La pandémie de coronavirus qui a plongé l’Europe dans une crise sanitaire inédite signera-t-elle l’arrêt de mort du «Green Deal» européen? Ou au contraire, cette proposition phare de la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen pourrait-elle permettre à l’Europe de mieux gérer l’après-crise? L’avenir du «Pacte vert» est en jeu.
Il était une époque pas si lointaine, avant que l’Europe ne devienne l’épicentre de la pandémie de coronavirus, où l’Union européenne (UE) n’avait qu’un mot à la bouche: le «Green Deal». Celui-ci, dévoilé en décembre, est supposé permettre au Vieux Continent de se lancer dans sa transition vers une économie décarbonée et respectueuse de l’environnement. Mais depuis mi-mars, Bruxelles est passée en mode «gestion de crise» et s’attelle à répondre à la situation sanitaire alarmante en mettant sur pied de nouveaux fonds d’urgence pour tenter de contrer les dramatiques conséquences humaines et sanitaires du Covid-19, en lançant des achats conjoints de matériel médical ou en s’interrogeant sur l’opportunité d’émettre des «coronabonds» (comprendre: des obligations paneuropéennes qui aideraient les États à surmonter la crise). Résultat: le travail législatif «classique» de la Commission européenne est chamboulé – les institutions européennes sont d’ailleurs quasiment désertes – et beaucoup de chantiers, «Green Deal» en tête, pourraient prendre du retard. Le 16 mars, l’un des porte-parole de l’exécutif européen promettait malgré tout que «le travail continue pour préparer les prochaines initiatives du ‘Green Deal’, nos équipes sont en télétravail mais avancent sur les dossiers». Cependant, nombreux sont ceux qui craignent que ce paquet de textes qui doivent emmener l’UE sur le chemin de la neutralité d’un point de vue des émissions carbone d’ici à 2050 ne fasse les frais du virus.
Si, à court terme, la pandémie – et le ralentissement industriel, la chute des déplacements et le confinement des populations qu’elle entraîne – rime avec une baisse des émissions de CO2 (le think tank Agora Energiewende estime par exemple qu’en Allemagne, l’industrie produira en 2020 de 10 à 25 millions de tonnes de CO2 en moins qu’en 2019), à long terme en revanche, le Covid-19 pourrait mettre en danger le «Green Deal». Les plans de relance de l’économie que mettent sur pied les gouvernements pour secourir les entreprises pourraient aller de pair avec une explosion de la pollution. «Les émissions ont toujours tendance à rebondir après une crise», s’inquiète déjà le chercheur François Gemenne. Le membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) craint notamment que les plans de relance – en Europe, mais pas que – ne soient en réalité des «bouées de sauvetage à l’économie du carbone», alors même qu’ils «pourraient être l’occasion de planifier une économie bas-carbone».
«Les émissions ont toujours tendance à rebondir après une crise.» François Gemenne
«D’autres choses à faire»
Si dans un tel contexte, le «Green Deal» pourrait se lire comme une feuille de route de sortie de crise tombant à point nommé, la direction prise semble pourtant toute autre. Au nom de la relance économique, certains gouvernements – notamment ceux qui, initialement, étaient peu convaincus du bien-fondé du «Green Deal» – risquent de réclamer son abandon pur et simple. La République tchèque comme la Pologne se sont d’ailleurs déjà exprimées dans ce sens. Dès le lundi 16 mars, le Premier Ministre tchèque Andrej Babiš a en effet martelé que, «pour l’heure, l’Europe devrait oublier le ‘Green Deal’ et se concentrer sur le coronavirus à la place». Quant au gouvernement polonais, il a prévenu Bruxelles: pour le pays, atteindre les objectifs climatiques sera difficile – voire impossible. «En conséquence de la crise, nos économies seront plus faibles, les entreprises n’auront pas assez de fonds pour investir et la réalisation de certains projets importants dans le domaine de l’énergie vont prendre du retard ou seront même suspendus», a expliqué le ministre de l’Environnement polonais à l’agence de presse Reuters. Même aux Pays-Bas, le ministre des Affaires économiques et de la politique climatique Eric Wiebes a récemment estimé que «beaucoup de gens, y compris nous, ont maintenant d’autres choses à faire» que de revoir leurs émissions de CO2 à court terme (alors même que de nouvelles mesures étaient attendues début avril).
La Commission européenne, quant à elle, tente tant bien que mal de garder le cap. Le 30 mars, elle a lancé une consultation publique concernant les objectifs climat pour 2030. La question est de savoir s’il est envisageable de réduire les émissions de 50 à 55% par rapport à 1990 (l’objectif actuellement en vigueur réclame une baisse de 40%). La «loi climat» présentée le 4 mars dernier, alors que l’Europe n’imaginait pas encore l’impact qu’aurait le Covid-19 sur son territoire, prévoit une révision de cet objectif intermédiaire pour 2030 «en septembre 2020». D’ici là, la Commission entend aussi organiser une semaine du «Green Deal» début juin, pendant laquelle elle compte présenter son évaluation des plans nationaux en matière d’énergie et de climat (PNEC). Fin juin, la «stratégie pour l’intégration sectorielle intelligente» (soit les manières de parvenir à une plus grande intégration entre les secteurs consommateurs d’énergie, tels que l’industrie, les transports et le bâtiment, et les producteurs d’énergie) est également attendue. Pour l’heure, crise ou pas, les ambitions initiales semblent donc rester intactes.
Pourtant, au sein même des institutions européennes, des vents contraires au «Green Deal» soufflent sans relâche. Côté Parlement, près d’une quarantaine d’eurodéputés (issus de différents groupes politiques, mais majoritairement originaires d’Europe centrale et orientale) ont signé une lettre adressée à la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, au président du Parlement David Sassoli ainsi qu’au président du Conseil européen Charles Michel. Ils écrivent en outre que «le moment est venu de faire preuve de pragmatisme et de reporter les nouvelles législations dans le cadre d’initiatives telles que le «Green Deal» européen», et ce, car, à leurs yeux, «il n’y a pas de question plus urgente pour les citoyens européens que la crise du Covid-19».
«Il est inadmissible que les lobbies automobiles profitent de la pandémie du Covid-19 pour amoindrir les objectifs climatiques.» Karima Delli, eurodéputée (Verts)
Bientôt un plan de relance à 27?
Le groupe des Verts de son côté a envoyé plusieurs lettres à l’ex-ministre de la Défense allemande aujourd’hui à la barre de l’exécutif européen pour insister sur le fait que «le défi économique que représente la crise du coronavirus doit aussi être vu comme l’occasion de mener, dans le cadre du Green Deal européen, une réorientation urgente de l’économie de l’UE puisque la crise actuelle révèle la fragilité d’un système trop gourmand en carbone construit sur des chaînes de production mondialisées, très segmentées et interconnectées».
L’Agence européenne de l’environnement (AEE) est sur la même ligne. Dans une tribune dédiée aux ambitions climatiques de l’UE dans le contexte du coronavirus, Hans Bruyninckx, son directeur, avance que, «sans une transformation fondamentale de nos systèmes de production et de consommation, toute réduction des émissions déclenchée par de telles crises économiques risque d’être de courte durée et d’avoir un coût extrêmement élevé pour la société».
Mais en face, l’industrie attend la Commission au tournant. Plus précisément, elle espère à l’avenir une certaine dose de clémence. C’est donc aussi par le biais d’une missive adressée à Ursula von der Leyen que l’Association des constructeurs automobiles européens (ACEA) a réclamé – entre les lignes – plus de flexibilité en matière de normes d’émissions de CO2. En effet, un règlement européen établissant les normes de performance en matière d’émissions pour les voitures particulières neuves a, depuis le début d’année, gravé dans le marbre l’objectif de 95 g de CO2 par kilomètre en moyenne, à l’échelle de l’UE.
Après avoir assuré à la présidente de la Commission que «notre intention n’est nullement de remettre en question les règles en tant que telles ni les objectifs de sécurité routière, d’atténuation du changement climatique ou de protection de l’environnement», les représentants des intérêts de Renault, Ford, BMW, Volkswagen et autres Jaguar insistent largement sur le fait que la crise actuelle «bouleverse les préparations pour se conformer aux réglementations européennes actuelles et futures dans les délais». Pour l’eurodéputée écologiste Karima Delli, à la tête de la commission des Transports et du tourisme (TRAN) au Parlement européen, «il est inadmissible que les lobbies automobiles profitent de la pandémie du Covid-19 pour amoindrir les objectifs climatiques de CO2 des véhicules». «Relaxer les normes de CO2 des véhicules, c’est empêcher les villes de garantir la qualité de l’air à leurs citoyens», prévient encore l’élue française… dans une lettre envoyée à la Commission européenne.
Pour Ursula von der Leyen, ne reste donc qu’à éplucher tout son courrier, y répondre, et surtout, esquisser une sortie de crise qui ménage à la fois l’économie et la planète. Or c’est bien là que réside le défi majeur pour la nouvelle Commission, en place depuis un peu plus de cent jours à peine. Pour l’instant, l’institution continue de certifier que le «Green Deal» est la meilleure «stratégie de croissance pour l’Europe», assurant que les bénéfices d’une ambition climatique rehaussée profiteront aux industries. Un plan de relance européen, intégrant aussi bien la nécessité d’une transition verte que celle de la numérisation de l’économie, pourrait voir le jour dans les prochaines semaines, si les chefs d’État et de gouvernement, qui se réunissent régulièrement le temps de réunions virtuelles du Conseil européen, parviennent à accorder leurs violons en ces temps de crise inédits.