Grâce au nouveau Fonds de transition juste, la Commission européenne est déterminée à atténuer l’impact socio-économique de la «transition verte» dans les régions et les secteurs européens les plus touchés du fait de leur dépendance aux combustibles fossiles ou à des activités industrielles très gourmandes en énergie. D’ici à 2027, la Belgique peut prétendre à 0,9% du fonds seulement, soit 68 millions d’euros. Qu’elle ne pourra pas dépenser exactement comme elle l’entend. Déjà, certaines provinces essayent de tirer la couverture à elles.
Avant même d’entrer en fonction, Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de la Commission européenne, avait annoncé sa volonté d’instaurer une nouvelle cagnotte supposée aider toutes les régions d’Europe à se lancer vraiment dans la transition verte. L’outil choisi? Un «Fonds de transition juste», rapidement rebaptisé «FTJ» dans les arcanes des institutions bruxelloises. Il faut dire que rarement un fonds européen avait autant fait parler de lui. Le FTJ, pour sa part, a instantanément fait l’objet de vives attentes, mais aussi de beaucoup de spéculations – qui sont toujours de mise. En Belgique, le dispositif s’est récemment attiré les foudres de la ministre flamande de l’Environnement, Zuhal Demir (N-VA), qui le juge trop défavorable à la Flandre, au bénéfice, notamment, de la province de Hainaut. Dans la foulée, le ministre fédéral Denis Ducarme (MR) n’a pas tardé à dénoncer le «positionnement égoïste et caricatural» de la ministre. Le CD&V et l’Open Vld ont aussi condamné cette prise de position.
Pour comprendre la hargne de Zuhal Demir, il faut remonter à décembre dernier et au désormais célèbre «Green Deal» (ou Pacte vert) présenté par l’exécutif européen, qui a à cette occasion lancé à l’Europe un pari très ambitieux: devenir le premier continent neutre d’un point de vue climatique (comprendre: du point de vue des émissions carbone). Mais de l’Allemagne jusqu’à Malte en passant par Rome ou Helsinki, dans tous les États membres, les interrogations ont commencé à pleuvoir: comment y parvenir, concrètement? Et qui sera aidé, comment et quand? La Belgique ne fait pas exception, se posant, elle aussi, ces questions. Mi-janvier, la Commission a donné un élément de réponse très attendu, en dévoilant son plan d’investissement du Pacte vert et son mécanisme pour une transition juste. Le Fonds de transition juste n’en représente qu’une partie, mais c’est elle qui a largement cristallisé l’attention, notamment, car la Commission propose d’injecter 7,5 milliards «d’argent frais» dans ce fonds. Qui plus est, à en croire l’institution, le dispositif global (le FTJ ainsi que les autres outils envisagés, donc, à savoir des prêts de la Banque européenne d’investissement et des financements par le biais d’un autre fonds nommé «InvestEU») entend mobiliser pas moins de 1.000 milliards d’euros. Les États ne voulaient donc pas passer à côté de leur part du gâteau.
Éviter la dépendance aux gaz fossiles
Pendant des semaines, la Commission a planché sur une série de critères économiques et sociaux afin de tenter de diviser de manière équitable le butin des 7,5 milliards du FTJ. Les émissions de gaz à effet de serre des installations industrielles dans les régions où l’intensité en carbone dépasse la moyenne de l’UE, le niveau d’emploi dans le secteur de l’extraction de charbon et de lignite ou de la production de tourbe et de schiste bitumineux sont autant de paramètres qui ont été étudiés par les experts de la Commission européenne, qui, dans leurs calculs, ont aussi tenu compte du revenu national brut (RNB) par habitant. Résultat: dans cette enveloppe totale, 68 millions sont réservés à la Belgique. À titre de comparaison, la Pologne peut prétendre à 2 milliards d’euros (le plafond maximal) et l’Allemagne à 877 millions.
Toutefois, chaque État ne décidera pas seul où, exactement, il souhaite investir cet argent. Et c’est bien là le cœur du problème en Belgique, où les Régions – la Flandre en tête, donc – commencent à se faire entendre. La promesse du FTJ, telle que résumée par la Commission, elle, est claire: «Apporter un soutien à tous les États membres de l’Union, tout en se concentrant sur les territoires et les régions où l’ampleur de la transition climatique est la plus importante.» Mais comment juger de cette ampleur? Comment décider qu’une région «mérite» plus qu’une autre d’être aidée? Le dispositif imaginé par la Commission instaure un dialogue entre elle et les États. C’est dans ce cadre-là que l’exécutif européen a laissé entendre qu’il faudrait, en Belgique, se concentrer sur le Hainaut – même si pour l’heure, cette position n’est pas encore officiellement dévoilée. Quand elle le sera, le gouvernement fédéral pourra contester l’avis de la Commission et proposer d’autres zones éligibles. Ainsi, comme le Fonds social européen (FSE) ou le Fonds européen de développement régional (FEDER), le FTJ permettra de financer des projets spécifiques, sur des zones données, mais les projets soutenus ne pourront être choisis qu’à partir du moment où un terrain d’entente aura été trouvé entre la capitale et la Commission.
Le FTJ sera d’ailleurs intrinsèquement lié au FSE et au FEDER puisque, pour chaque euro reçu par les États dans le cadre du FTJ, ils devront puiser entre un et trois euros de ces deux autres fonds pour financer les projets choisis. De même, un cofinancement national (dont le niveau dépend de la situation géographique du projet à soutenir) est prévu. Pour la Belgique, cela porte le montant total de l’argent alloué à ces projets consacrés à soutenir la transition durable à environ 311 millions d’euros.
68 millions sont réservés à la Belgique. A titre de comparaison, la Pologne peut prétendre à 2 milliards d’euros.
Difficile, pour l’heure, de prédire quels projets pourraient être soutenus (et ce, d’autant plus que le FTJ doit encore faire l’objet de négociations entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne). Quentin Genard, directeur du bureau du laboratoire d’idées E3G, a beau se creuser les méninges, il peine à imaginer des exemples parlants. Il est pourtant un spécialiste en la matière. «Le fait est que la Belgique a éliminé depuis plusieurs années les sites qui, intuitivement, auraient été éligibles pour le FTJ», explique le chercheur. Dans le plat pays, la dernière mine de charbon est en effet fermée depuis 1992. «De même, il n’y a pas de charbon dans le mix énergétique belge, pas plus que de gaz de schiste par exemple», ajoute-t-il. Il imagine toutefois qu’en Belgique, le FTJ pourrait permettre à certaines zones de repenser leur consommation de gaz, afin d’éviter la dépendance aux gaz fossiles. Ainsi, une piste pourrait être de financer le remplacement de «boilers» au gaz par des pompes à chaleur dans des établissements donnés ou dans certaines habitations, dans des régions précises, donc.
1.000 milliards d’euros pour la transition verte
Le règlement européen qui propose l’établissement du FTJ que la Commission européenne a mis sur la table liste de manière assez large les activités qui pourront être financées dans le cadre du Fonds. Au-delà des assez attendus «investissements dans la recherche et l’innovation» pour favoriser les énergies propres ou ceux dans le domaine de la «numérisation et de la connectivité numérique», la Commission inclut aussi les «compétences des travailleurs» et les «assistances à la recherche d’emploi». Des écoles ou, encore, des centres de formation pourraient donc par exemple tout à fait recueillir le soutien du FTJ, comme cela est possible aujourd’hui par le biais du FSE notamment.
Mais, parmi les États membres, la différence entre le FTJ et la politique de cohésion en place jusqu’alors interroge. Certaines capitales en viennent à remettre en cause la pertinence du nouveau fonds et sa plus-value, accusant Ursula von der Leyen d’avoir mené, en proposant ce nouvel outil, une «opération marketing» destinée aux pays climatosceptiques en donnant simplement une nouvelle étiquette à des fonds de cohésion déjà sur pied. Quentin Genard ne partage pas cette analyse. Pour lui, l’Allemande a été «maligne politiquement car l’annonce du FTJ a fait basculer politiquement les derniers États opposés à l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 dans le camp du pour». Il a en effet fallu attendre le Conseil européen de décembre 2019 pour que ce dernier «endosse» cet objectif (même si la Pologne, qui n’a pas bloqué l’adoption des conclusions, s’est désolidarisée du reste de l’Union). Pendant le sommet de juin 2019, l’UE avait échoué à adopter cet objectif. «La différence entre les deux réunions, c’est que début décembre, Ursula von der Leyen avait annoncé 1.000 milliards d’euros pour la transition juste. Personne ne pouvait arriver derrière et en disant qu’il fallait plus d’argent», retrace Quentin Genard, qui met toutefois en garde: «Dans ce grand jeu de poker, Ursula von der Leyen a dévoilé ses meilleures cartes et ne pourra plus les utiliser dans de futurs pourparlers» – comme ceux sur le relèvement des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, par exemple.
«L’annonce du Fonds de transition juste a fait basculer politiquement les derniers États opposés à l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 dans le camp du pour.» Quentin Genard, think tank E3G
Le Fonds de transition juste, pour sa part, devrait faire l’objet de vives discussions dès la fin du mois, pendant le sommet européen du 20 février consacré au prochain budget européen pour la période 2021-2027. Car d’où proviendront ces 7,5 milliards «d’argent frais» promis par la Commission, dont les 68 millions pour la Belgique? «Ils viendront d’autres lignes budgétaires du cadre financier pluriannuel, c’est certain!», lance une source européenne. Lesquelles précisément? Là est la question. Les négociations s’annoncent donc épineuses. «Quant à la Belgique, il lui reste beaucoup de choses à régler en interne avant de pouvoir espérer financer de nouveaux projets par le biais du FTJ», résume Quentin Genard, mi-amusé, mi-dépité par la complexité administrative du pays où il est né.