Égalité de traitement ou droit à la non-discrimination, neutralité des agents du service public ou neutralité du service rendu, égalité de tous ouaccommodements pour certains, le débat passionnel ne divise pas seulement l’opinion publique mais aussi les juristes belges. Un récent débat a fait le point sur cesinterrogations d’actualité…
La journée d’étude sur « le droit belge face à la diversité culturelle – Quel modèle de gestion de la pluralité » du 6 novembre2009, organisée à Louvain-La-Neuve par l’Université catholique de Louvain (UCL), a rassemblé une centaine de spécialistes en sciences juridiques, sociologueset philosophes pour débattre des principes fondamentaux de diversité, neutralité et minorités (linguistiques, culturels, religieux) en droit belge, des enjeux dupluralisme, des cas concrets de diversité religieuse dans le droit social, de l’opposition entre deux concepts (égalité et diversité) dans le cadre de la luttecontre la discrimination dans l’emploi, de la mixité sociale et religieuse dans l’enseignement, de l’application de la diversité dans le droit familial, le droitinternational privé, le droit pénal et le droit judiciaire.
« Le droit à la non-discrimination a pris ces dernières années une grande ampleur sous l’impulsion du droit européen avec la jurisprudence de la Coureuropéenne des droits de l’homme (Strasbourg), la jurisprudence de la Cour de Justice des institutions européennes (Luxembourg), l’entrée en vigueur du traitéd’Amsterdam et les directives européennes adoptées en matière de discrimination raciale, ethnique et religieuse », rappelle Julie Ringelheim, chargée derecherches au FNRS, attachée au Centre de philosophie du droit de l’UCL1. « Il s’agit d’un ensemble de normes qui visent à empêcher qu’uneorigine, une religion ou une apparence physique puisse être un obstacle direct ou indirect à l’accès à l’emploi, à l’éducation, au logementou à d’autres secteurs de la vie sociale. La notion de discrimination indirecte permet potentiellement de remettre en cause de nombreuses normes qui sont en apparence neutres mais qui enpratique désavantagent surtout une catégorie d’individus d’une certaine origine ou d’une certaine religion ». Rappelant que « depuis plusieursannées, la Cour européenne des droits de l’homme montre une sensibilité croissante au respect de la diversité culturelle et à l’interdiction de ladiscrimination » car « le pluralisme qui caractérise une société démocratique repose notamment sur la reconnaissance et le respect des traditions culturelles,des identités ethniques et culturelles, des convictions religieuses ainsi que des idées artistiques, littéraires ou économiques ».
Un modèle belge de la diversité ?
Réagissant sur le sujet, le professeur Marc Verdussen (UCL) estime que « si par diversité culturelle, on entend une société dans laquelle des groupes minoritairesréclament les moyens de préserver leur identité culturelle, alors il faut en conclure que la Belgique est confrontée à la diversité culturelle depuis sonorigine car cette diversité est depuis 1831 dans la Constitution du nouvel État puisque la population belge est multilingue et multiconfessionnelle depuis son origine ».Cependant, Marc Verdussen pointe deux nouveautés qui affectent le contexte belge : le fédéralisme et les nouvelles formes de diversité ethnoculturelle. Le passage del’État unitaire à une Belgique fédérale s’est fait par la reconnaissance de la diversité linguistique tandis que les nouvelles formes dediversité sont accentuées par les flux migratoires qui posent le « défi du multiculturalisme » visant à rencontrer les nouvelles revendications socialesavec les principes de nos démocraties libérales. « Ce multiculturalisme est souhaitable car une démocratie libérale a pour vocation de reconnaître lesidentités et je suis content que même en France ces arguments progressent. La question centrale est de savoir comment on peut organiser une citoyenneté multiculturelle sans serenier et quelles en sont les limites », conclut le professeur.
Nicolas Bonbled (aspirant FNRS) met en doute un « hypothétique modèle belge de gestion du pluralisme culturel » car bien que « terre de minoritéschantée pour son talent à générer des compromis politiques dont l’originalité n’a d’égal que son opacité juridique, la Belgiquepeut-elle encore se targuer d’avoir quelque chose à enseigner en matière de gestion de la diversité ? » Se limitant à la manière dont la notion dediversité est appréhendée par le droit public belge, le chercheur constate au moins trois traits majeurs. Ainsi, le « modèle belge » de la diversitéserait caractérisé par son pragmatisme incontestable, sa sélectivité des préoccupations et par son incapacité à intégrer la logique dufédéralisme.
Sébastien van Drooghenbroeck, professeur aux facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), s’attarde sur la polysémie du concept de « neutralité », quise réfère surtout à l’absence de parti-pris, lorsque ce concept se rapporte à l’action des services publics. « Tout le monde est d’accord pour direque l’État ou le service public doit être neutre mais au-delà de ce constat apparaissent des divergences quant à ce qu’implique in concreto cette exigence deneutralité ». En effet, l’impératif de neutralité peut entrer en conflit avec l’impératif d’interdiction de la discrimination indirecte. Parailleurs, en plus de l’exigence de neutralité des actions du service public, une autre exigence peut également émerger qui concerne les prestataires du service public, cequi impliquerait l’absence d’affiliation affichée de la part des entités collectives ou agents individuels du service public vis-à-vis d’un courant depensée quelconque. « Ici, la neutralité ne se réduit plus à un simple impératif d’égalité des usagers devant le service public, mais elleexige en plus la virginité des apparences des prestataires du service public », souligne le professeur. Revenant sur le modèle belge, Sébastien van Drooghenbroeck rappelleque « traditionnellement, le droit public belge s’est concentré avant tout sur la question de l’égalité sans se soucier des apparences ou de la virginitédes apparences » car « ce qui compte avant tout, ce sont les actes ».
Pour illustrer ce pragmatisme belge qu’il qualifie de « réalisme confiant », le professeur cite un récent arrêt de la Cour
constitutionnelle belge du 13/10/09dans une affaire où le Vlaams Belang (parti flamand d’extrême droite) avait demandé la récusation de certains juges en raison de leur appartenance académique,politique, philosophique, religieuse supposées ainsi qu’une mesure d’instruction visant à déterminer qui, parmi les douze juges, était éventuellementd’obédience maçonnique. Dans son arrêt, la Cour rejette en bloc les demandes de récusation et déclare la mesure d’instruction non recevable en rappelantque « les juges sont, comme tout le monde, des titulaires de droits et libertés » et que ces libertés leur permettent d’avoir des sympathies pour l’un oul’autre courant politique ou philosophique. Mieux encore, « l’existence de telles sympathies, même lorsqu’elles sont notoires et non contestées, ne suffit pasà compromettre l’impartialité de celui qui les éprouve […] car la Cour part du principe que le juge fera primer son serment de magistrat sur une quelconque autreobligation sociale. Enfin, le summum des arguments, la Cour estime que la tyrannie des apparences, si elle conduit à des récusations tous azimuts, mettra en péril lefonctionnement de la Cour qui rappelle que le législateur spécial a voulu que la Cour soit composée de manière équilibrée car un tel équilibreconstitue une garantie d’impartialité. »
Et Sébastien van Drooghenbroeck de noter « l’étrange retournement du raisonnement car non seulement les apparences individuelles ne compromettent pas la partialitépersonnelle de celui qu’elles affectent, mais en plus lorsqu’elles sont savamment dosées elles renforcent l’impartialité collective de l’institution ».C’est ce qui caractérise le pragmatisme ou le réalisme confiant du droit public belge qui ne voit pas le mal avant qu’il ne se soit produit.
Dress-code
Mais récemment des voix contestent cette approche de la neutralité qui se limite aux actes et non aux apparences en la jugeant insuffisante. Pour ce courant, l’usager duservice public doit être protégé non seulement contre la discrimination effective, mais aussi contre la crainte d’être discriminé. Cette idéepopularisée par l’actuel bourgmestre d’Anvers Patrick Janssens (SP.A, parti socialiste flamand) a été reprise par d’autres communes flamandes et francophonesdonnant lieu à de nombreuses adaptations des statuts administratifs des agents communaux sous forme d’un chapitre relatif au « dress-code » (code de l’habillement). Undeuxième écho à cette idée est visible dans une proposition de révision de l’article 10 de la Constitution, déposée par desdéputés MR, pour ajouter à l’impératif d’égalité un impératif d’impartialité de la fonction publique et des personnesexerçant un tel service. Un troisième écho se trouve dans une proposition de loi déposée au Sénat par Mahoux (PS) et consorts qui vise à appliquer laséparation de l’État et des organisations communautaires, religieuses et philosophiques non confessionnelles. Cette proposition de loi vise à « neutraliser lesbâtiments publics », mais aussi les « apparences de tous les agents publics dans tous les services publics ». Pour Sébastien van Drooghenbroeck, il existe «indiscutablement une tendance lourde » compte tenu de la multiplication des initiatives en ce sens et le nombre impressionnant des collectivités qui ont adapté leur «dress-code » en conséquence. Cette transformation en cours du concept de neutralité sur le terrain belge est jugée par le spécialiste comme quelque chose de «non indispensable, problématique, source de paradoxes, mortifère et assez inutile ».
Hugues Dumont, professeur aux FUSL, se concentre sur les forces et les faiblesses du modèle belge découlant de la loi sur le Pacte culturel de 1973, il estime que « cemodèle est aujourd’hui largement dépassé » et se demande « ce que nous devrions sauver face à ce naufrage qui menace la Belgiqued’aujourd’hui ». Pourquoi s’agit-il d’un modèle dépassé ? Parce que la révision constitutionnelle de 1970 avait mis en place descommunautés bénéficiant de l’autonomie culturelle tout en imposant une limite à cette autonomie en réservant au législateur fédéral lepouvoir de prévenir toute discrimination pour des raisons idéologiques ou philosophiques. En effet, la tendance catholique était devenue majoritaire en Flandre et la tendancelaïque en Communauté française (Wallonie et Bruxelles), il convenait donc d’empêcher, via le pouvoir fédéral, l’abus de position dominante àces tendances devenues majoritaires dans leur communauté suite à la fédéralisation de l’État au détriment des minorités dans chaque groupe. Cetéquilibre est dépassé suite à l’évolution des clivages politiques, l’évolution du paysage électoral, l’évolution de lasociété civile belge ainsi que par le contexte juridique en Belgique. Hugues Dumont conclut en esquissant quatre possibilités pour sauver le modèle en marquant sapréférence pour la quatrième solution :
1. abroger l’article 131 de la Constitution en défédéralisant la matière,
2. adopter une nouvelle interprétation,
3. constitutionnaliser les principes du Pacte culturel,
4. adopter un Pacte associatif en constitutionnalisant ses principes.
Dans son discours d’allocution finale, Marie-Claire Foblets (professeur à la Katholieke Universiteit Leuven) constate un « regain d’intérêt pour lapluralité et la diversité de nos sociétés » malgré la « défaillance des outils pour gérer cette diversité ». Laspécialiste note qu’un « nombre croissant de personnes éprouvent de sérieuses difficultés à s’identifier à nos institutions publiques.Cette difficulté est difficile à vivre et si elle n’est pas prise au sérieux, elle risque de mettre en péril la cohésion sociale ». Pour contrer laradicalisation de certaines revendications, le professeur Foblets propose de faire « preuve d’empathie et de respect pour les intéressés ». Il convient à ceteffet de distinguer quatre grands thèmes dans ce débat :
1. le pluralisme comme théorie des normes,
2. la concurrence du droit belge avec d’autres droits y compris le droit découlant des systèmes juridiques religieux comme le droit de la famille,
3. le droit du travail et de l’enseignement par rapport au droit à l’égalité et ses correctifs et enfin
4. les rapports institutionnels d’un État avec ses différentes communautés (religieuses, philosophiques…) qui ressortissent de sa juridiction.
Foblets distingue le « pluralisme fort », celui qui offre u
ne large autonomie de développement aux communautés mettant parfois en péril l’identiténationale de l’État, du « pluralisme faible » offrant une perspective plus pyramidale du pluralisme où tout est sous le contrôle d’un ordresupérieur étatique, c’est dans ce deuxième cadre que la Belgique s’inscrit en tentant d’organiser la diversité dans le souci de la cohésionsociale au sein de l’État. Dans cette démocratie libérale tout découle, explique le professeur, de la définition des valeurs constitutionnelles et ilconvient, malgré les hésitations, de redéfinir, en incluant dans la discussion les communautés concernées, ces valeurs constitutionnelles fondamentales.
1. Julie Ringelheim, chargée de recherches au FNRS, Centre de philosophie du droit (UCL), chargée par ailleurs de la direction scientifique de la journéed’étude
– tél. : 010 47 46 52
– courriel : julie.ringelheim@eui.eu