Pour la majorité des personnes vivant de la prostitution, le confinement a rimé avec suspension de leur activité. Mais sans clients, pas d’argent, pas de nourriture, pas les moyens de payer son loyer. Alors que la reprise des activités est en train de s’amorcer, elles et ils témoignent de leurs difficultés. Article publié le 11 juin 2020.
Chevelure blond clair fraîchement colorée (il était temps, dit Marie, «de se remettre à la page»), voix rocailleuse et cigarette à la main, cette femme de 64 ans raconte avoir stoppé net ses activités dès le début du confinement. Elle a bien gardé quelques contacts avec certains clients qui tenaient à prendre de ses nouvelles, car elle les connaît de longue date («ils ont vieilli avec moi», sourit-elle), mais elle est restée calfeutrée dans son appartement.
Plusieurs mois d’interruption de la vente de services sexuels, pour des personnes vivant de cette activité non reconnue dans le champ du marché du travail et de la sécurité sociale, ce n’est pas une mince affaire. «La plupart vont se retrouver avec 10.000 ou 15.000 euros de dettes, notamment pour des loyers non payés», s’inquiète d’ailleurs Marie. C’est la raison pour laquelle plusieurs associations ont, dès le début du confinement, organisé des distributions de colis alimentaires et réorienté les uns et les autres vers les opérateurs d’aide alimentaire. Des cagnottes ont été rassemblées pour de la nourriture, mais aussi pour une aide au logement destinée à des personnes subissant des violences ou encore pour des médicaments. «Tous les jours, on doit choisir à qui on donne», soupire Marie, membre d’Utsopi (Union des travailleur[se]s du sexe organisés pour l’indépendance) depuis sa création. La distribution de colis alimentaires reste à l’ordre du jour de certaines associations malgré le déconfinement qui s’amorce (lire encadré). «Beaucoup de personnes n’ont pas pu payer leur loyer pendant le confinement. Et même si elles recommencent maintenant, en fait cela va se faire lentement et en prenant des précautions. Il y a trois mois d’hyper-précarité à rattraper. Les colis alimentaires pourront les aider à dégager un peu de sous pour leurs loyers», explique Quentin Deltour, coordinateur de l’antenne de Liège d’Espace P et chargé de communication de cette même association.
«Les travailleuses du sexe sont sur les starting-blocks pour redémarrer.»
Quentin Deltour, Espace P
Marie avait 38 ans quand elle a commencé à se prostituer. Une grosse dette lui est tombée sur le dos et, se refusant à aller frapper à la porte du CPAS, elle s’est présentée dans un salon situé dans le quartier où elle habitait à Liège. Dans cet espace loué à l’époque pour 300 francs belges la semaine, elle turbinait alors quatre à cinq heures par jour, quatre jours par semaine. Presque 20 ans plus tard, elle est toujours «dans le métier», mais à Bruxelles cette fois, dans une carrée de la rue Linné, près de la gare du Nord, ce même quartier où son esprit militant a vu jour lors de manifestations et émeutes en 1997. Depuis lors, elle se bat afin que soit mis sur pied un statut pour les «travailleurs du sexe», qui leur permettrait d’accéder à des droits sociaux et d’améliorer ainsi leurs conditions de vie. «Le quartier Nord était à feu et à sang, se remémore-t-elle. Nous avions dû, déjà, arrêter de travailler pendant quatre ou cinq jours et repayer les vitrines cassées. Une vitrine pouvait coûter 800 euros! Mais entre quelques jours de pause et plusieurs mois, il y a une marge…»
Plusieurs mois de pause qui sont la cause de situations sociales catastrophiques. «Les travailleuses du sexe se sont confinées par bon sens et dans un souci de solidarité. Mais, aujourd’hui, on nous téléphone tous les jours pour savoir ‘quand est-ce qu’on peut reprendre’, commente Quentin Deltour. Elles sont sur les starting-blocks pour redémarrer.»
Marie va bientôt pouvoir recommencer à travailler, mais dans quelles conditions?
Marie ne voit pas son avenir en rose. Elle va bientôt pouvoir recommencer à travailler, mais dans quelles conditions? Garder ses clients à distance ne semble pas tenable, prendre une douche entre chacun d’entre eux ne paraît pas rentable. Pourtant elle relativise. «En comparaison avec celles et ceux qui se prostituent et qui sont sans papiers, transgenres, dans le milieu de la drogue, et qui vivent de manière extrêmement précaire, je suis plutôt une privilégiée.»
«Le confinement a créé chez elles un vide»
Le temps d’arrêt du confinement, cette femme d’origine bulgare l’a vécu elle aussi. Mais, de son côté, cette césure dans une vie habituellement rythmée par la course à la survie a été mise à profit pour réfléchir à un autre futur. Elle souhaite vivre «comme les personnes normales», exprime-t-elle. Et cela passera par un travail, «normal», lui aussi. Car le manque d’argent la stresse. «Je n’ai toujours pas trouvé un travail en Belgique, c’est difficile ici. Ma grande fille de 15 ans m’a rejointe cette année, je m’occupe de mes deux filles. Mais je suis fatiguée, je me sens fragile psychologiquement. J’ai peur pour son futur, je voudrais être un modèle positif pour elle.»
«Le confinement a créé chez elles un vide. Un moment d’introspection qui peut être assez violent. Y retourner sera très dur.»
Pierrette Pape, asbl Isala
Une situation qui n’est pas isolée, selon Pierrette Pape, directrice de l’asbl Isala: «La plupart veulent trouver un travail. Mais elles sont précarisées et peu scolarisées. Un travail valorisant est donc peu accessible. Elles préféreraient ça à la prostitution. Mais elles sont aussi assez abîmées et ont un côté fataliste: si elles ne trouvent pas autre chose, elles continueront là-dedans. Le confinement a créé chez elles un vide. Un moment d’introspection qui peut être assez violent. Y retourner sera très dur.»
Un avenir sombre
Si le confinement a sonné, pour beaucoup, l’arrêt des activités prostitutionnelles, pour ce jeune Tunisien en demande d’asile, c’est l’inverse qui s’est produit. Depuis plusieurs mois, il enchaînait les boulots dans l’horeca et s’était déniché un appartement avec son compagnon. Du jour au lendemain, le couple se retrouve avec 930 euros par mois pour vivre et un loyer de 700 euros à payer. C’est donc pour lui un retour à la case départ. «Je me suis limité à des massages érotiques en étant masqué, précise-t-il. Avec le Covid ça arrangeait tout le monde.» Quant aux risques pour sa santé, «je m’en fous», lâche-t-il désabusé. «J’ai eu assez faim toute ma vie. J’essaye juste de prendre mes précautions pour ne pas le transmettre aux gens.» Et les enjeux liés à la transmission, il en connaît un bout. Il est bénévole depuis plus de deux ans pour l’association Alias, pour laquelle il oriente vers le corps médical les réfugiés qui se prostituent en vue de réaliser des tests de dépistage.
«Selon le CPAS, je me suis mis moi-même dans la précarité en me prostituant. Il n’y a aucun chemin possible pour me réintégrer dans la vie sociale.» Un jeune homme demandeur d’asile
Le jeune homme oscille aujourd’hui entre la résignation et le besoin de faire reconnaître ses droits. Ses droits, mais aussi ses traumas. Car, «quand on est prostitué, LGBT et arabe, c’est le pire», assène-t-il. Il est issu d’une famille tunisienne très religieuse – son père est imam –, de laquelle il a progressivement été banni, à partir de sa neuvième année, car il était «un peu efféminé». De plus en plus livré à lui-même, il erre en rue, subit des viols et finit par vivre de la prostitution. «Je me suis fait prendre par des vieux, sans préservatif, pour un euro, trois euros, pour un titre de transport.» Et même s’il défend que «la prostitution, ce n’est pas un milieu, c’est un travail qui permet de vivre dignement» et que, s’il le faut, il poursuivra dans cette voie, cette reprise du travail du sexe a le goût amer de ses souvenirs d’enfance.
En demande d’asile dans notre pays pour des motifs liés à son genre, il subit ici aussi des discriminations de toutes sortes et se débat avec les institutions d’aide publique censées l’aider. «Je ne vois pas du tout le bout du tunnel, dit-il. Selon le CPAS, je me suis mis moi-même dans la précarité en me prostituant. Il n’y a aucun chemin possible pour me réintégrer dans la vie sociale, aucun bureau pour m’ouvrir des portes. J’ai un peu baissé les bras.» Et de rêver de l’ouverture de son salon de coiffure avec le matériel que lui a procuré un client. «J’ai fait la promesse à mon copain d’arrêter.»
La reprise à l’ordre du jour
Côté associatif, on a réfléchi aux conditions de reprise. Un protocole sanitaire a été pensé à l’initiative de plusieurs associations de terrain – Utsopi, Alias, Entre 2 Wallonie, Icar Wallonie et la Fédération des services sociaux (FdSS) – et validé par le cabinet de Denis Ducarme, ministre de l’Intégration sociale. Objectif: fournir les meilleurs conseils de réduction des risques pour la prostitution. Une brochure explique aux prostituées et prostitués comment faire une passe en minimisant les risques de transmission.
Une chimère, pour Pierrette Pape, de l’asbl Isala. «Un acte de prostitution à 1,5 mètre de distance, ce n’est juste pas possible. Les gens veulent vite revenir à la normale et ne pas discuter du problème de fond. La majorité des femmes sont étrangères et n’ont aucun droit. Veut-on les renvoyer vers des situations de violence et de dépendance par rapport aux proxénètes? C’est violent.» Et de revendiquer un accès aux titres de séjour, une aide sociale et un accès au marché du travail pour leur ouvrir des portes de sortie. «Pendant le confinement, le grand public s’est tout d’un coup intéressé aux prostituées. Avec le déconfinement, va-t-on les oublier aussi vite?»
Pourtant selon Quentin Deltour, de l’asbl Espace P, il y a moyen de minimiser les risques. «La réduction des risques, on en fait dans le cadre du VIH. Elle a aussi un sens dans ce contexte. C’est aussi finalement ce qui se passe dans les grands magasins ou chez les coiffeurs. C’est pareil pour la prostitution. Il ne faut pas en faire une exception.» Au rang des conseils suggérés: aérer la pièce, nettoyer les zones de contact, prendre une douche quand c’est possible, mettre un masque même si ce n’est pas envisageable pour certaines pratiques. «Finalement c’est une réduction des risques tout à fait raisonnée qu’on met en place.»
À l’agenda de l’association: aller présenter ce protocole aux communes afin qu’elles lâchent du lest sur leurs réglementations de fermeture datant du début du confinement. En effet, alors que certaines villes comme Anvers et Gand ont déjà permis la réouverture des lieux de prostitution, que d’autres se prononcent les unes après les autres sur une date de reprise, certaines communes tardent à se prononcer. Si la prostitution est permise puisqu’elle ne figure pas parmi les exceptions du Conseil national de sécurité, ces communes sont pourtant dans l’attente d’une validation du fédéral pour lever leurs interdictions.
En savoir plus
Pour en savoir plus, relisez notre dossier:
«Prostitution: jeux de dames, jeux de dupes?», Alter Échos n°477, octobre 2019.