Lors de son colloque intitulé « Errer humanum est » (l’errance est humaine) le 6 novembre dernier, l’espace social Télé-Service1 avait entre autresinvités, convié le Dr Pierre Pouwels, de la mission France de Médecin du monde pour une conférence sur le thème du « corps en exil : pathologiesspécifiques et nouvelles migrations ». En guise de préambule, le Dr Pierre Pouwels avait emmené sur vidéo une interview de Patrick Declerck sur la chaînefrançaise LCI. Patrick Declerck est ce psychanalyste et ethnologue qui a suivi la population des clochards de Paris durant plus de 15 ans : dans la rue, dans les gares, dans les centresd’hébergement, au Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre, au Samu social. En 1986, dans le cadre de Médecins du Monde, il a ouvert la premièreconsultation d’écoute destinée aux SDF en France et leur a également consacré un bouquin paru en 2001 sous le titre Les naufragés – Avec les clochards deParis2.
Négation de l’humanisme, rapport asmathique…
Interviewé sur ce livre, Patrick Declerck décrit en quelques mots, sans concession et avec force lucidité, le clochard, celui qu’il appelle le « néant del’humanité ». « La clochardisation, c’est la folie de l’exclusion. Il y a une désocialisation complète, le sujet se détourne du réel,il est en exil à l’intérieur de lui-même, oublie son corps même lorsque celui-ci est en souffrance extrême. J’ai vu des médecins pourtantexpérimentés médusés de ce qu’ils voyaient : des clochards qui, en se déchaussant, perdaient devant eux un orteil complètement gangrené sanséprouver de souffrance apparente, comme détachés de leur propre corps. Il faut savoir que 15 à 20 % des clochards sont des psychotiques, 95 à 98 % sont alcooliqueset ingurgitent 4 à 5 litrons de vin par jour. Face à ces chiffres, vous vous rendez vite compte que l’aide psycho-médico-sociale telle qu’elle est organiséeest complètement inefficace, absurde, c’est même un déni des pathologies présentes. Comment voulez-vous demander à un type alcoolique et parfois psychotique dese réinsérer en 6 mois comme on le fait en France ? On les met 6 mois dans un CRS avec faculté de renouveler le placement une fois, même chose avec le logementd’urgence ou la cure de désintoxication et vous êtes censé par-dessus le marché vous former et trouver du boulot… C’est du sadisme. Si on veut que letype ait ne fut-ce qu’une chance de s’en sortir, c’est un processus qui prend des années, les pathologies dont souffrent la plupart des clochards ne se règlent pas ensix mois… »
Du côté des femmes, le tableau n’est guère plus brillant : « elles sont de plus en plus nombreuses dans les consultations même si elles restent encoreminoritaires. En moyenne, elles ont 5 ans de plus que les hommes et sont souvent psychotiques. Il n’est pas rare qu’elles subissent des agressions sexuelles et des viols collectifs de lapart de leurs congénères clochards, juste pour un bout de cigarette ou un fonds de bouteille. La clochardisation à ce stade, c’est la négation de l’humanisme.Le clochard n’est pas un philosophe mais pose selon moi des questions philosophiques existentielles. Il a une relation asmathique aux autres : il étouffe très vite quand il est enrelation avec d’autres. Il y a une volonté chez les clochards de proximité humaine et en même temps une incapacité à la supporter. »
…et charité hystérique
Quand au mythe du bourgeois qui bascule dans la déchéance et se retrouve à la rue, Patrick Declerck a tôt fait de lui tordre le coup. « La déchéancebourgeoise constitue un cas exceptionnel, la plupart des clochards sont issus de milieux sous-prolétariens et ont en commun une enfance catastrophique avec une relation très tôtabîmée à la mère. Ils ont d’ailleurs des relations difficiles avec les femmes et adoptent une position “utérine” un peu comme pour dire :“regardez-moi, regardez ce que ma mère m’a laissé…” » Quant à l’intérêt subi des concitoyens pour les clochards àl’approche de l’hiver, Patrick Declerck le qualifie de « charité hystérique » : « On est dans une charité gérée par l’affect,par notre propre sensibilité, nous pensons à loger les clochards lorsque nous, nous avons froid mais souvent les plans d’urgence arrivent trop tard, les premiers morts sontdéjà tombés. Les gens ignorent qu’il y a souvent des morts après l’été. La sauvagerie sociale se voit à la façon dont unesociété gère ses exclus.
La population des consultations évolue fortement ces dernières années
Après ce 1er témoignage interpellant à plus d’un titre, le Dr Pouwels a détaillé la mission de Médecins du monde en France et les différentespathologies rencontrées. « Les 33 antennes de la mission France de Médecins du Monde, dont la première avait été ouverte à Paris, pour 6 moiscroyait-on en 1985-86, ont été ramenées à 25 environ (dont des antennes mobiles) depuis la création de la couverture maladie universelle et l’Aidemédicale d’État rénové (AMER) vers 2000. Ces antennes conçues pour les exclus du soin ont connu une évolution de 1985 à 2003. La sociologie denos consultations s’est en effet beaucoup modifiée depuis la mise en place de ces outils d’accès aux soins : de 1985 à 2000, la majorité de nos consultantsétait constituée de personnes très désocialisées bien décrites par Patrick Declerck dans son livre Les naufragés et venait de France surtout. Parcontre, ces dernières années, plus de 80 % de nos consultants sont migrants et les pathologies observées ont assez peu évolué sur le plan somatique, mais lasouffrance psychologique des migrants et la précarité croissante de leur situation nous ont mené à publier 12 propositions au gouvernement français pouraméliorer l’accès aux soins. Nous alertons ainsi régulièrement les décideurs, nous proposons des réformes du système de soins de santé etnous tentons d’inventer de nouvelles pratiques médicales. Nous avons d’ailleurs créé un collectif qui se nomme “Alert” ».
L’apragmatisme
Une expertise qui conduit le Dr Pouwels, à parler, non de pathologie spécifique aux nouveaux migrants, mais bien de spécificités. « Les pathologies sont lesmêmes que dans la population française, simplement lorsque vous arrivez chez votre dentiste avec un abcès dentaire de la taille d’une lentille, les sans-papiers arriventchez vous avec un abcès de la taille d’un œuf de pigeon. Les gens se représentent le migrant comme un importateur d’épidémies. On dit par exemple que lapopulation africaine souffre beaucoup de saturnisme. Le saturnisme n’est pas propre à la population africaine mais bien aux conditions d’habitat de ces populations en France. Lesnouveaux migrants se heurtent aussi souvent à l’incrédulité de l’Office des étrangers face à leur témoignage, cela entraîne des pathologiespsychologiques comme la dépression, particulièrement chez les femmes. Nous constatons souvent aussi chez les nouveaux migrants, ce qu’on appelle l’apragmatisme,c’est-à-dire la difficulté à s’insérer, à construire un projet, c’est une difficulté des grands exclus qui mène à unedésocialisation complète. L’apragmatisme peut revêtir parfois des formes très graves, d’où tout l’intérêt de pouvoir proposer comme lefait Patrick Declerck des espaces transitionnels où il y a une hiérarchisation des soins, cela se fait en douceur par étape, on prend le temps. »
Se ménager à tout prix
Autre constat formulé par le Dr Pouwels : la montée des conflits en rue, dans les dortoirs, dans les consultations de médecins du monde entre les clochards et les nouvellespopulations de migrants, « à tel point qu’il arrive parfois lors de disputes violentes que l’on doive fermer momentanément la consultation. Nous ne sommes pasoutillés pour gérer ce type de situation, or, elles sont de plus en plus fréquentes. »
Et, clôturant sa conférence, le Dr Pouwels adresse un conseil aux intervenants sociaux présents dans la salle : « Attention à la collusion des névrosesprofessionnel-patient. On va d’un cas raté à un autre. Il faut de la compassion certes, mais ménageons nos investissements et soyons attentifs à ne pas tomber dansl’activisme, le “faire pour faire”, je sais de quoi je parle… Nous travaillons avec des publics “contaminants”, il faut pouvoir se dire qu’on ne peut pasfaire ça toute sa vie sous peine de se faire à son tour engloutir… »
1. Espace social Télé-Service, Bd de l’Abattoir 27-28 à 1000 Bruxelles, tél. : 02 548 98 00, fax : 02 502 49 39, courriel : espacesocial@tele-service.be
2. Patrick Declerck, Les naufragés, avec les clochards de Paris, Éd. Plon, Coll. Terres humaines, Paris, 2001.