336 voix pour, 300 contre et 13 abstentions. Voilà le genre de résultats de vote qui, au Parlement européen, ne trompe pas. Le genre de résultats qui laisse tous les observateurs pantois et donne à penser qu’une rude bataille politique a été menée. Le genre de résultats qui ne s’oublie pas. Le vote du 12 juillet dernier concernant la loi sur la restauration de la nature était de ceux-là, avec seulement 36 petites voix d’écart. Et si, des mois plus tard, ce vote continue d’être mentionné, c’est parce qu’il a marqué les esprits et a constitué un point de bascule pour l’institution, notamment pour le groupe politique qui y compte le plus d’élus: celui du Parti populaire européen (PPE). En effet, ce vote estival sur la restauration de la nature a levé le voile sur une famille politique tirant de plus en plus vers la droite de l’hémicycle. Car, pour être sûr de gagner cette bataille politique, le PPE a engagé un mouvement inédit: celui d’un rapprochement avec l’extrême droite du Parlement européen, à savoir les groupes Identité et démocratie (ID) et des Conservateurs et réformistes européens (CRE).
Plus précisément, les députés européens, qui partagent leur temps entre Bruxelles, Strasbourg et leur circonscription, étaient amenés ce jour-là à se prononcer pour ou contre le rejet du texte, tout entier, sur la restauration de la nature – dont l’objectif est de favoriser la biodiversité sur le Vieux Continent. La proposition, jugée trop défavorable pour les secteurs de l’agriculture, de la pêche ou des énergies renouvelables, était combattue par la droite, dont le PPE. Pour arriver à ses fins, l’Allemand Manfred Weber, à la tête du groupe du PPE au Parlement, mais aussi du parti du PPE tout entier, avait donc scellé une alliance avec les élus estampillés ID et CRE, au lieu de s’en tenir à l’alliance dite «classique» qui se noue plus traditionnellement au Parlement européen et qui repose sur une entente entre le PPE, l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D) et Renew Europe (RE). Pour l’eurodéputée française Manon Aubry, membre du groupe de la Gauche, en s’alliant avec les forces radicales dans l’hémicycle, Manfred Weber a «fait souffler un vent trumpiste sur l’Europe». Quant à Iratxe García Pérez, à la tête du groupe socialiste, elle a accusé l’Allemand de «négationnisme climatique». Ambiance.
Le PPE a engagé un mouvement inédit: celui d’un rapprochement avec l’extrême droite du Parlement européen, à savoir les groupes Identité et démocratie (ID) et des Conservateurs et réformistes européens (CRE).
Pascal Canfin (Renew Europe), président de la commission de l’Environnement, de la Santé publique et de la Sécurité alimentaire au Parlement européen, en est persuadé: Manfred Weber a jeté son dévolu sur ce texte sur la restauration de la nature pour en faire «un laboratoire politique de l’union des droites». La poignée d’eurodéputés du PPE qui n’a pas suivi la consigne de vote décidée par Manfred Weber (21 élus sur 178) et a voté contre le rejet a passé un mauvais quart d’heure. Parmi eux? Le Belge Benoît Lutgen, issu du parti Les Engagés. «Durant la réunion de groupe – du PPE, NDLR – ayant suivi le vote, qui était assurément la plus tendue de la mandature, des noms d’oiseaux ont volé. C’était très chaud. Manfred Weber avait fait de ce vote un acte politique, presque une question de confiance sur sa personne. Alors ceux qui ne sont pas allés dans son sens ont été vertement critiqués», se souvient une source au Parlement. «Dieu sait que j’ai eu des moments difficiles avec Manfred Weber», admet Benoît Lutgen. Mais il défend malgré tout son chef: «On lui fait parfois un mauvais procès. Manfred Weber a raison d’être aux côtés des citoyens, d’être ancré dans la réalité des territoires.»
Agir, oui, «mais pas trop vite»
Pour François-Xavier Bellamy, chef de file de la (petite) délégation française (huit députés, contre 20 durant le précédent mandat) au sein du PPE, «ceux qui décrivent la politique du PPE comme purement politicienne et déterminée par des enjeux électoraux liés à la campagne qui approche ont tort». C’est bien «le contenu» des textes législatifs soumis aux eurodéputés qui guide les choix de son groupe politique, promet-il. Il balaie d’un revers de main «les caricatures de ceux qui disent que le PPE est naturo-sceptique ou climato-sceptique» et jure qu’il n’a «pas de problème avec le principe de la transition environnementale». Mais pour lui, l’urgence, c’est d’«éviter le suicide économique que représenterait la décroissance organisée en Europe». En ligne de mire du député et de ses collègues, il y a le «Green Deal» européen (ou «Pacte vert»), mis sur la table par la Commission européenne dès décembre 2019, au tout début de l’actuelle mandature. Le but de cet ensemble de textes est de faire de l’Europe le premier continent neutre d’un point de vue climatique à l’horizon 2050.
Pour l’eurodéputée française Manon Aubry, Manfred Weber – à la tête du PPE – a «fait souffler un vent trumpiste sur l’Europe»
Dans ce dossier, il s’agit pour le PPE de la jouer fine: pas question de s’opposer systématiquement à tous les pans du «Green Deal» et d’imiter ainsi l’extrême droite et le groupe ID, pour qui ce plan serait «irréaliste», «coûteux», cumulerait les tares et serait susceptible de «provoquer une hausse des prix de l’énergie». «Le PPE ne peut pas dire clairement qu’il est contre, car il doit soutenir Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, qui vient de sa famille politique et a mis ce ‘Green Deal’ sur la table, explique Nathalie Brack, professeure associée à l’Université libre de Bruxelles (ULB), spécialiste des partis radicaux en Europe. Elle a obtenu le soutien du Parlement européen pour son investiture en promettant de s’engager sur le front de l’écologie. Cet accord, qui remonte à 2019, prévaut toujours aujourd’hui. Le groupe du PPE ne peut donc pas désavouer publiquement la politique d’Ursula von der Leyen.» Pour arriver à ses fins, le PPE a donc adopté une autre tactique: faire souvent de son mieux pour vider les textes de leur substance.
«Sur ces questions, le PPE a un positionnement de droite assez traditionnel: il concède que le changement climatique est un problème, qu’il faut agir, mais pas trop vite, et qu’il faut avant tout prendre en considération les coûts économiques et éviter les décisions radicales», résume Nathalie Brack. Ce genre de considérations explique la stratégie du groupe du PPE au moment du vote sur le règlement sur la restauration de la nature. Mais l’épisode n’est pas isolé. Le mercredi 22 novembre 2023, alors que le Parlement européen était appelé à voter sa position de négociation sur le règlement pour un usage durable des pesticides (qui avait pour objectif de réduire de moitié l’utilisation des produits phytosanitaires chimiques d’ici à 2030, par rapport à la période 2015-2017), une logique similaire a été appliquée: le groupe du PPE a déposé une série d’amendements pour réduire le texte à peau de chagrin et a réussi à obtenir le soutien du groupe des CRE et du groupe ID pour qu’ils soient adoptés. Résultat des courses: à la fin de la session de vote, quand les eurodéputés ont dû se prononcer sur l’avenir de la proposition nouvellement modifiée (et totalement détricotée), 299 d’entre eux ont fini par voter contre (207 ont voté pour et 121 se sont abstenus). Un mouvement qui a eu pour conséquence de renvoyer peu ou prou la proposition de règlement à l’expéditeur – à savoir la Commission européenne – tout en sachant qu’à quelques mois des élections, il était peu probable que celle-ci remette une nouvelle mouture du texte sur la table. L’eurodéputée écologiste autrichienne Sarah Wiener, qui chapeautait ces négociations au nom du Parlement européen, reste estomaquée: pour elle, aucun doute, le PPE est coupable d’avoir «tué» ce règlement visant à freiner l’utilisation des pesticides, qui faisait lui aussi partie intégrante du «Green Deal».
Une Union des droites «manifeste et généralisée»?
En septembre, un texte visant à aligner à l’horizon 2035 les normes de l’UE sur la pollution de l’air sur celles, plus strictes et plus protectrices, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), avait aussi été passé à la moulinette par le groupe PPE, qui avait déposé des amendements en vue de conserver les seuils actuels en vigueur. Cette fois, la droite conservatrice n’avait pas eu gain de cause, mais l’issue du vote était restée incertaine jusqu’au bout. Pascal Canfin y avait vu «un autre exemple d’un PPE voulant tirer le ‘Green Deal’ vers le bas». Il ne cache toujours pas son incompréhension: «Lutter contre la pollution de l’air, c’est avant tout s’inquiéter du sort des petits enfants, des femmes enceintes et des seniors, c’est-à-dire des groupes sociaux proches du cœur électoral de la droite qui se présente traditionnellement comme le parti ‘des familles’!»
«On lui fait parfois un mauvais procès. Manfred Weber a raison d’être aux côtés des citoyens, d’être ancré dans la réalité des territoires.»
Benoît Lutgen, eurodéputé belge
Le ministre des Transports français Clément Beaune, lui, est catégorique: «Dans la campagne des élections européennes, les questions climatiques seront, à n’en pas douter, utilisées et instrumentalisées. Une partie de la droite européenne essaye de surfer sur un climato-scepticisme ambiant. Il ne faut pas laisser le ‘Green Deal’ être présenté comme un ensemble de mesures qui est fait contre les gens et contre les industries. Le PPE se perd en tentant d’enfourcher ce cheval-là. Il ne faut pas que la cathédrale du ‘Green Deal’ s’effondre, ce serait un drame. En revanche, il faut déjà bien appliquer les règles existantes et renforcer les accompagnements sociaux. Ce sera un débat politique qu’il faudra assumer durant les élections.»
L’eurodéputé et ex-ministre wallon de l’Agriculture Benoît Lutgen estime pour sa part que le PPE devrait être «plus ouvert». Il ne l’admet que du bout des lèvres, ajoutant, dans un sourire: «Je vais encore me faire des copains!» Une analyse des votes au sein de la commission des Libertés civiles, de la Justice et des Affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen – là où les dossiers en lien avec l’État de droit et les droits fondamentaux comme les droits des LGBTQIA+, de même que les textes portant sur les droits sexuels, reproductifs et génésiques sont traités – montre un rapprochement décrit comme «manifeste et généralisé» par une source impliquée sur ces questions entre le groupe du PPE et le groupe CRE.
L’hypothèse du «scénario Meloni»
Dans le domaine de la politique migratoire, alors que les négociations du nouveau Pacte sur l’asile et la migration (proposé par la Commission européenne dès septembre 2020) vont bon train, des illustrations de telles alliances sont également nombreuses, comme en juillet 2023, au moment de l’examen en plénière d’une résolution sensible sur les sauvetages en mer. Dans un amendement (passé de justesse: 285 voix pour, 280 contre et 8 abstentions, dont Benoît Lutgen), les députés demandent à la Commission européenne de mettre sur la table «des propositions visant à conditionner le financement des pays tiers à la coopération en matière de gestion des flux migratoires et à la lutte contre les trafiquants d’êtres humains et les passeurs de migrants». L’amendement, déposé par le groupe CRE, a été voté quasiment comme un seul homme par ce dernier (à une exception près), par le groupe du PPE (à six exceptions près) et par le groupe ID (dans son intégralité).
Et dès 2019, une alliance massive entre le groupe du PPE et le groupe ID avait mené au rejet d’un projet de résolution déjà consacrée aux «opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée». Deux voix manquaient pour adopter le texte. Plus récemment, en novembre dernier, un amendement tentant de repenser la base juridique de la politique commune d’immigration en la liant au respect des droits fondamentaux et au principe de solidarité entre États membres a été, là encore, rejeté par une majorité rassemblant notamment le PPE et ID.
La migration, justement, la Première ministre italienne d’extrême droite Giorgia Meloni l’évoque bien souvent. Mais jamais en de bons termes. Le président du groupe du PPE Manfred Weber n’a pourtant pas hésité à évoquer l’idée d’un rapprochement avec la famille politique dont elle est issue, le parti Fratelli d’Italie, qui appartient au groupe CRE au Parlement européen. «Cela a fait grincer quelques dents, mais beaucoup ont aussi vu d’un bon œil le fait que Manfred Weber se bouge pour essayer de ramener du monde dans les rangs du PPE», témoigne une source au sein du groupe. Une étude du Groupe d’études géopolitiques publiée en juin 2023, menée par François Hublet, Mattéo Lanoë et Johanna Schleyer et intitulée «Le dilemme de la droite européenne: nouvelle Grande Coalition ou majorité national-conservatrice?» décrit un potentiel «scénario Meloni» après les élections de juin 2024 dans lequel «l’Union des droites devient majoritaire en impliquant une frange limitée des libéraux et certains non-inscrits», reposant sur une majorité construite, donc, par le groupe du PPE, le groupe des CRE et le groupe ID.
«Le PPE a un positionnement de droite assez traditionnel: il concède que le changement climatique est un problème, qu’il faut agir, mais pas trop vite, et qu’il faut avant tout prendre en considération les coûts économiques et éviter les décisions radicales»
Nathalie Brack, spécialiste des partis radicaux en Europe
Mais les trois spécialistes rappellent qu’au Parlement, les «coopérations formelles» ne sont pas nécessaires. Dès lors, «un ‘scénario Meloni’ passerait donc plus vraisemblablement par une collaboration assumée entre PPE et CRE, soutenue au moment du vote par l’aile droite de Renew Europe et ID». Et les auteurs de conclure: «On pourrait ainsi voir se multiplier les majorités de droite sur des sujets sociétaux ou culturels, particulièrement lorsque les positions du PPE divergent fortement de celles du centre gauche.» Le député européen Raphaël Glucksmann, membre du groupe S&D et qui s’est illustré par son combat contre le travail forcé des Ouïghours, n’exclut pas un tel scénario: «La droite vote de plus en plus avec l’extrême droite et continuera à le faire. Mais en début de mandature, en 2024, il n’y aura pas un accord formel entre le PPE et ID, car le PPE implosera s’il prend cette voie.»
La chercheuse Nathalie Brack estime que le groupe du PPE traverse une «crise identitaire», car en son sein plusieurs courants coexistent: «Il y a une frange plutôt centriste, une autre bien plus à droite. Et puis il y a ceux, à l’image de Manfred Weber, qui voient la montée des populismes de droite comme un danger et qui craignent de se retrouver en position de faiblesse. Ceux-là cherchent des solutions – dont des coalitions alternatives de droite.» La victoire du Parti pour la liberté (PVV) du populiste eurosceptique Geert Wilders aux législatives néerlandaises fin novembre n’est qu’une illustration de plus de cette tendance de fond, déjà à l’œuvre dans d’autres pays européens (en Italie, en Finlande, en République tchèque, en Slovaquie, en Hongrie et en Roumanie, des partis d’extrême droite participent au gouvernement).
Mais ce mélange des genres au sein du PPE n’est pas nouveau: en 1992, les conservateurs britanniques avaient par exemple rejoint ses rangs, alors même qu’ils avaient une dent contre l’idée d’«intégration européenne», qui fait pourtant partie de l’ADN du PPE. En 2021, le Fidesz, parti du Premier ministre populiste hongrois Viktor Orbán, quittait le PPE après des mois de psychodrame qui avaient donné à voir une famille politique entièrement éclatée et incapable de trancher le sort de ce «chantre de l’illibéralisme» à l’Est de l’Europe. Les députés belges du PPE – Benoît Lutgen, Pascal Arimont (Christlich Soziale Partei) et les deux élus issus du CD&V Cindy Franssen et Tom Vandenkendelaere – étaient toutes et tous montés au créneau pour dire tout le mal qu’ils et elles pensaient du Premier ministre hongrois. Alors qu’au sein des délégations française, italienne ou espagnole, une partie des députés le soutenait ardemment.
«Cela a fait grincer quelques dents, mais beaucoup ont aussi vu d’un bon œil le fait que Manfred Weber se bouge pour essayer de ramener du monde dans les rangs du PPE», une source au sein du PPE, à propos d’un rapprochement éventuel du groupe avec Fratelli d’Italia, le parti de la Première ministre italienne d’extrême droite, Giorgia Meloni.
Et si siéger en nombre dans l’hémicycle du Parlement européen (où, vote après vote, les coalitions se font et se défont) est une force, il est toutefois difficile d’imaginer que tous les membres d’un groupe qui accueille le nombre de députés le plus important dans l’assemblée puissent être tous exactement sur la même ligne. Toutefois, depuis 2019, le groupe du PPE n’est plus à proprement parler un «faiseur de rois». «Le PPE a perdu son statut de parti pivot: le groupe Renew Europe (RE), à droite sur les questions socio-économiques mais à gauche sur l’environnement ou sur les valeurs, en a hérité», témoigne la chercheuse Nathalie Brack, qui rappelle aussi que l’alliance entre le PPE, le S&D et RE, parfois accompagnés des Verts, continue de perdurer dans une majeure partie des cas. D’autant qu’au sein du PPE, une source l’assure: collaborer avec les élus ID n’a rien d’une partie de plaisir. «Dans leur groupe, il y a des atlantistes, des anti-OTAN, des pro-russes, des anti-russes, c’est un bordel sans nom!», explique-t-elle, notant qu’en revanche, au sein du groupe du PPE, «une vraie culture de la discussion existe, et remonte déjà à la présidence de Joseph Daul». Cet Alsacien, issu du monde agricole, est devenu président du groupe du PPE en 2007, avant de présider le parti de 2013 à 2019.
De son côté, Benoît Lutgen note qu’une «qualité du PPE», c’est «d’accepter une forme de diversité». Mais il souligne que certaines «convictions européennes sont à respecter», comme «le respect de l’État de droit» ou, à l’heure actuelle, le «soutien à l’Ukraine». «Sur l’environnement ou le social, on peut avoir des divergences», ajoute-t-il, insistant surtout sur le fait que «les convictions doivent l’emporter sur toutes les stratégies politiques». Mais alors que les élections européennes approchent, Benoît Lutgen le rappelle: «Tout le monde a envie de faire le meilleur score aux élections, il n’y a rien de mal à cela. Cela fait partie de l’ambition démocratique.» En 2024, le nombre de sièges au Parlement européen passera à 716 – contre 705 actuellement. De combien de fauteuils héritera le groupe du PPE à la stratégie politique aussi affirmée que controversée? Réponse dans six mois.