Vingt ans après les premiers contrats de sécurité et de prévention, les dispositifs se sont multipliés. Dans ce millefeuille préventif, la méfiance reste de mise entre aide à la jeunesse et prévention communale.
La prévention grouille d’acteurs hauts en couleurs. Couleur mauve pour les chasubles des « gardiens de la paix » qui vous offrent une présence en rue rassurante. Plus spécifique à Bruxelles, couleur rouge pour les tenues des stewards de la Stib qui vous permettent de voyager en toute confiance. Il y a aussi tous les autres à Bruxelles et en Wallonie. Ceux qui n’ont pas de chasuble. Les éducateurs de rue, les médiateurs locaux, médiateurs scolaires et même les cellules « prévention » de certaines zones de police.
Ajoutons à tout ça les travailleurs sociaux des services d’aide en milieu ouvert de l’Aide à la jeunesse, voire même certaines Maisons de jeunes et la confusion pour le public sera totale. Qui prévient quoi, comment, pourquoi ? Bien peu de gens le savent.
Une chose est sûre, il existe une ligne de fracture claire entre d’un côté, les tenants de la prévention dite « sécuritaire », organisée par les communes et focalisée sur la prévention du sentiment d’insécurité, et de l’autre, la prévention centrée sur le jeune et son contexte social, pratiquée par les AMO. De bien vives polémiques émergèrent lorsque furent mis en place les premiers contrats de sécurité, il y a tout juste vingt ans, en réaction aux émeutes de Forest.
Depuis, ça se bouscule sur l’asphalte avec, par exemple, des « éducateurs de rue », qui s’adressent aux mêmes jeunes mais avec des missions fort différentes. Ce schisme dans l’univers préventif est bien connu. S’est-il amenuisé en vingt ans ? Rien n’est moins sûr…
De la prévention générale à la prévention des risques
Petit rappel historique, aux côtés du sociologue de l’ULB Jacques Moriau : « L’idée de prévention dans l’Aide à la jeunesse telle qu’elle apparaît dans le décret de 1991 n’est pas de prévenir la délinquance, mais bien de travailler sur les conditions de vie des jeunes pour éviter qu’ils ne soient « obligés » de recourir à la violence. On cherche à travailler sur les rapports sociaux. »
C’est à peu près à la même époque, au début des années nonante, qu’une autre définition de la prévention va s’imposer et se concrétiser dans des dispositifs communaux – aux financements issus du ministère de l’Intérieur et des régions (cf encadré) – que nous connaissons. Cette seconde version de la prévention prendra rapidement l’ascendant sur celle de l’Aide à la jeunesse « qui ne parle plus à grand monde, hormis aux travailleurs du secteur », selon Jacques Moriau.« Après Forest, ajoute-t-il, les contrats de sécurité arrivent. On glisse alors de la prévention générale vers une prévention des situations à risque. Quand la question sociale se pose sur un territoire, on va agir sur les conséquences, et plus sur les causes du problème »
La levée de boucliers ne fut pas marginale, nous rappelle le sociologue : « Les AMO étaient furieuses de voir arriver des gens avec le même profil qu’eux, mais d’autres missions. Et je pense qu’ils ont toujours beaucoup de difficultés à trouver leur place. »
Un débat qui n’est pas obsolète
Les systèmes de prévention. Un vieux débat qui, pour Philippon Toussaint, directeur de l’AMO Dynamo[x]1[/x], garde toute sa pertinence : « On nous dit souvent « ce débat est obsolète ». Mais tant que ce n’est pas clair, ce n’est pas obsolète. »
Car pour le directeur de Dynamo, l’opacité de tous ces dispositifs pose de sérieux problèmes, au point même d’évoquer, non sans une once de provocation, une « insécurité méthodologique » : « Les services prévention des communes disposent de moyens très importants où chacun peut faire à sa sauce. Un projet d’une commune peut tendre vers du travail social de qualité, un autre vers plus de sécuritaire. On ne sait pas sur quel pied danser, et le public non plus. »
Au-delà de ces fortes disparités locales, Philippon Toussaint insiste sur les grandes différences entre les missions des AMO et celles des services prévention des communes : « Ces services sont en partie financés par le ministère de l’Intérieur. Leur but est de lutter contre le sentiment d’insécurité. Et on sent bien que ce sont les jeunes qui sont visés comme source de ce sentiment. Les AMO, elles, travaillent avec les jeunes. Leurs travailleurs n’ont pas vraiment de secret professionnel, alors que notre cadre déontologique est très strict. »
La tonalité du propos est sensiblement la même du côté de Véronique Georis de l’AMO « Le grain » à Schaerbeek[x]2[/x]. Elle estime que « les différents dispositifs créent la plus grande confusion pour les publics. » Elle tonne contre « cette vision de la prévention qui n’est pas partie des besoins des publics mais d’un besoin politique très flou, celui du sentiment d’insécurité, auquel on a répondu par une intuition. » Constate que les acteurs de terrain de la commune « manquent bien souvent de formation, outre le manque de projet institutionnel. Ils ne sont pas conscientisés et il faut toujours leur rappeler notre position et ce, malgré leur bonne volonté. » La directrice d’AMO y voit la confirmation d’une tendance générale à « mettre un couvercle sur les problèmes sociaux ». Elle s’inquiète de certaines errances déontologiques et des risques y afférant : « Les services se réunissent autour de problèmes de drogues, de délinquance dans un parc de la ville. Les éducateurs de rue disent ne pas vouloir transmettre les informations à la police. Ils disent respecter le secret professionnel. Mais combien de temps vont-ils tenir face aux pouvoir communaux qui les chapeautent ? »
Pourtant, malgré les différences, il arrive à ces services, sur le terrain, de travailler ensemble sur des projets concrets, « c’est inévitable », ajoute Véronique Georis.
De la concertation, oui, de la collaboration, non
A Ixelles, du côté du service prévention[x]3[/x], on souhaite « créer des ponts » entre les deux secteurs. C’est ce que nous dit David Lebrun, évaluateur interne. Il ne peut que le constater : « Les travailleurs de rue se croisent beaucoup. Mais entre les deux secteurs il y a toujours une méfiance. Les AMO nous renvoient toujours à notre « cadre déontologique pas clair », au risque de dénonciation à la police. Mais le cadre déontologique est celui des travailleurs sociaux, il n’y a pas de dénonciations. » Une situation qu’il regrette : « je pense qu’au niveau opérationnel, nous ne sommes pas si différents que ça, malgré nos missions opposées. Nous y gagnerions à nous organiser un peu plus entre secteurs. » Et de se souvenir, un brin nostalgique, de l’éphémère cellule de crise où tous les acteurs de la prévention avaient « collaboré » lorsque de nombreux publics précaires s’étaient abrités au polygone.
Aujourd’hui, ces différents acteurs de terrain se croisent dans des coordinations sociales locales. Comme celle des Marolles par exemple. Mais il n’y est pas vraiment question de prévention.
D’ailleurs, est-ce souhaitable que ces acteurs travaillent ensemble ? Pour Philippon Toussaint, la concertation, pourquoi pas, la collaboration, mieux vaut éviter : « C’est bien qu’il y ait des lieux de rencontre, d’échange d’information et même des lieux de coordination. Cela évite la confusion. A Forest, par exemple, nous nous sommes coordonnés pour ne pas toucher le même public. Il y a une confiance respective. On peut se retrouver sur des projets concrets, mais la collaboration plus poussée n’est pas à développer. Car il n’est pas possible d’avoir un fil rouge cohérent avec des finalités qui soient communes. »
Pour certains services de prévention communale, il devient pourtant urgent de lancer de telles dynamiques. C’est l’opinion d’Abdelkrim Ayad, coordinateur du département jeunesse à Saint-Josse : « C’est vrai que chacun prêche pour sa chapelle et ses subsides. Mais les vrais acteurs de terrain sont au-dessus de ça. Il est vrai que les objectifs des pouvoirs subsidiants en matière de prévention sont déconnectés du terrain. Il faudrait une grande concertation, avec tous les acteurs, AMO y compris, pour partager une analyse et s’appuyer sur du concret. La situation devient urgente, on est sur une cocotte-minute, ça risque de péter, et pas seulement dans les communes fragilisées. » Une assertion qui pose question : « A quoi servent vraiment tous ces dispositifs de prévention si les objectifs qu’on leur assigne ne sont pas atteints ? » C’est ce qui inspire à Philippon Toussaint la réflexion suivante : « Je suis convaincu qu’en matière de prévention, il y a une grande perte d’argent et d’énergie. »
Les services prévention des communes comptent de nombreux métiers. Fonctionnaires de prévention, éducateurs de rue, médiateurs de conflit, médiateurs scolaires, médiateurs réparateurs.
Ces services sont financés à la fois par le Fédéral et le Régional. Pour le Fédéral, le ministère de l’Intérieur propose deux financements. L’un appelé « plan stratégique de sécurité et de prévention » et l’autre « fonds sommet européen ». La « Politique des grandes villes » propose aussi des subventions à certaines communes.
Côté régional, on verse des subsides via le « plan régional de prévention et de proximité ». Ces deniers régionaux, de 55 millions d’euros, sont répartis entre les communes sur quatre ans.
Côté Fédéral, la distribution des subsides est beaucoup plus incertaine. Le versement des subventions a gardé un rythme « affaires courantes », les communes touchent leur dû tous les six mois…. jusqu’à ce que la réforme de l’Etat devienne réalité.
Les Communes, qui investissent aussi leurs propres ressources, s’arrangent avec ces différents subsides, aux priorités parfois divergentes, pour tenter d’en faire un tout plus ou moins cohérent. C’est dans la façon de former ce cocktail préventif que l’on note des divergences entre communes.
L’harmonisation n’est pas pour tout de suite. Mais on va s’en approcher, grâce à la réforme de l’Etat, nous garantit-on au cabinet de Charles Picqué. Laurent Demarque, conseiller de Charles Picqué : « La réforme institutionnelle va nous donner la possibilité de déterminer les priorités pour les fonds « sommet européen », qui représentent 7,5 millions d’euros et devraient sensiblement augmenter. Les PSSP seront par contre toujours versés directement du Fédéral aux communes. « Mais la réforme institutionnelle dit que la politique de prévention pourra être coordonnée. Les administrations y travaillent. On cherche à ce qu’il n’y ait pas de lasagne, pas de doublon. » Une première piste : les subventions pour la prévention devraient être allouées pour des durées équivalentes : quatre ans.