Au Parlement européen à Strasbourg, fin avril, dans son vaste bureau qui surplombe l’Ill, Philippe Lamberts n’en mène pas large. Il met la dernière main au dernier discours qu’il prononcera dans l’hémicycle, durant sa dernière session plénière. L’eurodéputé écologiste belge a choisi de ne pas se présenter une nouvelle fois. Il rend son tablier. Lui qui a rejoint le Parlement européen dès 2009 a maintenant des envies d’ailleurs. Il n’empêche, les «dernières fois», il n’aime pas vraiment cela.
Durant la législature qui s’achève – la neuvième –, Philippe Lamberts était l’un des 705 eurodéputés qui partageaient leur vie entre Bruxelles et Strasbourg – là où siège le Parlement européen. Du 6 au 9 juin, ils seront 720 – certains anciens, et d’autres nouveaux – à être élus, partout dans l’Union européenne (UE), en vue de façonner la législation de demain. Si tout le monde se déplaçait aux urnes, pas moins de 373 millions de bulletins de vote pourraient être décomptés.
Mais en 2019, seul un inscrit sur les listes électorales sur deux avait voté, pour un taux de participation de 50,66%. La Belgique, où le vote est obligatoire, était sans surprise apparue comme la bonne élève, avec une participation de 88,47%. En Slovaquie, elle n’avait atteint que 22,74%. Selon un sondage, en Europe, 52% des votants s’étaient rendus aux urnes «parce qu’ils ont estimé que c’était leur devoir en tant que citoyens».
40,4% de femmes au Parlement européen
Tous les cinq ans, c’est le grand chambardement. Les eurodéputés sortants font leurs cartons, et laissent la place aux suivants. Après les élections, une fois les résultats connus, les groupes politiques pourront être constitués. Et c’est une étape clé. Pour former un groupe, il faut rassembler minimum 23 eurodéputés, élus dans au moins un quart des États membres (c’est-à-dire dans au moins sept pays). Car, dans l’hémicycle du Parlement européen, les députés ne sont pas regroupés par nationalité, mais bien selon leurs affinités politiques. Et les coalitions se font et se défont, négociation après négociation, vote après vote.
Au total, pendant la législature précédente, la Belgique comptait 21 eurodéputés. Cette fois, le Plat Pays élira 22 députés européens.
Jusqu’alors, le groupe majoritaire était celui du Parti populaire européen (PPE), où siègent par exemple les élus du CD&V ou du parti Les Engagés, mais aussi les Allemands de l’Union chrétienne-démocrate, les Irlandais du Fine Gael ou les Espagnols du Parti populaire. Au total, pendant la législature précédente, la Belgique comptait 21 eurodéputés – dont quatre siégeaient au PPE, quatre autres au sein du groupe centriste de Renew Europe, trois au sein du groupe des Verts/Alliance libre européenne ou trois au sein du groupe d’extrême droite Identité et Démocratie. Cette fois, le plat pays élira 22 députés européens.
Au Parlement européen, les femmes sont mieux représentées que dans bon nombre d’autres parlements dans le monde: en 1979, il n’y avait que 15,2% de femmes. Mais, actuellement, elles représentent 40,4% de l’hémicycle. Et la tendance serait à la hausse.
La «bataille du siège» fait rage
Ces eurodéputés, peu importe leur sexe, se voient confier une mission centrale: négocier la législation européenne. C’est la Commission européenne, sur le rond-point Schuman à Bruxelles, qui propose des directives et des règlements, puis ce sont les États membres et les eurodéputés qui s’en emparent, en vue de parvenir à une position commune. C’est selon ce schéma législatif que de grandes décisions ont été prises à l’échelon européen au cours des derniers mois, comme la fin des voitures neuves à moteurs thermiques à partir de 2035, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Europe ou l’encadrement des systèmes qui utilisent l’intelligence artificielle.
Concrètement, au Parlement européen, les travaux s’organisent dans des commissions parlementaires thématiques – des sortes de groupes de travail qui se concentrent sur l’agriculture, l’économie, le numérique, la justice, etc. Au total, il y a 20 commissions parlementaires, au poids et à l’influence variés. L’eurodéputé sortant Marc Botenga (PTB), qui espère être réélu, siégeait par exemple en commission de l’Industrie, de la recherche et de l’énergie (ITRE). Quant à Johan van Overtveldt (NVA), déjà deux mandats à son actif, il présidait la commission des Budgets (BUDG).
Car oui, il y a aussi bon nombre de postes clefs que certains rêvent d’attraper: président et vice-président de commission, donc, mais aussi coordinateur (une sorte de grand manitou qui décide de la répartition des dossiers en commission), vice-président du Parlement européen, et même président de l’institution toute entière. Le poste était occupé par la Maltaise Roberta Metsola, membre du PPE, depuis janvier 2022.
«Le Parlement européen, c’est un ‘chien de garde’ qui essaie d’exercer un contrôle démocratique sur les autres institutions de l’UE.»
Sophie in’t Veld (Volt Belgique)
Les travaux dans ces commissions se déroulent à Bruxelles. Le Parlement y est surnommé le «Caprice des dieux», à cause de sa drôle de forme. Les textes sont votés en session plénière, une semaine par mois, à Strasbourg. Les députés belges dénoncent d’ailleurs régulièrement cette «transhumance» entre la Belgique et l’Alsace. L’eurodéputée strasbourgeoise Fabienne Keller, qui siège au sein du groupe Renew Europe, balaie d’un revers de main l’argument du «scandale écologique», qui revient sans cesse: selon elle, «le site de Strasbourg est bien plus économe en énergie que les bâtiments de Bruxelles et les sessions strasbourgeoises contribuent donc davantage à réduire la facture énergétique qu’à l’augmenter». La «bataille du siège» a encore de beaux jours devant elle.
Le Parlement, un «chien de garde»
Sophie in’t Veld, eurodéputée néerlandaise qui a récemment rejoint le petit parti Volt Belgique, tente de prendre de la hauteur: «Le Parlement européen, c’est un «chien de garde» qui essaie d’exercer un contrôle démocratique sur les autres institutions de l’UE.» Élue depuis 2004, elle s’est notamment démarquée en combattant pour une meilleure protection des données personnelles des Européens. Fédéraliste convaincue, elle connaît mieux que quiconque le Parlement européen, son fonctionnement, son rôle, son héritage historique. Surtout, elle voit en lui une «nécessité démocratique».
Et pour cause, les eurodéputés sont attendus au tournant pour protéger au mieux les valeurs européennes, repenser la politique migratoire de l’Europe, décider du budget de l’UE ou façonner la législation environnementale du Vieux continent. Ce n’est autre que le Parlement européen qui, en 2019, avait déclaré l’état d’urgence climatique. Mais, problème: dans l’hémicycle, des vents contraires soufflent souvent, qui compliquent grandement la recherche de compromis.
En clair, les pro-Européens affrontent ceux qui désirent détruire l’UE de l’intérieur, les pro-«Pacte vert» font face à ceux qui veulent le détricoter, et ceux qui soutiennent Kiev (majoritaires) s’attirent les foudres de quelques pro-Russes. Le Parlement européen, dont la crédibilité a été ébranlée par le scandale du «Qatargate» de décembre 2022 (et dans lequel les Belges Maria Arena et Marc Tarabella ont été mis en cause), a donc tout d’une arène où chacun essaye de tirer son épingle du jeu.
Le salaire de base d’un eurodéputé s’élevait, en juillet 2023, à 7.853 euros net après déduction des cotisations sociales et impôts européens – auxquels s’ajoutent notamment une indemnité de frais généraux (4.950 euros mensuels, pour le bureau, matériel, divers abonnements, etc.) et une indemnité de présence (350 euros par jour).
Pour chaque texte, un «rapporteur» est désigné: c’est lui qui chapeautera les négociations au nom du Parlement européen – épaulé dans sa tâche par une ribambelle de «rapporteurs fictifs», issus des autres groupes politiques. L’eurodéputé belge Benoît Lutgen (Les Engagés) a par exemple été rapporteur d’un texte consacré «à la mise en œuvre des aspects du paquet «contrôle technique» relatifs à la sécurité routière». Son collègue Pascal Arimont (Christlich soziale Partei, CSP) s’est, lui, emparé de la proposition de directive sur la «responsabilité du fait des produits».
Une série de «premières fois»
Durant la dernière session plénière avant les élections, les eurodéputés ont tenté de boucler autant de dossiers que possible – dont la directive qui cherche à mieux protéger les travailleurs des plateformes, la nouvelle législation concernant le devoir de vigilance des entreprises ou la réforme des règles budgétaires de l’Union.
Cette dernière laisse un goût amer à Philippe Lamberts, qui a toujours été fidèle à la commission des Affaires économiques et monétaires (ECON), au sein de laquelle cette refonte du Pacte de stabilité et de croissance a été négociée. Le député membre du parti belge Écolo dénonce la trop forte attention portée à la réduction de la dette qui «rimera inévitablement avec le retour de l’austérité». Il considère que ces «règles budgétaires imposent une camisole de force à tous les États membres de l’UE».
D’autres textes n’ont pas pu être bouclés à temps – dont certains pans du «Pacte vert» européen, le plan qui vise à faire de l’Europe le premier continent neutre d’un point de vue climatique à l’horizon 2050 – pourtant sur la table depuis 2019. Ils atterriront donc sur le bureau des prochains eurodéputés. Pour ceux qui intégreront le club, toute une série de «premières fois» les attendent: les premières interventions dans l’hémicycle, les premiers votes, les premières prises de bec entre collègues, aussi. Car dans cette vaste fourmilière qu’est le Parlement européen, tous les députés ont une mission: faire vivre le nid, le protéger (des ingérences extérieures, par exemple) ou le consolider. Et prendre le temps de les observer de près révèle souvent bien des surprises.