Que ce soit en France, avec la réforme des retraites, ou chez nous, avec la franchisation des supermarchés Delhaize, ces deux conflits sociaux reflètent la crise profonde de notre modèle social. D’un côté, tout est constitutionnel, de l’autre, tout est légal, et dans les deux cas, que ce soit le président Macron, le gouvernement français ou la direction du groupe Ahold-Delhaize, la décision est prise, et chacun justifie ce projet comme indispensable, tantôt pour préserver la soutenabilité du système social, tantôt la croissance d’un groupe, estimant que la franchise est source de dynamisme social.
En attendant, le dialogue est impossible de part et d’autre. Pire, il y a un hold-up du débat, sans même ajouter comme le font les syndicats en front commun qu’il s’agit purement et simplement d’un hold-up social. En France, on prend deux années de vie, en Belgique, on fait glisser des emplois – on parle de 9.000 travailleurs – d’une commission paritaire à l’autre pour faire baisser les coûts salariaux.
Avec une concertation sociale menacée, réduite à sa plus simple expression, voire muselée purement et simplement, il s’agit même pour les syndicats d’une lutte existentielle. Au-delà d’une journée d’action, il est temps de trouver pour eux une nouvelle façon de protester pour infléchir le rapport de forces. Aujourd’hui, après des semaines de blocage, le conflit perd en intensité et on assiste à un lent effritement du mouvement social.
Avec une concertation sociale menacée, réduite à sa plus simple expression, voire muselée purement et simplement, il s’agit même pour les syndicats d’une lutte existentielle.
Perdre Delhaize, perdre la bataille des retraites, c’est tracer la voie vers de nouvelles dérives, faire face à une société toujours plus dure, insupportable, avec des conditions de vie ou de travail toujours plus dégradées, mettant les citoyens ou les travailleurs sous pression, au profit de la financiarisation, bien au-delà de l’économie, de nos existences. L’urgence est là. Le risque est celui d’ouvrir la voie à la violence: d’un côté, de façon institutionnelle, avec un modèle de société ou économique imposé par la force – même quand il est constitutionnel et légal, de l’autre, avec des groupes qui penseront que seuls des actes violents arriveront à faire plier le pouvoir ou une direction. Ce serait évidemment catastrophique.
Cette crise sociale est enfin le reflet de la grave crise du travail que nous traversons depuis le Covid, mais pas seulement, période qui a mis en avant certains métiers essentiels, et pourtant précaires. Des métiers qu’on sacrifie aujourd’hui pour plus de rentabilité. Comme le relevait la philosophe et sociologue Dominique Méda dans un entretien à L’Écho, «[…] les conditions d’exercice du travail qui sont proposées permettent de moins en moins de se réaliser et de s’exprimer. L’aspiration à trouver du sens dans son travail et à exercer un travail en cohérence avec ses valeurs éthiques est de plus en plus difficile à combler. La crise du travail, c’est aussi cela: être obligé de faire des choses en contradiction avec ses valeurs». Pourtant, redonner ce sens est simple: il passe par plus de démocratie pour peu qu’on veuille donner toute sa force à ce mot.