Avril dernier. À Paris et à Troyes, deux magasins de l’enseigne Monoprix installaient dans leurs établissements des cabines de télémédecine équipées d’outils connectés (thermomètre, tensiomètre, otoscope) afin que leurs clients puissent consulter un médecin généraliste par écran interposé. Monoprix expliquait alors s’inscrire «dans une logique d’amélioration d’accès aux soins, en parfaite adéquation avec les ambitions de tous les acteurs de santé de proximité». L’initiative a rapidement été taclée par le Conseil national de l’ordre des médecins en France, qui a rappelé que «la médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce» et que la téléconsultation «doit être inscrite dans le parcours de soins coordonnés1».
Pas très loin de là, on trouve le même type de cabines (avec, en plus des outils précités, un oxymètre, un stéthoscope et un dermatoscope) posées par Onco-TV (une association de Champigny-sur-Marne qui expérimente de nouvelles approches autour de la santé et en particulier du cancer) au sein de structures sociales de quartiers populaires souffrant d’une pénurie de médecins dans six communes. Si techniquement le dispositif semble identique, il se veut ici social et éthique. «La réglementation est stricte: les bornes de télémédecine doivent être installées dans des lieux où il y a des professionnels de la santé, explique Antony Dunknation, président et fondateur d’Onco-TV. Il y avait déjà en France de grosses structures qui faisaient de la téléconsultation, principalement depuis les pharmacies. Nous avons mis ces bornes dans des maisons de quartier et des centres sociaux, où des aides-soignantes ou des auxiliaires de vie sont présents pour accompagner le patient en téléconsultation avec un médecin généraliste.»
Pour lancer le projet, Onco-TV a constitué son propre réseau de médecins généralistes, qui devrait à terme être élargi à différentes spécialités. «Nous nous assurons que ces médecins sont rattachés à un centre de santé du département, afin qu’ils connaissent l’environnement du patient et qu’ils puissent le réorienter. Nous voulons aussi éviter de participer à une ubérisation de la santé en faisant travailler en ligne des médecins qui n’auraient pas les moyens d’avoir leur propre cabinet. Nous avons mis en place un comité d’éthique pour éviter de tomber dans ce type de pièges», poursuit-il.
«Nous nous assurons que ces médecins sont rattachés à un centre de santé du département, afin qu’ils connaissent l’environnement du patient et qu’ils puissent le réorienter. Nous voulons aussi éviter de participer à une ubérisation de la santé en faisant travailler en ligne des médecins qui n’auraient pas les moyens d’avoir leur propre cabinet.» Antony Dunknation, Onco-TV
Bien avant le Covid
En Belgique comme en France – où une législation spécifique à la télémédecine préexistait au Covid –, le nombre d’actes de télémédecine a explosé depuis le début de la pandémie, un mouvement encouragé par les autorités afin d’assurer la continuité des soins tout en évitant la contagion. Des expériences de tout ordre (des plus commerciales aux plus sociales, des plus élémentaires aux plus sophistiquées) se sont donc multipliées. Mais certains professionnels de la santé n’ont pas attendu le Covid pour expérimenter un suivi à distance. Depuis 2012, les asbl Le Pélican (Bruxelles) et le Centre Alpha (Liège) proposent une aide en ligne autour des problématiques d’alcool via le site www.aide-alcool.be et son application2. «Dans les années 2010-2011, les gens ont commencé à nous contacter par e-mail sans laisser d’autres moyens de les joindre», expliquent Angélique Belmont et Charlotte Sambon, psychologues cliniciennes au Centre Alpha et en cabinet privé, qui exercent toutes les deux en ligne (via tchat, visio) et en face à face. «Nous avons toujours été convaincues que ce type de supports pouvait améliorer l’accessibilité aux soins.»
«Avec cette aide, nous avons touché des personnes que nous n’atteignions pas avec notre système de consultation classique. Notamment beaucoup de femmes scolarisées qui travaillent et ont une vie de famille» Emilia Bogdanowicz, Le Pélican
«Il y a eu pas mal de recherches et d’initiatives en matière d’e-santé, avec des articles qui allaient à l’encontre de certaines croyances fort présentes dans notre secteur quand on a lancé le projet, touchant notamment à l’efficacité de la thérapie en ligne», explique aussi Emilia Bogdanowicz, du Pélican avant d’ajouter: «Bien sûr, cette dernière année, les gens ont bien changé d’avis3.» Autre croyance battue en brèche par les deux associations: celle selon laquelle il n’y aurait pas moyen de construire une relation thérapeutique en ligne.
Sur aide-alcool.be, la prise en charge est progressive. L’objectif est d’abord de faciliter l’accès à une information fiable et scientifiquement validée. Deuxième volet du site: l’utilisateur peut accéder à la plateforme de selfhelp (programme d’exercices autonomes, accès à un forum) gratuite et anonyme. S’il le souhaite, il peut entrer dans un processus d’accompagnement en ligne via tchat. C’est un suivi particulièrement flexible (sur rendez-vous, entre 8 et 20 h et le samedi matin), lui aussi gratuit et anonyme et d’une durée d’environ trois mois au bout desquels la personne fera son propre chemin ou pourra être réorientée dans le circuit classique. «Avec cette aide, nous avons touché des personnes que nous n’atteignions pas avec notre système de consultation classique, détaille Emilia Bogdanowicz. Notamment beaucoup de femmes scolarisées qui travaillent et ont une vie de famille, et dont une grosse partie n’avait jamais évoqué leur problème avec quiconque. Ce n’est pas un public qui se rend spontanément dans un centre estampillé ‘toxicomanie’: pour les femmes, l’étiquette liée à la consommation est encore plus lourde à porter.»
Pour le Pélican et le Centre Alpha, l’aide en ligne est loin de sonner le glas du face-à-face. Elle est plutôt une corde supplémentaire à leur arc pour accrocher de manière plus précoce un public jusque-là invisible. Un enjeu de taille quand on sait qu’en matière d’alcool, on observe en Belgique un délai moyen de 18 ans entre l’apparition du trouble et le premier traitement reçu par les personnes (treatment gap). «Au-delà de l’accessibilité, l’utilisation de ces outils peut avoir du sens en soi, même quand la rencontre est possible», ajoutent aussi Angélique Belmont et Charlotte Sambon, qui jonglent avec les différentes modalités (tchat, visio, face-à-face) depuis une dizaine d’années déjà. Exemple? «Avec le tchat, on perd de l’information non verbale, mais il y a aussi la richesse de l’écrit, avec la possibilité de remobiliser ces traces par la suite.»
«Il y a eu une banalisation de la télésanté avec le Covid. Mais cela répond seulement à une partie des enjeux. Il ne faudrait pas non plus amener en ligne des choses qui se font mieux hors ligne. Par contre, il est intéressant de mettre des touches de numérique bien pensées à certains endroits de nos processus non numériques.» Stéphane Vial, UQAM
De la télésanté à l’e-santé
La télésanté ne peut être utilisée de manière isolée, défend de son côté Stéphane Vial, professeur à l’École de design à l’UQAM (Université du Québec à Montréal) et responsable de la Chaire Diament (recherche en design pour la cybersanté mentale) qui développe notamment Mentallys, «un service numérique responsable pour améliorer l’expérience d’accès aux soins de santé mentale et le suivi à long terme». Cette application, développée par un groupe composé de chercheurs, de professionnels de la santé mentale et de patients, a pour objectif de fluidifier les étapes dans un parcours de soins et de diminuer les inégalités qui se jouent dans l’accès aux soins de santé mentale. «Au Québec, dans le service public, il faut jusqu’à six mois pour obtenir un rendez-vous avec un psychiatre du service public, et huis mois pour accéder à un psychologue. Par ailleurs, si la proportion de femmes touchées par la dépression est plus importante que les hommes, les femmes vont en général plus facilement vers les soins. L’idée est donc de toucher davantage les hommes, mais aussi les personnes LGTBQI+, qui peuvent être victimes de discriminations dans l’accès aux soins.»
Le projet est loin de toucher à sa fin mais, à ce stade, on peut dire que l’application devrait comprendre trois fonctionnalités de base: la possibilité d’accéder en quelques heures à une conversation par tchat avec un professionnel de la santé mentale; la gestion des prises de rendez-vous et des files d’attente dans les services partenaires via les demandes de soins lancées sur l’appli; la possibilité de trouver aisément un psychologue dans le privé.
À la question de la fracture numérique des utilisateurs, Stéphane Vial admet bien la persistance d’une inégalité d’accès, mais insiste sur son caractère de plus en plus réduit. «Les migrants ou les SDF ont d’ailleurs souvent des mobiles, il y a donc aussi un potentiel de réduction des inégalités via le numérique.» Et de conclure: «Il y a eu une banalisation de la télésanté avec le Covid. Mais cela répond seulement à une partie des enjeux. Il ne faudrait pas non plus amener en ligne des choses qui se font mieux hors ligne. Par contre, il est intéressant de mettre des touches de numérique bien pensées à certains endroits de nos processus non numériques. Nous assumons l’idée d’une innovation lente. On connecte plein de gens dans ce projet. On réfléchit à l’environnement, au modèle financier, à la pertinence pour répondre à des besoins de santé et au fait d’utiliser le moins possible les données privées des utilisateurs. Il ne s’agit pas juste de concevoir une solution technique…»
1. www.conseil-national.medecin.fr
2. À noter qu’il existe aussi à Bruxelles le même type de soutien pour les joueurs en ligne (lire notre article «Foot, hasard et dépendance», AÉ n°495, juillet 2021) et en Flandre pour l’addiction à différentes substances, pour les jeux en ligne ou encore pour la dépression et l’anxiété (par le CAD Limburg).
3. Voir son intervention en ligne sur la Live session 3 de la Fedito Bxl: «Développement des outils en ligne en matière d’assuétudes», 31 mars 2021.