savoir plus
«Accueil: la privatisation, c’est maintenant!», Alter Échos n°417, 15 février 2016, Pierre Jassogne.
«Marchandisation de l’accueil des demandeurs d’asile: stop ou encore?», Alter Échos n°427, 2 août 2016, Marinette Mormont.
«Pluie de plaintes sur Couvin», Alter Échos n°427, 14 juillet 2016, Marinette Mormont.
«Anvers: qui remportera l’accueil des sans-abri?», Alter Échos n°429-430, 27 septembre 2016, Aubry Touriel.
«Anvers: G4S s’occupera de l’accueil de sans-abri», Alter Échos web, 3 octobre 2016, Aubry Touriel.
«G4S mis à la porte de l’accueil des sans-abri à Anvers», Alter Échos n°447, 26 juin 2017, Aubry Touriel.