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Regard critique · Justice sociale

Mobilité

Le cycliste urbain, ce privilégié

Bobo, gentrificateur, mangeur de produits bio… Les images collant au cycliste urbain, singulièrement à Bruxelles, semblent parfois caricaturales. Pourtant, les chiffres sont là: aujourd’hui, le pédaleur bruxellois n’a rien d’un prolétaire et la pratique de la bicyclette a parfois tout d’un marqueur social. Et ce ne sont pas les nouveaux modèles de vélo en vogue qui vont arranger les choses…

(c) Jérémie Luciani

Mercredi 15 février 2023, hôtel communal de Schaerbeek. Dans la salle du conseil, l’ambiance est plus que tendue. En ce début de soirée, Cécile Jodoigne (DéFI), la bourgmestre faisant fonction, tente vaille que vaille de prendre la parole. En face d’elle, garnissant les chaises réservées au public, une foule compacte lui répond par des cris, des sifflements, voire des invectives – «On est là Cécile, on ne bouge pas!»

À cette époque, cela fait plusieurs mois que le plan «Good Move» a été implémenté à la «Cage aux ours», un quartier populaire de la deuxième commune la plus peuplée de la capitale. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne s’est pas bien passé. Dès les premiers jours, les 24 et 25 octobre 2022, une foule chauffée à blanc entreprend d’arracher les poteaux et les panneaux de signalisation matérialisant cette déclinaison locale de «Good Move», un plan régional censé améliorer – à coups de rues à sens unique et d’aménagements destinés à dévier la circulation sur les grands axes voisins – la qualité de vie dans les quartiers de la capitale en créant «une ville de proximité où la marche et le vélo sont encouragés».

Dans les rues, et dans la salle du conseil communal quelques mois plus tard, les opposants au projet dénoncent pêle-mêle des consultations publiques bâclées, certaines rues transformées en goulots d’étranglement à voitures, un sentiment d’être enfermé dans son propre quartier. En filigrane cependant, un autre objet semble crisper certains manifestants: le vélo. Et pas n’importe lequel. Ce qui crispe, ce n’est pas la vieille bécane déglinguée utilisée par tonton pour aller chercher son pain ou la draisienne chevauchée par la gamine du voisin dans les allées du parc voisin. Ce qui crispe, ce sont ces «nouveaux» vélos haut de gamme qui depuis quelques années ont fait leur apparition dans les rues de la commune. Vélos-cargos, long tails, vélos électriques à la pointe de la technologie, ces objets sont immanquablement associés à une classe moyenne supérieure friande de déplacements écologiques qui, par le biais de «Good Move», tenterait d’imposer ses modes de déplacement à l’ensemble de la commune, quitte à la vider de ses classes plus populaires, moins susceptibles de s’adapter.

Youssef (le nom de famille n’a pas été mentionné à sa demande), une des figures locales de l’opposition à Good Move, décrit à cette époque le plan comme «un accélérateur de gentrification, pour favoriser les écolos bobos». Alors que dans un autoportrait grinçant illustrant bien l’ambiance générale de l’époque, un cycliste quotidien de la commune confie avoir «bien peur de faire partie de cette petite oligarchie néo-bruxelloise et écolibérale d’égoïstes envahisseurs à deux-roues».

Aujourd’hui, Barbara Verbist, à l’époque membre du collectif «Better Move», créé en réaction à «Good Move», se souvient également de ce sentiment général parmi les opposants à Good Move «qui faisait du vélo le symbole de l’écolo un peu moralisateur prenant soin de la terre, qui mange des produits bio, alors qu’il part en vacances au ski» et des vélos-cargos ou long tails vus comme des «marqueurs sociaux de réussite».

Fluidifier le capital

Mais est-ce vraiment le cas? Le vélo en ville, à Bruxelles plus encore, est-il aujourd’hui majoritairement le fait d’une population au capital socioculturel ou socio-économique élevé? Si on jette un œil aux chiffres de l’Observatoire du vélo en Région de Bruxelles-Capitale, la réponse est un grand «oui». En 2023, 92% des cyclistes étaient détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur, court ou long. «Ce chiffre confirme ce que nous constatons de façon empirique, souligne John Nieuwenhuys, responsable du département conseils, accompagnement et études de l’asbl Pro Vélo, en charge de l’Observatoire depuis 1998. Même s’il s’agit d’une indication sociale, plus qu’économique.» Autres chiffres importants: 69% des cyclistes sont des employés, 10% des indépendants, 6% des étudiants. Alors que l’on compte à peine 2% de demandeurs d’emploi (pour un taux de chômage bruxellois de 14,6% fin février 2025…) et 1% d’ouvriers.

Barbara Verbist, à l’époque membre du collectif «Better Move», créé en réaction à «Good Move», se souvient de ce sentiment général «qui faisait du vélo le symbole de l’écolo un peu moralisateur prenant soin de la terre, qui mange bio, alors qu’il part en vacances au ski» et des vélos-cargos ou long tails vus comme des «marqueurs sociaux de réussite».

Ce phénomène se retrouve un peu partout en Europe: le cycliste urbain est en général un homme1 diplômé, cadre ou de profession intermédiaire, qui habite et travaille en ville. Un constat en opposition totale avec ce qui prévalait avant la Deuxième Guerre mondiale, où le vélo était le mode de déplacement des classes populaires. Après une chute constante jusque dans les années 70, son usage revient à la mode dans les villes à partir des années 2000, «tiré plutôt par les classes supérieures», explique Matthieu Adam, géographe et chercheur CNRS à l’UMR 5600 «Environnement Ville Société», situé à Lyon (France). «Le vélo a été poussé par un mouvement qui a changé sociologiquement. Dans les années 90/2000, le militantisme vélo est un truc d’écolo, classe moyenne culturelle plus que riche. Ce sont des professeurs, des éducateurs. Aujourd’hui, le militant vélo type est un ingénieur.»

Mais comment en est-on arrivé là? Si le recours au vélo est souvent envisagé comme une réponse aux enjeux climatiques, Matthieu Adam note que l’argument mis aujourd’hui en avant par les pouvoirs publics et certains militants tient plus souvent d’un référentiel lié à l’efficacité, la praticité, la rationalité, principalement pour des déplacements domicile-travail (le fameux «vélotaf») qui évacuent les autres usages du vélo, dont le récréatif, moins inégalitaires socialement en termes d’usages. «Si on fait une analyse marxiste, le vélotaf fluidifie le capital, c’est hyper-efficace pour aller travailler, continue-t-il. Une partie de la promotion du vélo est en fait très compatible avec le néolibéralisme. Vous êtes responsables de vos effets environnementaux, de votre santé via l’exercice physique engendré, de vos mômes, de vos voisins.»

Des valeurs qui ne sont pas partagées par toutes les couches de la population, note Claire Pelgrims, chercheuse en urbanisme et mobilité à l’ULB, avant de les enrichir d’une autre: la liberté de se déplacer quand on veut, en étant seul(e) de surcroît, contrairement à ce qui se passe dans les transports en commun. «C’est un discours ‘libéral’ qui a été tenu dès le XIXe siècle pour le vélo, qui sur cet aspect est l’ancêtre de la voiture», souligne-t-elle, avant de lister d’autres freins à l’adoption du vélo par les habitant(e)s des quartiers plus populaires: le fait de faire de l’exercice et d’exposer son corps dans l’espace public, chose moins évidente dans certaines classes populaires, singulièrement pour les femmes, ou encore un «imaginaire» du vélo pas forcément partagé par tout le monde. «Il existe une idée du vélo comme mode de déplacement du pauvre, des enfants. En Afrique subsaharienne, le vélo est le mode de déplacement de la campagne. Dès qu’on arrive en ville, on l’abandonne. Réussir à ne plus faire de vélo quand on est en ville, c’est un ascenseur social», souligne encore la chercheuse en mettant le doigt sur la valeur de la voiture comme symbole de réussite.

En 2023, 92% des cyclistes bruxellois étaient détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur, court ou long.

Enfin, il reste aussi un enjeu de taille: si pour le cadre supérieur qui a passé sa journée assis, prendre le vélo peut être envisagé comme une manière de prendre soin de soi, pour l’ouvrier qui a foré ou plâtré toute la journée, les quelques coups de pédale jusqu’à la maison peuvent constituer l’effort physique de trop…

Vélos-cargos et SUV, même combat?

Face à ce tableau, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le vélo soit devenu aujourd’hui un marqueur social fort. D’autant qu’il permet aussi parfois de flatter son ego, ce qui ne fait jamais de mal. «Pour les populations favorisées, progressistes, le vélo c’est top, c’est un moyen de distinction vraiment chouette. Cela montre dans l’espace public que vous êtes valeureux sur le plan écologique, sur le plan sanitaire, et cela permet par ailleurs de matérialiser le soin des enfants dans l’espace public grâce aux vélos-cargos», analyse, un brin taquin, Matthieu Adam.

Dans un article2 publié en 2020, dédié aux vélos-cargos comme marqueur symbolique des rôles égalitaires au sein des classes moyennes urbaines aux Pays-Bas, Willem R. Boterman, professeur associé de géographie humaine à l’Université d’Amsterdam, note que le vélo-cargo est aujourd’hui critiqué non pas tant pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il représente: un symbole de tout ce qui est de gauche, vert, associé aux yuppies. Il permet également aux hommes et aux femmes d’accumuler un capital symbolique en affirmant une identité de travailleurs/travailleuses néanmoins soucieux d’être de bons parents dans un contexte plus égalitaire. «Il s’agit d’un vecteur de classe dans la mesure où il est reconnu comme tel par les autres», explique l’auteur dans son article. Avant de souligner l’image du vélo-cargo comme signe avant-coureur de la gentrification d’un quartier. «Faisant partie du répertoire de consommation des classes moyennes, il porte également les effets négatifs de la gentrification. Il est presque littéralement un vecteur du changement urbain basé sur la classe (sociale, NDLR)

«Pour les populations favorisées, progressistes, le vélo c’est top, c’est un moyen de distinction vraiment chouette. Cela montre dans l’espace public que vous êtes valeureux sur le plan écologique, sur le plan sanitaire, et cela permet par ailleurs de matérialiser le soin des enfants dans l’espace public grâce aux vélos-cargos.»

Matthieu Adam, géographe et chercheur CNRS à l’UMR 5600 «Environnement Ville Société», situé à Lyon  

Il faut dire qu’un vélo-cargo, un long tail ou un vélo électrique, c’est cher (comptez quelques milliers d’euros) et donc pas accessible à tout le monde. Chez Pro Vélo, où on entend mettre en avant des bécanes de seconde main reconditionnées, facilement réparables, «démocratiques», on a vu arriver avec un certain questionnement, «sans les dénigrer», ces nouveaux deux-roues massifs, bien peu abordables financièrement mais soudainement désirables. «Il s’agit d’une tendance qui suit celles des voitures, qui ont pris 30% de masse en quelques années avec les SUV, constate John Nieuwenhuys. Et c’est ce qui est désirable, on se retrouve avec des gens, même chez les plus précaires, qui nous disent ‘Je veux pas de votre vélo pourri de seconde main’.»

Cet enjeu pécuniaire, pour les plus fragiles, peut freiner l’adoption du vélo, et pas seulement pour ce qui concerne le modèle à enfourcher. Il faut aussi par exemple être en mesure de disposer d’un emplacement pour l’entreposer, ce qui n’est pas évident pour tout le monde. «Je pense que la dimension matérielle, la possibilité de faire les choses, précède la dimension de représentation dans l’adoption du vélo par les classes populaires», prévient d’ailleurs Matthieu Adam.

«Un vrai défi»

Dans l’atelier de Molembike, situé dans les sous-sols de Tour et Taxis, à Bruxelles, Edoardo Luppari dresse un bilan plus que contrasté de «Good Move». «Le parti Écolo, notamment, n’a pas relevé le côté élitaire du mouvement», constate-t-il. Censée défendre la cohésion sociale par le vélo, l’asbl Molembike, qu’Edoardo Luppari a contribué à créer, a connu la «marche triomphante» du vélo depuis 2016. «On avait l’impression d’être sur une vague gagnante, et on a pris une claque», souligne-t-il en référence aux troubles qui ont accompagné la mise en place de Good Move, et pas qu’à Schaerbeek.

En filigrane, c’est aussi l’image du vélo à Bruxelles qui s’en est trouvée écornée, reléguée donc parfois à celle d’un objet réservé à une classe moyenne gentrifiante, alors que les enjeux environnementaux et de mobilité sont pourtant bien réels. Pour autant, Edoardo Luppari ne pense pas «que tout le monde – dans le secteur militant du vélo, NDLR – ait pigé ce qui s’est passé». Ce secteur souhaite-t-il donc ignorer l’image qui colle parfois à la bicyclette? En France, Matthieu Adam en est convaincu. «Je me fais parfois engueuler, on me dit qu’en associant inégalités et vélo, je dessers la cause. C’est quelque chose que les associations n’ont pas envie de regarder et qui correspond à la sociologie des militants vélo, issus eux-mêmes des classes supérieures.»

«Il faut encourager un autre modèle que celui du vélo technologique, lourd et cher. Il faut revenir à l’essence du vélo, cet objet simple, indispensable.»

John Nieuwenhuys, Pro Vélo

Pour autant, des solutions semblent exister pour faciliter l’adoption du vélo par les classes plus populaires. «Il faut encourager un autre modèle que celui du vélo technologique, lourd et cher. Il faut revenir à l’essence du vélo, cet objet simple, indispensable», propose John Nieuwenhuys lorsque l’on évoque les enjeux pécuniaires. Matthieu Adam, lui, suggère «de sortir de la focalisation sur l’aménagement. C’est le mantra de toutes les politiques cyclables, du militantisme, mais il y a des besoins de formation des personnes, en particulier dans les quartiers populaires».

Une approche qui semble avoir de l’avenir, tant les séances de mise en selle organisées par des asbl comme Molembike rencontrent du succès auprès des femmes des quartiers fragiles, note Claire Pelgrims, qui voit en elles de potentielles «role models» pour les plus jeunes, alors que Matthieu Adam souligne justement le rôle des parents dans l’adoption du vélo par les jeunes. «Moins ils pratiquent le vélo, moins leurs enfants seront susceptibles de développer une représentation favorable de celui-ci. C’est quelque chose qui est très marqué en termes de classe.»

Reste que pour les associations, il faudra donc faire un choix dans leurs efforts de sensibilisation. Se concentrer sur des groupes issus de quartiers plus fragiles, ce qui demandera de l’énergie et des moyens? Ou rester sur des publics plus aisés, ce qui sera moins coûteux? Un choix cornélien, qui constitue «un vrai défi», conclut John Nieuwenhuys.

  1. 60% à Bruxelles, pour 40% de femmes, selon les chiffres de l’Observatoire du vélo en Région de Bruxelles-Capitale.
  2. Willem R. Boterman, Carrying class and gender: Cargo bikes as symbolic markers of egalitarian gender roles of urban middle classes in Dutch inner cities, Social & Cultural Geography, 21:2, 245-264
Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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