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Regard critique · Justice sociale

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Lunch Garden : le dernier plaisir communiste

Alter Échos a déposé ses plateaux au Lunch Garden de Jambes, en région namuroise. Entre un vol-au-vent, des boulettes ou des moules à volonté, la chaîne de restauration apparaît surtout comme un lieu de sociabilité et de rencontre pour les habitués, tantôt âgés, tantôt seuls.

© Philippe Debongnie

Anne-Marie regarde sa montre, car son bus – le 12 – va bientôt arriver. Elle termine son café, jette encore un coup d’œil sur le Metro qu’elle a consulté toute la matinée. «Les nouvelles n’étaient pas mauvaises ce matin. Ça change», marmonne la dame de 78 ans. Elle dévisage les premiers clients qui arrivent pour dîner. Il est quasi 11 h 30 et, dans la salle, on sent l’effervescence avant le service de midi… «Dis, ’y a pas de louche dans ta vinaigrette», entend-on plus loin, tandis que les habitués de la mi-journée commencent à s’emparer d’un plateau. Anne-Marie, elle, ne vient que le matin, surtout par «temps tropical», comme elle dit. «Le restaurant est climatisé. C’est agréable par ces fortes chaleurs plutôt que de crever de chaud dans son appartement.» Depuis un mois, elle vient plus souvent, un peu comme un loisir journalier, presque comme un enjeu existentiel qu’elle nourrit au quotidien. «Je prends le journal, un café, je fais mes mots croisés, puis c’est tout… Le rituel est quasi identique. Pour moi, c’est une petite parenthèse dans la journée, puis on rencontre des gens. Il y a beaucoup de personnes de mon âge qui viennent ici… Rester chez soi, ça peut devenir une corvée, vous savez…»

Dictionnaire de russe et de chinois sur la table, son caddie à ses pieds, Charles est en train de déchiffrer un livre derrière ses grosses lunettes. Les tasses de café sont empilées devant cet étudiant studieux de 86 ans qui semble s’être approprié les lieux. Lui aussi passe sa matinée au Lunch Garden avant de rentrer chez lui en bus. «Je fais cela plusieurs fois par semaine», confie-t-il. «Je prends deux, trois cafés. Je m’occupe pendant deux, trois heures puis je retourne chez moi. Parfois je mange, mais pas régulièrement. C’est un endroit calme, surtout. Cela me fait une sortie…», ajoute-t-il avant de replonger le nez dans son livre soucieux de finir sa traduction avant midi.

Dans la salle, les clients commencent en effet à s’attabler. Même si l’un d’eux se plaint que la plupart des tables soient occupées par des personnes seules, le public de ce midi se compose de couples essentiellement, retraités souvent, entre quelques clients venus pour la pause du boulot ou de passage en famille. En cuisine, le service est bien rodé, et les plats toujours donnés avec le sourire. «Un steak de la mer avec de la purée? C’est le menu de la semaine, vous connaissez le principe?», entend-on dans la file.

«Je prends le journal, un café, je fais mes mots croisés, puis c’est tout… Le rituel est quasi identique. Pour moi, c’est une petite parenthèse dans la journée, puis on rencontre des gens. Il y a beaucoup de personnes de mon âge qui viennent ici… Rester chez soi, ça peut devenir une corvée, vous savez…» Anne-Marie

Du haut de leur assiette de boulettes, Maria-Ghislaine, 88 ans, et François-Louis, 87 ans, s’amusent du spectacle. Une fois par semaine, ils passent par Jambes. Ils sont fidèles à ce rendez-vous, et, pour cause, ces deux veufs se sont rencontrés dans ce restaurant il y a trois ans. Un beau roman, une belle histoire comme on en lit parfois dans le journal. Le jeune couple aime beaucoup l’endroit. «On y est bien et le personnel est très gentil. Surtout la patronne, c’est une commerçante, ça se sent!», explique François-Louis. «Il faut en profiter», ajoute Maria-Ghislaine. Avant de poursuivre: «Tant qu’on peut et qu’il nous reste quelques années… On ne sait pas de quoi sera fait demain.» Le couple parle alors du Covid et de la période pendant laquelle le restaurant était fermé. «C’était vraiment très triste. On a tellement nos habitudes ici…»

À la pêche aux moules…

Albert, 76 ans, vient aussi plusieurs fois par semaine, surtout depuis qu’il est veuf. En voyant les premières casseroles de moules défiler sous ses yeux, il se demande si elles sont déjà bonnes… Ce sera pour une prochaine fois, car, pour lui, c’est le menu de la semaine: poisson pané, purée et une mer de sauce de tartare. «On mange ce qu’on veut, c’est déjà ça, et c’est pas trop cher, précise l’homme. Comme je suis seul, c’est l’occasion de voir du monde, même si on ne connaît personne. Je prends ma voiture, et je reste une à deux heures.»

Un peu plus loin, une table anime la salle à elle toute seule. Rita, Marcel, Yvette et Claude refont le monde. C’est un rendez-vous hebdomadaire pour ces deux couples de septuagénaires. Au programme de leurs débats: la taille des légumes du jardin ou encore la qualité des rasoirs électriques… C’est ce que le sociologue Erving Goffman nomme les «menus propos»: peu importe ce qu’on se raconte tant qu’on se raconte quelque chose et que le lien perdure…

«Mais épile-toi comme moi, je fais», dit Rita à Marcel, le sourire aux lèvres. «La prochaine fois qu’on se verra, je regarderai si tu es bien rasé», poursuit, amusé, Claude. Et Marcel de poursuivre: «Tu te rappelles comment on faisait à l’armée. On passait de la ouate sur le visage pour voir si on était bien rasé.»

Dans le fil de la discussion, on en vient au prix de l’essence. C’est que la bande des quatre fait une dizaine de kilomètres pour se rendre à Jambes. «Mais où est-ce qu’on va?!», s’interroge Yvette. «Il faut tout calculer dans la vie. Heureusement, je calcule assez bien…», se félicite Claude.

Dans le brouhaha, il y a aussi des regards qui se perdent vers les autres tablées. Comme celui d’Albert qui ne perd pas une miette de ces débats, en dégustant sa mousse au chocolat. «Elle était comprise dans le menu, me glisse-t-il. Tu sais quand tu viens ici, tu ne dois t’attendre à rien et souvent tu es surpris… Et pas seulement au niveau de la nourriture! C’est l’esprit de ce lieu!»

À la table d’à côté, Roger recherche du sel pour ses frites. «Tu crois qu’ils connaissent mon état de santé pour ne pas laisser le sel à table?», lance-t-il à sa femme Ernestine pour plaisanter. Albert saisit l’occasion pour lui en passer. Quelques mots sont échangés, à commencer par la météo du jour, mais aussi sur la taille des moules. C’est que Roger en est friand! Il attend d’ailleurs avec impatience la formule à volonté, un des produits d’appel de l’enseigne.

Roger et Ernestine aussi ne comptent pas les kilomètres pour venir au Lunch Garden. Ils font 50 kilomètres par semaine pour ce rendez-vous incontournable pour les deux retraités. «On vient souvent au Lunch depuis qu’on est pensionnés. Certainement deux fois par semaine. Simplement pour ne pas faire à manger à la maison. Il est nécessaire de sortir à notre âge, d’avoir un contact avec le monde extérieur. C’est un point de chute, en somme, un point de chute calme et il n’y a pas beaucoup d’endroits vous savez pour des gens de notre âge. C’est mieux que de rester chez soi à tourner en rond», témoigne Roger qui regarde les moules avec introspection. «Elles ne sont pas encore grandes assez. Elles ont déjà été plus grosses, mais comme ce sont les premières… Puis, je n’ai pas beaucoup de choix, les plats en sauce, je ne peux pas, et, quand on a les yeux plus gros que le ventre comme moi, ce n’est pas facile.»

Un rapport familial

À la tête du restaurant, il y a Anne-Sophie et ses 28 années de service pour l’enseigne. Depuis dix ans, elle est manager, dont trois années passées à Jambes, «le meilleur Lunch de Wallonie», précise-t-elle. En termes de chiffres, avance-t-elle, mais aussi d’ambiance, ajoute-t-elle. «On a des habitués qui viennent tous les jours parce que c’est un lieu très familial. J’ai un monsieur qui vient trois fois par jour. Il dépense presque 50 euros par jour chez moi. Mais on a aussi beaucoup de bureaux, et c’est pour la rapidité. Jambes est réputé pour être un Lunch Garden très accueillant. Ce qui est chouette, c’est que le personnel est là depuis des années, et donc les clients s’habituent à nous.» D’ailleurs, avant d’être manager à Jambes, Anne-Sophie y avait travaillé il y a dix ans. «Les gens me connaissaient déjà, et on a vraiment créé un rapport… familial. Je n’ai pas d’autres mots pour le décrire.»

«Comme je suis seul, c’est l’occasion de voir du monde, même si on ne connaît personne. Je prends ma voiture, et je reste une à deux heures.» Albert

Des anecdotes avec les habitués, Anne-Sophie pourrait en écrire une «bible», plaisante-t-elle. «Pendant le Covid, j’ai un client qui venait passer le temps qu’il passait habituellement chez Lunch dans sa voiture sur le parking, tellement il était malheureux que le restaurant soit fermé. C’est un client qui ne s’est pas fait vacciner et il n’a plus pu venir lors de l’introduction du CST. Alors, il a demandé mon numéro pour garder le contact et, depuis, il m’envoie des messages à n’importe quelle occasion: Noël, Pâques, fête des Mères, etc.»

Anne-Sophie admet qu’il lui arrive aussi de se tracasser pour certains clients «parce qu’on a du plaisir à les voir». «Quand on voit un couple, et qu’au bout d’un certain temps, on ne voit plus que le monsieur ou la dame, nous aussi, on est malheureux. Ils ne font pas partie de notre famille, mais ce sont des visages familiers.»

Jean-Luc est chef de cuisine et travaille pour l’enseigne depuis 36 ans. Lui aussi revendique cet aspect familial. «On tutoie même certains clients. Il y en a qui viennent midi et soir. Je ne dirais pas que c’est pour nous voir, mais franchement, c’est une satisfaction. Cela veut dire qu’on est bien ici…»

Cette fidélité, l’enseigne la met en avant, même si elle cherche à rencontrer de nouveaux publics avec «des plats revisités au goût du jour», résume Jean-François Hincourt, district manager. Avant d’arriver à son poste actuel, il est passé par tous les échelons au sein de la chaîne de restaurants. «Ces échanges avec les habitués sont essentiels, même si c’est pour se plaindre d’un plat ou du service. Mais si ces clients reviennent, c’est qu’il y a quelque chose! Il y a beaucoup de nostalgie autour de nos restaurants: on y venait avec ses grands-parents, avec ses enfants. C’est un rendez-vous, mais pas seulement pour des clients âgés ou seuls. On compte beaucoup de familles!»

Anne-Sophie doit reprendre le service, mais, avant de nous laisser, elle insiste sur une dernière chose: «Je suis tellement bien à Jambes que j’aimerais rester ici toute ma carrière…»

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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