Alter Échos: L’impact environnemental des livraisons de colis est-il devenu un vrai sujet d’intérêt ou s’agit-il d’un sujet de niche?
Joséphine Mariquivoi: En tant que chercheuse dans les transports, j’observe que les livraisons de colis concentrent pas mal de recherches et sont «tendance» depuis au moins cinq ans. L’opinion publique s’y intéresse, je pense, parce que c’est un secteur qui touche tout le monde et met en avant tous les enjeux de la logistique urbaine. C’est aussi un secteur avec beaucoup de grandes problématiques historiques, et donc beaucoup de recherches: comment livrer à moindre coût? Comment polluer moins? Et enfin, il y a aussi un intérêt marketing à développer des livraisons vertes. Mais il y a un paradoxe: la livraison de colis concentre beaucoup d’études, mais n’est responsable, parmi le transport de marchandises, que de 6% environ des émissions de CO2. Cela dit, il s’agit d’un secteur en très forte croissance et son impact environnemental varie fortement selon les choix de livraison (à domicile ou point-relais) et le comportement du consommateur (sa fréquence d’achat, sa mobilité, les retours, etc.). Par ailleurs, nos recherches à la VUB ont estimé le coût environnemental des livraisons de colis, sur la qualité de l’air, la congestion, pollution sonore, à 188 millions d’euros par an.
Louise Duprez: Ce qui est intéressant c’est que, même si ce n’est pas la plus grande source d’émissions, le transport de marchandises représente tout de même une part importante des émissions vu le nombre de kilomètres parcourus. Les camionnettes comptent en effet pour 13% des kilomètres parcourus à Bruxelles mais sont responsables de 26% des émissions d’oxyde d’azote, 18% des émissions de particules fines et 14% des émissions de CO2. Il faut toutefois souligner que parmi les camionnettes en circulation, beaucoup ne font pas de livraison.
AÉ: Quelles raisons peuvent expliquer ce décalage?
LD: Les camions et camionnettes émettent plus parce que ce sont des véhicules plus lourds et souvent plus vieux, et donc moins performants au niveau des émissions.
JM: Quand on calcule l’empreinte environnementale on prend en compte la vitesse, la densité du trafic ainsi que le nombre de trajets. Plus les arrêts sont fréquents et plus il y a de démarrages du moteur… Or un véhicule de livraisons peut s’arrêter une centaine de fois en quinze kilomètres.
«Pour les livraisons de colis, le dernier kilomètre est particulièrement coûteux étant donné qu’il y a une forte demande, que les véhicules sont des diesels et que la plupart ont des taux de remplissage assez faibles.»
Joséphine Mariquivoi, doctorante au sein du groupe de recherche Mobilise à la VUB
AÉ: C’est le fameux enjeu du dernier kilomètre, soit le tout dernier segment de la chaîne de distribution d’une marchandise. On dit que c’est le plus coûteux en termes environnementaux, pouvez-vous expliquer?
JM: Si on le compare avec le premier kilomètre, où on aura par exemple un camion d’une tonne complètement rempli, le dernier kilomètre sera lui composé d’une flotte d’une dizaine de véhicules, plus petits et moins remplis. Dans les études sur le transport, on caractérise les émissions de CO2 par plusieurs paramètres: le taux de remplissage, l’efficacité énergétique des véhicules, l’intensité d’usage (nombre d’arrêts, vitesse, etc.). Eh bien, pour les livraisons de colis, le dernier kilomètre est particulièrement coûteux étant donné qu’il y a une forte demande, que les véhicules sont des diesels et que la plupart ont des taux de remplissage assez faibles puisqu’on est sur un modèle économique, l’e-commerce, où le temps doit être le plus court possible entre le moment de la commande et celui de la livraison. L’enjeu, pour les opérateurs comme bpost, c’est de développer une grande proximité avec ses consommateurs, via un réseau de points relais le plus dense possible.
LD: D’un point de vue environnemental, le mieux est de se faire livrer en point relais et d’aller chercher son colis à pied, à vélo ou en transports.
AÉ: On parle ici d’un environnement citadin, en l’occurrence Bruxelles. Qu’en est-il en milieux péri-urbains et ruraux?
LD: Ce n’est pas dans mon champ d’action mais les enjeux me paraissent encore plus complexes. On a la chance, en milieu urbain, d’avoir cette densité de population qui facilite le fait de se faire livrer en point relais plutôt qu’à domicile et de s’y rendre à pied. On ne le fait pas encore assez, mais on a des arguments pour convaincre les gens. En dehors des villes, il peut être plus difficile de trouver un point relais à proximité ou de se passer de la voiture individuelle.
AÉ: Madame Mariquivoi, vos collègues de la VUB ont justement développé un outil, Smartdrop, pour guider les consommateurs vers un mode de livraison plus respectueux de l’environnement: pouvez-vous nous l’expliquer?
JM: Smartdrop est un outil de planification qui permet de calculer l’externalité négative de plusieurs modes de livraison, en fonction de l’adresse de la personne. Par exemple: j’achète une machine à laver que je souhaite me faire livrer, l’outil me montrera le «coût» environnemental de chacune des options de livraison et me proposera la «meilleure livraison». Smartdrop est actuellement utilisé par Vanden Borre et des discussions sont en cours avec plusieurs autres entreprises.
« La question du greenwashing est une question que l’on pose régulièrement et nous y sommes attentifs. »
Louise Duprez, gestionnaire de projets mobilité durable pour Bruxelles Environnement
AÉ: Outre la sensibilisation du consommateur, il y a aussi le volet «entreprises», notamment via le «Green Deal pour une logistique basses émissions» mis en place par Bruxelles Environnement. Pouvez-vous nous en dire plus?
LD: Le Green Deal vise tout ce qui relève du transport de marchandises sur le territoire bruxellois, soit une très grande diversité d’acteurs. Il s’agit de rassembler ceux qui se veulent être pionniers, pour réaliser des engagements ambitieux, tirer vers le haut l’ensemble des acteurs au niveau bruxellois, échanger les bonnes pratiques, s’inspirer… On est sur la carotte plus que le bâton. On s’est inspiré de ce que les Pays-Bas et la Flandre font déjà. Le projet a démarré en 2023 et compte 45 acteurs signataires: chacun a dû prendre un engagement, sur une période de deux ans et demi. On a élaboré une grille pour que les engagements soient suffisamment ambitieux mais sans être non plus trop restrictifs… C’est toujours un équilibre assez délicat à trouver. On fonctionne avec des phases d’engagement de trois ans, ce qui permet d’évaluer et d’aller chaque fois un peu plus loin.
AE: Est-ce que cela porte ses fruits?
LD: Il est encore un peu tôt pour le dire. L’idée du premier bilan, que l’on sortira l’année prochaine, est d’avoir des indicateurs pour chiffrer l’impact. Mais ce n’est pas notre Green Deal qui va, seul, faire suffisamment chuter les émissions de polluants. Des mesures comme la zone de basses émissions ou la taxation kilométrique Viapass pour les poids lourds ont évidemment davantage d’impact. Avec ce Green Deal, on est plus dans l’ordre de l’inspiration, de l’échange de bonnes pratiques pour stimuler le secteur.
AÉ: N’y a-t-il pas un risque de greenwashing?
LD: Ce qui est important, c’est que ce n’est pas un label. On ne veut pas non plus réserver des financements aux membres du Green Deal. On essaie de mettre des limites mais la question du greenwashing est une question que l’on se pose régulièrement et nous y sommes attentifs. Mais si on veut embarquer des acteurs économiques dans une transition, il faut également ce type de mesures incitatives.
AÉ: Parmi les «gros» acteurs de la livraison, seuls bpost et GLS ont rejoint votre Green Deal. Les autres (UPS, DPD, DHL, PostNL…) ont-ils été approchés? N’y a-t-il a un manque de volonté de leur part de s’engager?
LD: On en a rencontré certains, souvent venus d’eux-mêmes vers nous, et même s’ils ne voulaient pas s’engager ils ont pris des informations, cela les intéressait. Les gros acteurs ont souvent leur propre plan en matière de transition. Parfois, c’est eux qui étaient réticents et parfois c’est nous qui étions vigilants. Parce que certaines entreprises pouvaient avoir des actions à valoriser sur le plan environnemental mais ne correspondaient pas à ce que la Région veut promouvoir sur d’autres aspects, comme les droits des travailleurs ou le modèle économique. Nos principes vont au-delà des polluants et de la mobilité.
JM: Des projets comme celui-là, qui visent à accompagner des réflexions et expérimentations, permettent aux entreprises de tester de nouvelles choses. Souvent, cela porte ses fruits.
«On parle du report modal pour faire baisser l’impact environnemental. Mais on peut aussi agir sur la demande de consommation, via la fiscalité. Car l’enjeu environnemental de l’e-commerce va de pair avec la surconsommation, avec notre mode de vie belge, européen. Aujourd’hui, le Belge se fait livrer 22 colis par an en moyenne, alors que c’était la moitié il y a quatre ans. L’enjeu environnemental de l’e-commerce va de pair avec la surconsommation, avec notre mode de vie belge, européen. »
Joséphine Mariquivoi
AÉ: Les externalités négatives de la livraison de colis sont-elles suffisamment prises en compte par le politique? Qu’est-ce qui pourrait être fait, au niveau réglementaire, qui aurait un impact décisif au niveau environnemental?
LD: Au niveau fédéral, il y a la taxation au kilomètre, notamment la taxe Viapass pour les poids lourds qui vise à réduire les kilomètres parcourus, mais est aussi modulée en fonction du type de véhicule, les plus anciens étant davantage taxés que les plus récents. Au niveau régional, on a plein d’outils: la zone de basses émissions, qui a un impact énorme sur la flotte de camionnettes. Il y a aussi toutes les politiques de stationnement, de limitation de vitesse, tout ce qui est lié de près ou de loin à Good Move. Toutes les politiques qui visent à «calmer» la circulation en ville vont inciter à livrer autrement, à développer les points relais, à renforcer la cyclo-logistique.
AÉ: Le fait que ces politiques ne concernent pas spécifiquement le secteur des livraisons, est-ce parce que la question n’est pas mûre ou parce que les livraisons ont trop peu d’impact pour qu’on se penche dessus?
LD: Au niveau environnemental, je ne pense pas que ça aurait beaucoup de sens de cibler particulièrement la livraison. Peut-être sur le plan social ou économique… Mais d’un point de vue environnemental, ce qu’il faut regarder, ce sont les émissions: à partir du moment où ce sont toutes les camionnettes qui polluent, l’approche la plus pertinente est de cibler les politiques en fonction du type de véhicule. On a la possibilité d’agir au niveau régional, contrairement à d’autres pays où il faut passer par le fédéral. Par exemple, en Région bruxelloise on a un réseau de 300 caméras ANPR (pour «automatic number plate recognition», NDLR) qui permet de contrôler de manière très efficace la zone de basses émissions et ainsi d’améliorer la qualité de l’air. On est également dépendant des décisions européennes, comme l’interdiction de vente des camionnettes thermiques à partir de 2035, qui est déterminante pour atteindre nos objectifs climatiques.
JM: Ici on parle du report modal pour faire baisser l’impact environnemental. Mais on peut aussi agir sur la demande de consommation. Aujourd’hui, le Belge se fait livrer 22 colis par an en moyenne, alors que c’était la moitié il y a quatre ans. L’enjeu environnemental de l’e-commerce va de pair avec la surconsommation, avec notre mode de vie belge, européen. Et finalement, le transport est une part minimale (15%) de l’impact CO2 de l’e-commerce (Fernandez et al., 2021), la quasi-moitié revient aux emballages et aux phénomènes de retours…