Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Social

Le droit du travail n'entrera pas en prison

Fouilles, travail en prison… Le régime des détenus a été modifié l’été dernier. Une réforme que certains qualifient de dégradante.

Fouilles, travail en prison… Le régime des détenus a été modifié l’été dernier. Pour les observateurs, ces réformes sont tout simplement dégradantes et ne visent nullement à la réinsertion des détenus. Du côté de la ministre, c’est par contre un silence radio assourdissant.

Ces dernières semaines, la ministre de la Justice, Annemie Turtelboom (Open Vld) est sur tous les fronts. De l’ouverture de la nouvelle prison de Marche à l’amplification de la surveillance électronique dans le cadre des courtes peines, la ministre n’a qu’un mot d’ordre : impunité zéro. Pourtant, une réforme est passée quasi inaperçue cet été. Elle concerne le régime pénitentiaire des détenus, définie dans la loi de principes ou loi Dupont. Une loi promulguée en 2005, mais qui jusqu’ici n’a pas pu être appliquée dans son intégralité.

Une réforme au goût amer

Au sujet du cadre juridique, un rappel s’impose. En juin 1996, le ministre de la Justice de l’époque, Stefaan De Clerck, confie à Lieven Dupont, professeur à la KUL, la tâche de piloter une réforme d’ensemble au sujet de l’administration pénitentiaire et de l’exécution des peines privatives de liberté. En substance, il s’agit de faire le choix d’un droit pénitentiaire à mettre en place à deux niveaux : d’un côté, quant au statut juridique interne du détenu qui « porte sur les droits et obligations du détenu en tant que “résident“ d’un établissement pénitentiaire, c’est-à-dire sur sa vie “intra muros“ » ; d’autre part, quant au statut juridique externe, qui « concerne le statut du condamné pour ce qui est des aspects “extra muros“ de la détention, comme par exemple toutes les modalités relatives à l’interruption de la peine ou aux libérations anticipées ».1

Pour beaucoup, en ce qui concerne le droit des détenus et le respect de ceux-ci, cette loi n’a pas modifié les choses depuis son application. Malgré cette situation, le cabinet de la ministre de la Justice n’a pas voulu répondre à nos questions. Le dossier serait trop technique, apparemment.

Du côté de l’administration

On a donc préféré nous renvoyer à l’administration pénitentiaire et à son porte-parole, Laurent Sempot. Selon lui, cette réforme de la loi de principes apporte plus de clarté dans le respect des droits des détenus et dans le cadre disciplinaire. Mais il n’en dira pas plus. Le sujet ne portant, selon lui, à aucune polémique. Pourtant, en coulisse, spécialistes et observateurs s’inquiètent des nouvelles mesures apportées dans le cadre de la loi de principes. Des mesures qui concernent notamment la fouille au corps systématique des détenus ou le droit du travail en prison. Plusieurs recours sont d’ailleurs introduits au moment d’écrire ces lignes.

Ainsi, la commission Prisons de la Ligue des droits de l’Homme, présidée aujourd’hui par Marie-Aude Beernaert, professeure et vice-doyenne de la Faculté de droit de l’UCL, étudie l’introduction d’un recours en annulation contre la loi du 1er juillet 2013.

Des fouilles dégradantes

Selon les représentants de la commission Prisons de la Ligue des droits de l’Homme, ce texte de la loi qui instaure la « fouille au corps » systématique est contraire à l’article 3 de la Cour européenne des droits de l’Homme EDH et à la jurisprudence de la Cour européenne en la matière. « Il s’agit là de mesures dégradantes exigées par les syndicats des agents pénitentiaires », dénonce l’avocat bruxellois Réginald de Béco. Il n’est d’ailleurs pas le seul à dénoncer le caractère disproportionné de ces nouvelles dispositions. « Tous les détenus et détenues qui vont à la visite à table doivent désormais se soumettre à une fouille au corps très particulière. Ces fouilles ont lieu dans les douches, les détenues sont nues et doivent faire des flexions pour montrer aux agents tous leurs orifices. Je trouve cette manière de faire contraire à la dignité des détenus et des agents. Ce qui est choquant, c’est que ces dispositions s’appliquent à tous les détenus indistinctement, de façon générale », témoigne la députée fédérale Clotilde Nyssens (CDh), suite à son passage comme observatrice à la prison de Berkendael.

Même son de cloche du côté de l’Observatoire international des prisons (OIP). Cette réforme de la loi Dupont ne va, selon eux, que dans un seul sens : celui de la sanction. « En systématisant la fouille, les modifications apportées sont désormais très humiliantes, relève Nicolas Cohen de l’OIP. Depuis huit ans, la loi Dupont n’est toujours pas entrée en vigueur totalement. Tout ce qui a pu être appliqué, c’est ce volet répressif alors que dans la loi, il était prévu, aussi, un plan de réinsertion qui n’a jamais vu le jour. » D’où, selon l’avocat de l’OIP, des procédures toujours très lourdes pour les détenus qui répondent notamment aux demandes des syndicats. « Mais il est faux de croire que le régime de la sanction va apporter plus de sécurité en prison. C’est un mauvais calcul de la part des politiques », ajoute Nicolas Cohen.

Des « sous-travailleurs » ?

L’avocat dénonce également l’autre volet de cette réforme, celle qui concerne le travail en prison. Dans ce cadre, la loi est très claire : elle récuse tout rapport contractuel entre le détenu et l’administration pénitentiaire. Cette non-reconnaissance de l’existence d’un contrat de travail fait qu’actuellement, les détenus ne bénéficient d’aucune protection sociale. « C’est une aberration. En ne reconnaissant pas le droit du travail en prison, on fait des détenus des sous-citoyens. Pire, on enlève son sens à la détention, en considérant le travail comme une simple occupation, et non comme une possibilité réelle de réinsertion, poursuit Nicolas Cohen. Que ce soit pour les salaires ou les conditions de travail, les détenus n’auront aucune possibilité de se plaindre, ni de contester tout changement, contrairement à n’importe quel citoyen dans le cadre de son travail. Tout dépend de règles arbitraires, imposées uniquement par l’administration. »

Quant au travail en lui-même, il est réparti en différentes formes : le travail domestique pour servir les repas ou effectuer le ménage ; le travail pour la régie pénitentiaire pour la construction de mobilier ou la confection de barreaux ; le travail pour des entrepreneurs privés. Au niveau des rémunérations, le tarif horaire des détenus varie en fonction du travail effectué et de la qualification exigée. Cela va de 0,62 € jusqu’à 1,25 €/heure. Cette mise au travail des détenus rapporte d’ailleurs des bénéfices non négligeables à l’administration pénitentiaire. Les profits réalisés se sont élevés à près de trois millions d’euros en 2006, à plus de deux millions en 2007 et à 1,8 million d’euros en 2008. Plus concrètement, 60 % des bénéfices tirés du travail des détenus leur reviennent pour le paiement des gratifications et la constitution d’une caisse d’entraide. Les 40 % restant retournent à la régie du travail pénitentiaire pour les coûts d’encadrement des détenus

Reste que malgré ce nouveau cadre juridique pénitentiaire, les cafouillages restent tout aussi nombreux qu’avant la réforme de juillet dernier, selon de nombreux observateurs. Une situation d’autant plus floue qu’elle en deviendrait même explosive dans des prisons belges aujourd’hui à bout de souffle, avec près de 12 000 détenus incarcérés chez nous.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)