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Le foot, un monde de femmes ?

Depuis quelques années, le nombre de joueuses affiliées à un club de football est en forte augmentation en Belgique. Un signe que le monde du ballon rond est enfin prêt à s’ouvrir à la moitié de l’humanité? Un peu de patience. Car, malgré les progrès évidents et les bonnes volontés, le foot reste encore souvent un bastion masculin.

(c) Julien Kremer

D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Laura Catita a toujours voulu jouer au football. «Hyperactive», elle commence à taquiner le ballon dès la maternelle, seule au milieu des garçons. À l’âge de 5 ou 6 ans, elle insiste auprès de ses parents pour qu’ils l’inscrivent dans un club où elle pourra assouvir sa passion. Mais nous sommes alors tout au début des années 90 et le football féminin belge est à un stade de développement proche du néant. Les clubs dédiés aux femmes sont rarissimes et le père de Laura est inquiet. S’il l’inscrit dans un club masculin, où elle pourra jouer au milieu des garçons, sa fille ne risque-t-elle pas de souffrir? À cette époque, les gamines fans du Standard de Liège ou de l’AC Milan sont encore souvent présentées comme des «garçons manqués» et ce n’est pas un compliment.

Pour Laura, le salut viendra finalement de Saint-Josse, commune bruxelloise où un club vient de mettre sur pied une équipe féminine. Son père accepte de l’y affilier. En l’absence d’équipes d’âge (jeunes), elle est directement versée dans le noyau de l’équipe dames (adultes). À peine âgée de 11 ans, elle entame donc son parcours dans le foot en compagnie de coéquipières deux ou trois fois plus âgées qu’elles, affublée d’un «équipement trop grand et de chaussettes montant à mi-cuisse». Un parcours qui la mènera jusqu’au FC Fémina White Star Woluwe avec qui elle effectuera la longue montée de provinciale jusqu’en D1, soit la deuxième marche la plus haute du football au féminin. Sa «meilleure période», qui prendra néanmoins fin prématurément, malgré des contacts avec le RSC Anderlecht et la possibilité d’un test avec l’équipe nationale. À l’aube des années 2000, faire carrière dans le foot alors qu’on est une femme est impensable tant les débouchés sont inexistants. «Si tu avais été un garçon, je t’aurais poussée à fond», lui dit son père, conscient de la situation et un brin désabusé. Laura opte donc pour ses études de kiné et laisse tomber le foot. «Je suis arrivée 15 ou 20 ans trop tôt», lâche-t-elle.

«Il y a quelques années, il était difficilement concevable qu’une fille joue au foot, et ce pour beaucoup de monde. Les filles elles-mêmes se disaient ‘Ce n’est pas pour moi’. Aujourd’hui, on sent qu’il y a moins de résistance.»

Jean-Jacques Collin, président du FC Fémina White Star Woluwe

Trop tôt? Depuis quelques années, le ballon rond au féminin semble effectivement se développer. En octobre 2018, la Fédération internationale de football, la FIFA, a ainsi lancé sa stratégie pour développer le football au féminin, imitée quelques mois plus tard par l’UEFA, la fédération européenne. Outre les questions de genre et d’égalité à rencontrer, il y a aussi bien sûr un marché juteux à prendre… Quelques compétitions plus médiatisées qu’auparavant, comme le Championnat d’Europe aux Pays-Bas en 2017 ou la Coupe du Monde en Australie/Nouvelle-Zélande en 2023 ont aussi contribué à la popularité de la discipline. Pas aigrie pour un sou, Laura Catita en est sûre: «Cette fois, on y est» – le football au féminin est enfin prêt à enquiller les goals.

Enfin la reconnaissance?

Les crampons de ses chaussures solidement plantés dans le gazon synthétique du RRC Boitsfort, Alexandre Gerez scrute une trentaine de silhouettes occupées à courir après un ballon sous une pluie fine et glacée. Ce lundi soir, c’est jour d’entraînement pour les joueuses des équipes d’âge U13 (9-12 ans) et U16 (13-15 ans) du club bruxellois.

Alors que les plus âgées sont regroupées autour de leur coach pour un briefing technique, les plus jeunes répètent inlassablement une série de combinaisons leur permettant de sortir de défense. «Allez, allez, y a de l’espace là, à qui tu vas donner le ballon?», s’époumone leur entraîneur sous l’œil d’Alexandre Gerez, en poste au RRC Boitsfort depuis un an en tant que responsable du pôle féminin.

Si aujourd’hui le «Royal Racing Club» peut se targuer de compter 120 joueuses (pour 600 joueurs) réparties sur trois équipes d’âge, une académie et deux équipes premières, la situation n’a pas toujours été aussi bonne. Il y a quelques années, le club ne comptait qu’une seule équipe «dames» «complètement sur le côté», situe Alexandre Gerez. «La reconnaissance des filles était nulle. Quand elles jouaient, la buvette du club n’était même pas ouverte.» Conscient qu’il y avait un problème, le RRC Boitsfort «a décidé d’opérer un changement», continue le responsable. Une «Girls Football Academy» a été lancée pour les jeunes filles âgées de 6 à 9 ans. Des équipes d’âge ont été créées et finiront, Alexandre Gerez l’espère, par renforcer les équipes premières «dames». Et puis, il y a eu la création de son poste. Aujourd’hui, le responsable du pôle féminin est supposé recruter des entraîneurs et entraîneuses, donner une ligne de conduite à la formation. Bref, «développer une stratégie pour le football féminin au sein du club».

«La reconnaissance des filles était nulle. Quand elles jouaient, la buvette du club n’était même pas ouverte.»

Alexandre Gerez, responsable du pôle féminin au RRC Boitsfort

En cela, le RRC Boitsfort suit un mouvement amorcé par les fédérations belges de football afin d’attirer de jeunes joueuses. Côté francophone, l’ACCF (Association des clubs francophones de football) a notamment lancé le «Festi, foot à l’école», destiné à initier les filles au foot au sein des écoles. Elle a également mis sur pied le «Foot4Girls Training», qui permet aux clubs désireux de développer le football féminin d’accueillir des filles âgées de 5 à 11 ans de façon hebdomadaire. «Dans le cadre du ‘Foot4Girls Training’, l’ACFF rémunère entre autres les formateurs, fait la publicité, procure le matériel pédagogique et s’occupe du travail administratif», liste Clotilde Codden, chargée du développement du foot féminin à l’ACFF. Des clubs bruxellois ont également pu recevoir des aides de la part du cabinet de Nawal Ben Hamou (PS) ministre des Sports à la Cocof ou encore de Sven Gatz (Open VLD), ministre des Finances à la Région. Côté néerlandophone, la «marque» Futbalista, lancée par Voetbal Vlaanderen, a pour ambition d’attirer les filles vers le foot en organisant des festivals dédiés, des sessions au sein des écoles ou en aidant les clubs. Ceux-ci peuvent également voir leurs subventions majorées s’ils accueillent des filles en leur sein.

Hasard ou pas, tous les clubs interrogés en témoignent: jamais la demande n’a été aussi forte. Côté francophone, on est passé de 9.198 filles et femmes affiliées à un club de football en 2015 à 21.594 en 2023. En Flandre, on comptait 32.800 affiliations en 2023 contre 19.500 en 2015. Incarnation de cette évolution, le RWDM girls compte aujourd’hui près de 500 joueuses inscrites au sein de 24 équipes. Fort de son projet sportif mais aussi social – le club propose une école devoirs, aide les joueuses à trouver une formation ou encore accompagne celles se trouvant en difficulté via un «social coach» –, le RWDM Girls «fait tout pour accueillir au maximum de filles, mais nous arrivons au bout de nos capacités» explique Ramzi Bouhlel, manager sportif et coordinateur dames du club. C’est une des conséquences du succès du football féminin: certains clubs parmi les plus courus deviennent parfois plus sélectifs, n’acceptent que les joueuses ayant déjà un minimum de connaissance du foot, au risque de venir fragiliser le rôle social bien réel de ce sport. «J’ai des filles qui viennent des logements sociaux de Boitsfort alors que d’autres ont des parents qui travaillent pour les institutions européennes. Elles jouent ensemble, apprennent à se connaître, cela permet de combattre les préjugés», illustre Alexandre Gerez, qui indique que le RRC Boitsfort ne «filtre» pas les joueuses.

Côté francophone, on est passé de 9.198 filles et femmes affiliées à un club de football en 2015 à 21.594 en 2023.

Au vu de ce succès grandissant, peut-on affirmer que le regard porté sur le foot au féminin a changé? Pour Jean-Jacques Collin, président du FC Fémina White Star Woluwe, «il y a quelques années, il était difficilement concevable qu’une fille joue au foot, et ce pour beaucoup de monde. Les filles elles-mêmes se disaient ‘Ce n’est pas pour moi’. Aujourd’hui, on sent qu’il y a moins de résistance.» Cette évolution se fait sentir jusqu’en Super League, la plus haute division du championnat féminin, où le Standard Fémina de Liège vient de décider de faire passer progressivement tout son effectif de joueuses de l’équipe première au statut professionnel. À l’opposé de ce qui s’était passé pour Laura Catita, «les filles savent maintenant qu’elles pourront en faire un métier», se réjouit Ingrid Vanherle, directrice générale du football féminin du club.

«Un milieu très misogyne»

Tout est donc bien qui finit bien? C’est à voir. Car de l’avis même de Clotilde Codden, la situation actuelle est encore «très loin de l’objectif que l’ACFF s’est fixé». Si le nombre d’affiliations a augmenté, les femmes ne représentent aujourd’hui grosso modo que 10% de l’ensemble des affiliés dans le monde du football en Belgique. Malgré les évolutions récentes, le foot reste effectivement «un milieu très misogyne», explique un responsable de la section féminine d’un club wallon, qui a préféré rester anonyme.

Au premier rang de cette résistance au changement, on trouve notamment certains clubs. Aujourd’hui encore, il existe effectivement très peu de cercles exclusivement féminins. La plupart sont donc des clubs majoritairement masculins pour qui le foot au féminin reste encore régulièrement «la dernière roue du carrosse et où les filles doivent s’entraîner sur un quart de terrain», déplore Jean-Jacques Collin. Une bonne partie ne possède d’ailleurs pas d’équipes d’âge féminines, se contentant d’une seule équipe dame, même si cette situation peut s’expliquer notamment par le nombre encore trop faible de joueuses affiliées aux clubs. Pour les jeunes filles, il reste alors la possibilité de s’entraîner avec les garçons, théoriquement jusqu’à l’âge de 18 ans. Si Clotilde Codden est très favorable à cette mixité – «Comment pourrions-nous combattre les préjugés sans cela?», argumente-t-elle –, elle ne se passe pas toujours bien.

«Quand les garçons se font mettre des dribles par les filles, les parents commencent à les exciter et les gamins se mettent à rentrer dans les joueuses. Il y a déjà eu des blessures graves.»

Un responsable de la section féminine d’un club wallon, qui a préféré rester anonyme

Noémie Gelders est joueuse professionnelle au Standard Fémina de Liège et a effectué une partie de ses classes au RSC Anderlecht, notamment au sein d’une équipe de filles inscrite dans une compétition composée de formations masculines. Et ses souvenirs des matchs de l’époque sont assez pittoresques. «On recevait beaucoup d’insultes de la part des joueurs des équipes masculines adverses, mais aussi de leurs parents», se souvient-elle. Un phénomène que le dirigeant wallon, ayant décidé de rester anonyme, connaît bien. «Quand les garçons se font mettre des dribles par les filles, les parents commencent à les exciter et les gamins se mettent à rentrer dans les joueuses. Il y a déjà eu des blessures graves», témoigne-t-il.

À l’écouter, tous les parents ne semblent donc pas encore totalement prêts à prendre le virage de la féminisation du football. «Certains viennent nous voir et nous disent ‘Ma fille veut faire du foot’, comme si c’était une catastrophe», s’esclaffe-t-il. Symptôme de cette situation: l’âge d’arrivée en club d’une bonne partie des jeunes joueuses, située en U13 ou U16, à un âge où elles «peuvent se déplacer seules», témoigne Ramzi Bouhlel. «Pour des enfants plus jeunes, il faut les conduire, les parents doivent s’investir. Ils font plutôt ça avec les garçons en espérant avoir une Ferrari, même si certains commencent à nourrir aussi des ambitions pour leur fille», souligne-t-il pour illustrer les rêves de gloire et de réussite associés au football masculin.

Avec la professionnalisation progressive d’une partie du foot au féminin, cette situation pourrait-elle changer? Il faudra probablement encore un peu attendre. Car si Noémie Gelders se félicite de ne pouvoir penser qu’au foot grâce à son nouveau statut de professionnelle, de pouvoir payer son appartement et sa nourriture avec son salaire, elle n’est pas en mesure «de mettre de côté comme les garçons». Un problème alors qu’une carrière de football s’arrête aux alentours de 35 ans. «On fait le même métier qu’eux, sauf qu’on est des femmes et eux des hommes. Sans oublier la différence de salaire…», conclut-elle.

 

Le foot, un monde de femmes ?

Depuis quelques années, le nombre de joueuses affiliées à un club de football est en forte augmentation en Belgique. Un signe que le monde du ballon rond est enfin prêt à s’ouvrir à la moitié de l’humanité? Un peu de patience. Car, malgré les progrès évidents et les bonnes volontés, le foot reste encore souvent un bastion masculin.

Un podcast réalisé avec le soutien de la Loterie Nationale et la Fédération Wallonie-Bruxelles

 

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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