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Economie

Le Covid-19 fait muter les monnaies citoyennes

En Belgique francophone, les seize monnaies citoyennes ont subi de plein fouet la crise du Covid-19. Peur du billet contaminé, incertitudes financières, ces monnaies favorisant l’économie locale ont dû s’adapter.

© Flickrcc Sergei F

Dans les rues étroites du centre-ville de Liège, il commençait à prendre ses petites habitudes. Fier de ce qu’il représentait politiquement, il passait de plus en plus entre les mains et les poches des habitants, des commerçants et des producteurs. Autant d’acteurs de la vie économique qui commençaient à comprendre sa fonction, son utilité et ses valeurs. Son nom? On l’appelle le «val’heureux», une monnaie citoyenne complémentaire de l’euro et qui transite dans tout le bassin économique liégeois, de la commune de Verviers à celle du Pays de Herve. «On était en pleine croissance fin 2019 avec 115.000 val’heureux en circulation, acceptés et utilisés par 310 commerçants», indique fièrement Marie Dalimier, volontaire au sein de l’asbl qui s’occupe des billets au grand V.

Mais, comme bien souvent, dans les histoires que l’on se raconte en ce moment, un certain virus est passé par là. Beaucoup de choses ont changé, et pas que pour le val’heureux. Seize autres monnaies citoyennes sont actuellement en circulation en Belgique francophone. «Aujourd’hui, les monnaies locales couvrent la moitié du territoire francophone. En gros, la quantité de monnaie citoyenne en circulation double chaque année. On devrait passer le million à la fin de l’année», souligne Nicolas Franka, chef de projet chez Financité.

Moins d’attention

«Pendant le premier confinement, c’est simple, j’étais fermé, raconte Emmanuel, gérant de la librairie Toute Direction. Aujourd’hui, même si je reste ouvert, peu de personnes viennent acheter nos livres et guides. Et, quand c’est le cas, ils n’utilisent généralement pas le val’heureux. Ils ont probablement autre chose à penser que de choisir la monnaie qu’ils utilisent.» «Moi, pendant le premier confinement j’ai refusé ce moyen de paiement, avoue Katerine, gérante de la boulangerie Chez Dolci’s. J’y suis très attachée, mais dans un temps aussi incertain on ne savait pas comment le val’heureux allait circuler, s’il allait être possible de demander le change facilement. Car parfois nous avons besoin d’euros pour payer nos factures et certains de nos fournisseurs. On voulait assurer le coup.» De plus, les monnaies citoyennes qui sont à 99% en format papier, ont subi comme le cash euro, la méfiance des utilisateurs. «Il y a eu pendant un temps, cette peur du billet contaminé, avec des campagnes de défiance qui ont été menées, explique Eric Dewael, coordinateur de l’axe animation chez Financité et spécialiste des monnaies locales. On a dû rassurer les gens en leur montrant qu’aucune étude sérieuse ne justifiait une telle inquiétude.» (Lire aussi «Argent liquide sous pression: l’inclusion financière en danger», n°487, octobre 2020).

Ajoutez à cela l’impossibilité pour les bénévoles des asbl de se rencontrer pour discuter stratégie et tout est devenu compliqué. «On a essayé de discuter par visio, mais bien sûr ce n’était plus pareil», se rappelle Marie Dalimier. «La concertation est très importante, c’est là que tout se joue», ajoute Eric Dewael. Heureusement, le déconfinement a permis un rebond de ces monnaies. «Cette crise a révélé l’envie du consommateur de revenir à quelque chose de plus local. Les monnaies citoyennes, c’est l’outil parfait, s’exclame Nicolas Franka. Au milieu de la crise, le restaurant Raisu a même décidé de se lancer. Pour nous ça avait du sens. Pour le moment on n’en utilise pas trop, mais on espère que ça viendra, s’enthousiasme sa gérante. La demande est toujours en croissance, rappelle Nicolas Franka. On espère que ça va continuer malgré une deuxième vague qui a été très dure à encaisser.»

«Aujourd’hui, même si je reste ouvert, peu de personnes viennent acheter nos livres et guides. Et quand c’est le cas, ils n’utilisent généralement pas le Val’heureux. Ils ont probablement autre chose à penser que de choisir la monnaie qu’ils utilisent.» Emmanuel, gérant de la librairie Toute Direction

Les monnaies innovent

La crise a constitué le moment où jamais pour donner une nouvelle force à ces monnaies: celle de l’électronique. «C’était un projet qu’on menait depuis 2019. Avec les réticences qu’on a pu observer face au cash, on a accéléré la cadence», déclare Nicolas Franka, aussi responsable de la digitalisation des monnaies locales en Belgique francophone. Aujourd’hui, trois monnaies citoyennes sont passées au paiement électronique: le volti condrusien, le carol’or dans la région de Charleroi et le fameux val’heureux. Le logiciel qui permet ces paiements a été développé aux Pays-Bas et s’appelle Cyclos. Pour utiliser cette nouvelle fonction, rien de plus simple. «Il vous suffit de télécharger l’application, de faire un virement à l’asbl, et celle-ci crédite votre compte en monnaie citoyenne, explique Nicolas Franka. Ensuite, vous vous rendez chez les commerçants partenaires avec votre téléphone portable, au moment du paiement vous scannez un code QR et vous envoyez le montant dû.»

Pourtant cette nouveauté ne semble pas convaincre tout le monde. Certains se disent même déçus par ce tournant technologique. «Pour le moment, je n’adhère pas à cette innovation. On est de plus en plus dépendant de ces machines. Pour moi, cela fait perdre du sens à notre monnaie», se désole Katerine. «On peut comprendre ces réticences. Nous en avons beaucoup discuté entre nous, raconte Marie Dalimier en haussant les épaules. Mais le but n’est sûrement pas de faire disparaître le liquide. On se bat en parallèle pour que l’euro reste disponible dans cette forme. L’objectif est de faciliter les échanges entre les entreprises et d’essayer de toucher une population plus jeune.» Autre critique: le besoin de posséder un téléphone et de devoir télécharger l’application sur Google ou l’Apple Store. Des applications, pas vraiment… locales. «C’était un mal nécessaire, soupire Nicolas Franka. Il faut toucher le maximum de personnes.» Selon lui, «cela n’enlève en rien l’intérêt des monnaies locales: un outil qui encourage les petits commerçants. Même électroniques, elles restent des bulletins de vote pour changer d’économie».

Un outil de relance

Alors que les critiques sur le manque de conditionnalité et de ciblage des plans de relance aux milliards d’euros fusent à travers toute l’Europe, les monnaies locales pourraient-elles changer la donne? Oui, répond Nicolas Franka. «Donner une partie de son plan de relance en monnaie citoyenne permet de cibler automatiquement cet argent vers des commerces locaux qui respectent une charte sociale et environnementale.»

Un choix fait par Charleroi. En août dernier, la commune a décidé d’injecter quatre millions de carol’ors dans la poche des Carolorégiens (20 par personne, soit 20 euros) afin de favoriser la relance locale. «La commune avait déjà un regard très attentif à l’évolution de notre monnaie, indique Jean-Marie Verberght, membre volontaire du carol’Or. Ils ont donc pris contact avec nous, pour qu’on puisse travailler ensemble.» Alors bien sûr tout n’a pas été dépensé en carol’ors, continue-t-il. «Beaucoup de personnes ont demandé le change en euros. C’est normal, dans une période incertaine, on cherche à éviter le moindre risque.» Une première en Belgique qui a forcément donné des idées à d’autres bourgmestres. «Nous sommes en discussion avec une dizaine de communes, se satisfait Nicolas Franka. On espère que cela pourra un peu nous ‘profiter’, à nous et à l’économie de demain.»

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