«J’ai toujours fait attention à la manière dont est produit ce que je mange, dont sont fabriqués les habits que je porte… En tant qu’eurodéputée, c’est donc assez naturellement que j’en suis venue à œuvrer en vue de rendre les entreprises un peu plus responsables», explique la Néerlandaise Lara Wolters, qui élabore, en commission des Affaires juridiques du Parlement européen, un rapport consacré au devoir de vigilance des entreprises européennes.
L’élue socialiste sait qu’elle a une carte à jouer puisque grâce au droit d’initiative dont jouit le Parlement depuis le traité de Maastricht, il peut soumettre à la Commission européenne une proposition législative dans des domaines qui lui tiennent à cœur et sur lesquels il entend peser. C’est le cas pour la responsabilité des entreprises. L’objectif affiché est d’empêcher les entreprises de violer les droits humains, sociaux ou environnementaux tout en se cachant derrière les filiales et autres sous-traitants installés dans des pays tiers. Le texte porté par Lara Wolters ne sera soumis aux votes que début 2021, mais donne déjà une idée claire des ambitions des parlementaires.
Le projet de rapport juge qu’actuellement, le devoir de vigilance, qu’il faut comprendre comme la «mise en place de procédures, par une entreprise en vue d’identifier, de faire cesser, de prévenir, d’atténuer, de surveiller, de divulguer et de traiter les risques que posent pour les droits de l’homme, y compris les droits sociaux et des travailleurs, pour l’environnement […] et pour la gouvernance, ses propres opérations autant que celles de ses relations commerciales», est trop limité et qu’il faut «de toute urgence», au sein de l’Union européenne (UE), faire en sorte que les entreprises en bout de chaîne puissent être tenues pour responsables des méfaits qui peuvent survenir tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Les victimes devraient aussi pouvoir attaquer ces entreprises en justice.
Inscrire les droits humains dans le concret
Membre de la sous-commission «droits de l’homme», l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D), est lui aussi très impliqué dans ces travaux. «Dès mon arrivée au Parlement, j’ai voulu inscrire les droits humains dans le concret. Le devoir de vigilance m’est apparu comme le moyen de réintroduire un minimum de responsabilité dans cette pyramide d’irresponsabilité qu’est la globalisation», témoigne-t-il, regrettant que l’on vive «dans un monde où les plus riches parviennent à fuir toute responsabilité.»
Et le parlementaire d’illustrer: «Prenons des boîtes comme Nike ou Mercedes. Si leurs fournisseurs chinois font travailler des enfants ou des esclaves ouïghours, sans le devoir de vigilance, elles peuvent dire qu’elles n’y sont pour rien, que la responsabilité juridique en jeu est celle du sous-traitant. Mais cette ligne de défense est perverse: si c’est bel et bien le sous-traitant qui produit la chaussure ou la voiture, ceux qui gagnent de l’argent, ce sont les actionnaires de Nike ou de Mercedes!»
Bon nombre de géants du textile ou de l’électronique sont en effet accusés de se fournir auprès d’entreprises chinoises qui ont recours au travail forcé des Ouïghours. BMW, Apple, Adidas ou Lacoste en font partie, selon les chercheurs australiens à l’origine de ces révélations. Des dizaines de milliers de membres de la minorité musulmane ouïghoure, sortis des camps d’internement, auraient été conduits vers des usines fournissant ces marques et beaucoup d’autres.
«Prenons des boîtes comme Nike ou Mercedes. Si leurs fournisseurs chinois font travailler des enfants ou des esclaves ouïghours, sans le devoir de vigilance, elles peuvent dire qu’elles n’y sont pour rien, que la responsabilité juridique en jeu est celle du sous-traitant.» Raphaël Glucksmann, eurodéputé
Ce scandale, qui a ébranlé les consommateurs du monde entier, rend le travail des parlementaires encore plus pertinent, souligne Raphaël Glucksmann. L’essayiste français admet qu’il ne s’attend pas que toutes les sociétés «deviennent soudain des mères Teresa», mais il entend bien «utiliser le culte qu’ont de telles entreprises pour leur image pour les mettre en contradiction avec leurs pratiques».
«Beaucoup d’entreprises sont favorables à l’idée d’introduire un devoir de vigilance à l’échelon européen, dès lors que toutes les sociétés jouent le jeu», veut croire sa collègue Lara Wolters. Elle ne cache cependant pas que certaines marques sont plus «sceptiques», mais la députée insiste: «Elles ne disent pas qu’il ne faut pas de devoir de vigilance du tout, elles disent plutôt qu’elles sont inquiètes de voir leur responsabilité mise en cause et d’être traînées devant les tribunaux.»
Se saisir du «momentum» causé par le Covid-19
Côté Commission européenne, Didier Reynders, responsable de la Justice, semble lui aussi convaincu par l’idée d’introduire un devoir de vigilance obligatoire pour les entreprises de l’UE. Il devrait présenter un texte l’année prochaine. Pour l’heure, seuls la France et les Pays-Bas sont dotés d’une législation introduisant un devoir de vigilance, mais pas aussi englobant que l’éventuel futur texte commun aux 27.
Si les négociations européennes aboutissent, elles concerneraient toutes les entreprises du Vieux Continent. Selon des chiffres du Parlement, seuls 37% d’entre elles exercent aujourd’hui un devoir de vigilance en matière d’environnement et de droits de l’homme. Le Parlement espère se saisir du «momentum» causé par la crise du Covid-19 pour avancer puisqu’elle a donné lieu à de multiples questionnements quant à l’organisation des chaînes d’approvisionnement. Mais, même au sein de l’hémicycle, certains députés s’opposent farouchement à l’hypothèse d’imposer de nouvelles contraintes aux entreprises.
Cette position est partagée par l’association patronale Business Europe, qui défend les intérêts des plus grandes firmes. À sa tête, l’Autrichien Markus Beyrer a écrit une lettre à Didier Reynders dans laquelle il met l’ancien vice-Premier ministre belge en garde: «Adopter un nouveau cadre législatif pour instaurer un devoir de vigilance pose beaucoup de questions», parmi lesquelles «le champ d’application», «le niveau adéquat de responsabilité», «les manières d’assurer que les responsabilités des États et des entreprises ne soient pas inversées», etc.
En plus, «à un moment où les chaînes de valeurs sont grandement perturbées par le Covid-19, introduire un nouveau niveau de législation dans un futur proche pourrait compliquer la tâche des entreprises en vue de sécuriser, de redessiner ou de reconstruire les chaînes d’approvisionnement essentielles pour sortir de la crise», souligne-t-il. En clair, il ne veut pas de ce nouveau texte et est bien décidé à convaincre la Commission de garder son projet dans ses tiroirs. Reste à voir si l’exécutif européen maintiendra le cap.