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Regard critique · Justice sociale

Flashback

Le chagrin des profs

Ces derniers mois, plusieurs mouvements de grève ont touché les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un mouvement d’ailleurs largement suivi. À chaque fois, lors de pareil événement, le spectre des grèves des années 90 et 96 refait surface dans la presse et parmi certains commentateurs.

C’était une époque où les ministres s’appelaient Valmy… C’était une époque où certains journalistes s’étonnaient de cette entité, la Communauté française, «une appellation bizarrement préférée à celle de communauté francophone», comme le notait alors le correspondant du journal Le Monde à Bruxelles

En 1989, l’enseignement vient d’être communautarisé, et très vite, le mot d’ordre est simple: restriction. De surcroît du côté francophone où l’on a mal négocié une réforme qui coûte plus cher que prévu pour une Communauté française, à peine créée, et déjà exsangue financièrement. Bref, l’école souffre au sud du pays. «On se retrouvait devant un pouvoir indigent pour s’occuper de l’enseignement», résume Luc Toussaint, ancien prof de maths et actuel président de la CGSP-Enseignement. 

1990: un conflit salarial

Et il suffira d’une étincelle: réunis en comité, les pouvoirs publics, tous niveaux confondus, décident d’accorder une augmentation de 2% à l’ensemble des fonctionnaires du pays. Mais le gouvernement francophone PS-PSC, présidé par le socialiste Valmy Féaux, n’a pas les moyens de cette augmentation, à moins de réduire purement et simplement les emplois dans l’enseignement. On est loin du retour du cœur, promis à l’époque… Le conflit avec les enseignants démarre avec les premières manifestations en novembre 89. Malgré cette première alerte, les politiques ne paraissent pas encore avoir mesuré l’ampleur de la crise qui s’annonce. 

«On se retrouvait devant un pouvoir indigent pour s’occuper de l’enseignement.»

Luc Toussaint, actuel président de la CGSP-Enseignement

Après l’hiver, le mouvement reprend de plus belle avec des grèves spontanées. Au-delà du conflit salarial évoqué, il questionne déjà le rôle de l’école et de son fonctionnement. Le mouvement se poursuit, et certaines écoles débrayent jusqu’à annuler les examens de juin 90. Puis viennent les vacances, et la rentrée. Le 27 septembre, à Namur, à l’appel du front commun syndical, les enseignants manifestent en cette «non-fête» de la Communauté française. Le cortège se heurte aux forces de l’ordre. Une nouvelle étincelle qui relance les hostilités. La mobilisation tiendra jusqu’en novembre lorsque Guy Spitaels et Gérard Deprez, respectivement présidents du PS et du PSC, consentent alors à délier les cordons de la bourse pour revaloriser les salaires, tout en promettant d’épargner l’emploi. Une victoire qui ne sera qu’un sursis, en fait… 

1996: un plan à 5 milliards

Six ans plus tard. En 1996, Laurette Onkelinx, alors ministre-présidente socialiste de la Communauté française en charge de l’enseignement, lance un plan d’austérité qui prévoit de réaliser des économies de 5 milliards de francs (soit 125 millions d’euros). Pour y arriver, les écoles de moins de 400 élèves doivent disparaître ou fusionner et entre 2.800 et 3.000 emplois doivent être supprimés dans l’enseignement francophone, notamment dans le secondaire. Pour les enseignants, ces mesures d’économie viennent ajouter leurs effets dévastateurs aux mesures d’austérité antérieures, portant un coup fatal à la qualité de l’enseignement. 

L’annonce de ce plan débouchera sur le plus grand mouvement de grève que l’enseignement francophone ait jamais connu avec ses dizaines de manifestations, des mois de grève et d’actions. Et un record de longévité de suspension des cours, pas encore dépassé… Du moins, pour l’instant.  

«Au début, personne ne croyait que ça allait durer de cette manière. À l’époque, lors de notre première manifestation, il y avait en tout et pour tout 3.000 participants, se souvient Régis Dohogne qui a mené pour la CSC la fronde syndicale contre les coupes budgétaires visant l’enseignement en 1990 et 1996. Un mouvement de cette ampleur ne se décrète pas d’un claquement de doigts. Il se construit sur la prise de conscience que les enseignants auront à subir des dégâts.»

L’annonce de ce plan débouchera sur le plus grand mouvement de grève que l’enseignement francophone ait jamais connu avec ses dizaines de manifestations, des mois de grève et d’actions.

De février à mai, les actions se suivent sans interruption, avec chaque semaine, leur grande manifestation à Namur, Bruxelles, Liège ou Charleroi où les enseignants sont parfois jusqu’à 40.000. Outre les enseignants, la colère s’empare aussi des élèves. C’est ainsi qu’au sein de nombreuses écoles, et peu importe le réseau, la grève est continue, et ce, des semaines durant. «C’était tellement inédit au niveau de l’enseignement! C’étaient des journées entières qui se succédaient où on discutait, débattait», se rappelle Roland Lahaye, actuel secrétaire général de la CSC Enseignement. 

Malgré l’ampleur du mouvement, le gouvernement ne cède pas, et le 2 avril 1996, le plan Onkelinx est voté au parlement de la Communauté française, tandis qu’au même moment, des milliers d’enseignants et d’élèves bloquent l’assemblée francophone. Le 1er mai, les festivités prévues par le PS à la maison des Huit Heures, fief de la CGSP, sont chahutées par des enseignants et des élèves qui seront traités par Philippe Moureaux, alors bourgmestre PS de Molenbeek, de «socialo-fascistes». Ambiance dans les rangs…

Fin mai, il faut pourtant se rendre à l’évidence: le plan sera bel et bien maintenu. À l’approche des examens, la mobilisation s’essouffle en effet après quatre mois d’action et plus d’une vingtaine de manifestations. Le 3 juin, les syndicats annoncent une suspension du mouvement. Des actions sont annoncées à la rentrée, mais la mobilisation ne reprendra pas. Le politique l’a emporté, mais jusqu’à quand…  

Un impact sur la durée

L’impact de ces deux mouvements doit d’ailleurs se mesurer dans la durée. «C’est la première fois que je constatais une espèce de cohésion de l’ensemble des réseaux, de l’ensemble des établissements scolaires, tous niveaux confondus, pour un mouvement social», résume Régis Dohogne. 

«Quatre mois sans école, c’était aussi l’expression dans le secteur non marchand que la conflictualité pouvait être importante. On avait l’impression alors que seuls les métallurgistes ou les agriculteurs en étaient capables», renchérit Pierre Reman, professeur émérite et ancien directeur de la Faculté ouverte de politique économique et sociale de l’UCLouvain (FOPES). 

«Le revers avec ce mouvement de grève qui a duré si longtemps, poursuit Roland Lahaye, c’est que lorsque le mouvement s’est arrêté, beaucoup d’enseignants ont été frustrés. Ils ont cru que les mesures de compensation qui avaient été obtenues face à ce plan ne correspondaient pas à l’énergie qu’ils avaient mise.»

«Quatre mois sans école, c’était aussi l’expression dans le secteur non marchand que la conflictualité pouvait être importante. On avait l’impression alors que seuls les métallurgistes ou les agriculteurs en étaient capables.»

Pierre Reman, professeur émérite et ancien directeur de la Faculté ouverte de politique économique et sociale de l’UCLouvain (FOPES).

Parmi les «trophées» obtenus lors de ces grèves, il y a, par exemple, le principe de la DPPR, une mesure d’aménagement de fin de carrière, fruit d’une négociation de 1996 et toujours en vigueur. 

«Par la suite, on avait établi un tel rapport de force qu’il n’y avait plus un texte qui passait sans que nous ayons été concertés avant par les responsables politiques, ajoute Régis Dohogne. Nous étions écoutés et entendus.»

Luc Toussaint pointe, pour sa part, un autre impact  de cette époque, celui de la dévalorisation du métier d’enseignant. «Ce métier a été dévalorisé, notamment pour justifier les mesures prises par les politiques. Une situation qui est à la source de la pénurie actuelle.»

Des braises nouvelles

En 2001, l’enseignement obtiendra finalement son refinancement avec les accords de la Saint-Polycarpe dans le cadre de la cinquième réforme de l’État sous l’égide du gouvernement arc-en-ciel dirigé par Guy Verhofstadt. L’ambiance d’alors, et ce, dans tous les partis francophones, était, si on peut le résumer ainsi: plus jamais un mouvement comme celui de 1996 avec les enseignants. Le PS et le PSC avaient d’ailleurs été lourdement sanctionnés dans les urnes en 1999 par nombre d’enseignants qui se tourneront désormais électoralement vers Écolo. 

«Cela a été un conflit majeur et, si on continue d’en parler, c’est parce qu’on a tous les éléments actuellement d’une situation conflictuelle entre le monde enseignant et le politique», relève encore Pierre Reman. Bien au-delà des revendications salariales, l’économiste soulève les nouvelles revendications portées par le monde enseignant ces dernières années, «des revendications davantage liées à l’aide administrative aux directions, à la taille des classes, au dossier d’accompagnement de l’élève, à l’évaluation des enseignants, ou plus récemment à la réforme du qualifiant…» Ce dernier de pointer également un «sentiment réel de déconsidération du métier.» «Un sentiment lié aux difficultés de mise en œuvre du Pacte pour un Enseignement d’excellence avec des enseignants mis sous pression depuis plusieurs années. Tout comme une colère, déjà présente en 2022, 2023… Tout cela fait songer que les braises sont là pour un conflit important

«J’ai le sentiment que les enseignants sont sidérés par ce qui se passe, en touchant coup sur coup à leur statut, leur pension, leurs conditions de travail. On tire tous azimuts. C’est une vraie déclaration de guerre.»

Régis Dohogne, secrétaire général de la CSC Enseignement à l’époque des grèves de 1990 et 1996

Pour Régis Dohogne, il existe en effet un lien avec ces années dans la mesure où l’on est aujourd’hui entré dans un moment de remise en question de certains acquis de cette époque. «J’ai le sentiment que les enseignants sont sidérés par ce qui se passe, en touchant coup sur coup à leur statut, leur pension, leurs conditions de travail. On tire tous azimuts. C’est une vraie déclaration de guerre.»

«Il y a effectivement un mouvement de grogne qui, à peu près comme celui des années 90, est parti de la base», estime, de son côté, Roland Lahaye. «Dans les années 90, la principale revendication était la crainte sur l’emploi, ajoute le secrétaire général de la CSC Enseignement. Aujourd’hui, les revendications sont plurielles, chacun venant avec ses doléances, ce qui complique aussi notre tâche en tant que mouvement syndical, car, à un moment donné, si on veut atterrir, il faudra trouver un dénominateur commun face aux politiques qui sont menées… Mais cette situation est, dans tous les cas, le signe d’un profond malaise dans ce métier.» 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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