Prison Insider est un site d’information sur les prisons dans le monde. Alter Échos s’est entretenu avec son fondateur, Bernard Bolze.
Alter Échos: Journaliste, militant, vous lanciez, dans le prolongement de l’OIP (Observatoire international des prisons) que vous aviez fondé dans les années 90, Prison Insider en 2017. Aujourd’hui, comment se porte cette plateforme internationale?
Bernard Bolze: Si le site existe depuis janvier 2017, il y a encore mille choses à faire. Pour consolider une plateforme comme la nôtre, c’est beaucoup de temps. Mais on est sûr de notre sujet: il n’y a aucune plateforme équivalente. Personne ne «s’amuse» à faire une cartographie des prisons, en analysant les atteintes aux droits fondamentaux des détenus dans le monde. Avant que des personnes apportent un soutien financier, il faut passer beaucoup de temps à faire des travaux dans des conditions qui ne sont pas toujours parfaites. Il faut qu’on soit bons sans en avoir les moyens. C’est assez compliqué, mais on est lucides sur nos difficultés. Par contre, on arrive à produire des infos pays par pays, et si possible renouvelées annuellement. Certains participants, à l’instar de la section belge de l’OIP qui faisait un rapport tous les cinq ans, font désormais grâce à Prison Insider un rapport annuel. Ainsi chacun se dote d’un outil qu’il n’avait pas auparavant. Prison Insider est un espace collaboratif où chacun apporte sa pierre à l’édifice pour interroger la question de l’enfermement à un niveau international. Cet accès de l’info permet de se comparer, de comparer les pratiques des uns et des autres. Par exemple, on a des choses à apprendre d’un pays comme le Mali avec des taux d’incarcération plus faibles que les nôtres.
AÉ: Il paraît que rien ne vous prédestinait à vous dévouer à la question carcérale, si ce n’est peut-être cette phrase, lancée à la volée par votre père après l’arrestation d’un de ses amis ayant soutenu le FLN: «J’admire les personnes capables d’aller en prison pour leurs idées.»
BB: De telles phrases résonnent fortement dans la tête d’un enfant. Mon père n’était pas un soutien du FLN. Il était pour l’indépendance de l’Algérie. Il a eu un ami, soutien plus actif, qui est allé en prison. Il trouvait cela courageux. Mes parents étaient des chrétiens progressistes, engagés. Il y a une culture familiale, une culture de la solidarité. Pour ma part, j’ai été confronté à la prison par toutes sortes d’amis. J’ai été insoumis. J’ai fait un court séjour en prison. J’ai pris deux mois fermes. Là-bas, j’ai rencontré des détenus. J’ai sympathisé avec beaucoup de gens. Puis de travailleur social, je suis devenu journaliste. Un travailleur de la prison m’a dit que des détenus étaient en train de faire un journal. On m’a proposé d’écrire un article. Le directeur m’a autorisé à rentrer en prison. J’y avais été détenu deux ans auparavant. Ce directeur m’a donné un permis permanent de visites pour accompagner le projet pendant sept, huit ans. J’y allais plusieurs fois par semaine. Jamais on n’aurait pensé être payé à l’époque, aujourd’hui, ce sont des activités rémunérées, proposées aux détenus, moins qu’on voudrait, mais cela s’exerce dans un cadre professionnel, ce qui n’était pas le cas à l’époque. Je suis allé pendant des années faire ce journal L’Écrou qui a été emblématique en France. On a reçu le soutien de professionnels pour concevoir le journal. C’était passionnant jusqu’au jour où il y a eu un nouveau directeur qui a tout fait pour étrangler le journal. Il n’avait pas l’étoffe pour supporter des personnes qui écrivaient astucieusement sur leurs conditions de détention, qui réclamaient des choses, qui en analysaient aussi. C’était un vrai lieu de liberté.
AÉ: Aujourd’hui, après des années d’engagement, comment considérez-vous l’évolution des politiques carcérales?
BB: On pourrait la situer à plusieurs niveaux. D’abord, les conditions matérielles de détention. Dans les années 60, être détenu, c’est dormir sur une paillasse. Il y a un seau d’eau, et tous les soirs, à 17h, les détenus doivent plier leurs vêtements, leur tenue pénale. Ils les déposaient à l’extérieur de la cellule et se retrouvaient en sous-vêtements. Extinction des feux à 21h, sans radio, ni journaux. Il n’y avait rien. Dans les années 70, les détenus se mobilisent. C’est là qu’on commence à amener l’eau courante, des WC même sans dispositif de séparation. La tonte des cheveux, obligatoire jusque-là, ne l’a plus été. C’était une pratique humiliante pour montrer que la personne était sous la coupe de la prison. Dans les années 90, le combat de l’OIP a permis à l’avocat d’être présent lors de la commission de discipline, en accompagnant le détenu. Le mitard était de 90 jours, puis est passé à 45, puis à 30… Il subsiste des tas d’horreurs, des tas de dysfonctionnements, mais dans le même temps, il faut constater que des efforts considérables ont été amenés ces dernières décennies. Cela avance malgré tout.
AÉ: L’impression générale, en France comme en Belgique, est celle d’une gestion des flux, des entrées et sorties des établissements pénitentiaires dans un contexte permanent de surpopulation, sans pouvoir penser la réinsertion.
BB: On ne laisse pas le choix à l’administration pénitentiaire d’être dans cette situation de gestion des flux d’entrées et de sorties des détenus. Elle n’y est pour rien, et elle aimerait bien faire en sorte que pour une place, il y ait une personne. Tout le monde, à gauche comme à droite, pense que la surpopulation est ingérable, insoluble. Ce n’est pas vrai. Il s’agit seulement de courage politique. C’est comme si vous voulez diminuer le nombre de décès de la circulation en ville, la première chose que vous faites, c’est de réduire la vitesse. Si vous ne le faites pas, vous n’y arriverez jamais. En France, il faut que pour une place, il y ait une personne. On sait que jusqu’à 9m2, c’est une place, 10-12m2, deux places, etc. C’est une circulaire de 1988 qui le précise ce cadre. Si on met un terme à la surpopulation, on met un terme à un certain nombre de difficultés notamment pour le personnel. On n’est pas obligé d’être dans ces flux tendus: l’aménagement de peine est une solution, déjà éprouvée dans plusieurs prisons françaises pour lutter contre la surpopulation. Surtout, une peine aménagée signifie moins de récidive. Moins de récidive, moins de victimes. Si on est du côté des victimes, on est pour moins de récidive. Ceux qui disent que les peines aménagées relèvent du laxisme sont des imbéciles, des barbares, des menteurs. On en est là aujourd’hui.
AÉ: D’autant qu’il existe une panoplie de sanctions qui permettent d’éviter la privation de liberté, elles sont rarement appliquées. Aujourd’hui, certains sont en prison pour des délits tout à fait mineurs.
BB: Le politique réagit de manière très sécuritaire et très idéologique. À gauche comme à droite, la réponse est pénale et carcérale. Il y a une absence de courage: la droite, à la limite, est dans son rôle et protège les intérêts particuliers, ceux de sa classe, mais la gauche, elle, court après la droite qui court après l’extrême-droite. La gauche veut montrer qu’elle n’est pas laxiste, qu’elle fait tout aussi bien. Sous Badinter, plus 10.000 détenus dans les prisons françaises. La gauche, à aucun moment, n’a pas été laxiste. Sous Taubira, la population carcérale n’a cessé d’augmenter. Il faudrait un courage politique, et c’est en cela que j’ai trouvé le président Macron courageux au moins dans son expression, en rappelant que les détenus étaient une part de la République, une part de nous-mêmes à traiter différemment. 80.000 personnes rentrent en prison pour une peine inférieure à un an. Le temps moyen passé en prison en France est d’un peu plus de dix mois. Cela veut bien dire que s’il y a des peines longues et moyennes, il y a quand même 10.000 personnes qui sont là pour quinze jours, une semaine. C’est considérable. Si ces personnes n’y vont plus, on règle un fameux problème. Par contre, Macron est contre l’aménagement des peines de plus d’un an, ce que je ne comprends pas. Il utilise l’argument selon lequel l’opinion publique ne comprendrait pas pourquoi les personnes condamnées à 18 mois ne se retrouveraient pas en prison. Dans les faits, il y en a pourtant très peu qui bénéficient de ces aménagements de peine, et ceux pour qui c’est le cas, ce sont des Cahuzac, des cols blancs, des riches qui se protègent entre eux.
AÉ: Avec pour conséquence la déstructuration de la personne à l’intérieure de la prison.
BB: La prison abîme, c’est un fait. Le problème en amont est celui du partage des richesses. De plus en plus de personnes sont exclues de la roue de la fortune, sans même parler de fortune, mais ils affrontent des situations de précarité plus fortes, en cumulant les problèmes de logement, de formation… Tout cela pousse à un moment à des actes délictueux, sans parler de grande délinquance. Sur le terrain, on ferme des structures d’accueil, on réduit les équipes éducatives qui intervenaient dans des quartiers en difficulté, et à force de détricoter tout cela, la délinquance augmente. La réponse de notre société est de taper sur la tête de ces gens, en les envoyant en prison. On marche vraiment sur la tête, mais la population en redemande. C’est cela qui est tragique.
AÉ: Quant à la privatisation de certains services en prison, elle vous inquiète?
BB: Cela crée des améliorations en faisant entrer en prison des entreprises privées qui font de l’hôtellerie, qui donnent du travail, offrent de la formation… Plus il y a de personnes extérieures en prison, plus on se rapproche de la normale. Il y a aussi plus de réactivité parce que l’entreprise privée a intérêt à se conformer aux cahiers des charges, sans quoi elle est mise à l’amende. Si le détenu avait une ampoule cassée dans sa cellule, le personnel pénitentiaire, pour peu qu’il ait le type dans le collimateur, pouvait laisser traîner les choses. Avec le privé, on intervient plus rapidement face à ce genre de situations. L’inconvénient, c’est que cela fait monter les prix. Mais l’administration tente de veiller à ce que les prix soient conformes à ceux du marché.