En ces temps de disette budgétaire, s’achemine-t-on vers d’autres modèles de financement de la culture, où le secteur privé jouerait un plus grand rôle? Du mécénat de compétences au tax shelter, de nouvelles formules se développent déjà. Mais elles ne doivent pas faire perdre de vue les missions essentielles du service public.
«On manque d’oxygène.» Fin octobre, 250 organisations culturelles bruxelloises lançaient un cri d’alarme, dénonçant les restrictions budgétaires à tous les étages: Communauté flamande, Fédération Wallonie-Bruxelles, gouvernement fédéral. Touché de plein fouet par les mesures d’économie, Peter De Caluwe, directeur du théâtre de la Monnaie, prenait d’assaut les pages des quotidiens pour faire une sinistre prédiction: «Nous assistons aux prémices d’un véritable black-out culturel.»
Un rôle essentiel
Ces déclarations rappellent l’importance, en Belgique, du soutien des pouvoirs publics à la culture: ce sont eux qui assurent l’essentiel du budget de fonctionnement des institutions culturelles. De façon globale, les financements publics à la culture ont plutôt eu tendance à augmenter ces dernières décennies. Le soutien ne se limite pas aux expressions artistiques traditionnelles: il embrasse plus largement des secteurs comme la jeunesse et l’éducation permanente. Bref, le champ socioculturel. «La politique de la jeunesse est de plus en plus axée sur la culture», relève ainsi Marcus Wunderle, chercheur au Crisp, qui donne aussi l’exemple des projets culturels visant à sortir les seniors de leur isolement. Les artistes, évidemment, ont des sentiments mitigés vis-à-vis de cette politique. «Ils n’ont pas toujours envie de faire de l’animation sociale», observe le chercheur.
Ce rôle essentiel de la puissance publique n’a pas empêché, depuis longtemps, son articulation avec l’initiative privée. C’est que les budgets sont loin d’être colossaux. La Fédération Wallonie-Bruxelles consacre environ 6% de ses fonds à la culture, 75% étant dédié à l’éducation, la formation et la recherche (l’enseignement artistique constitue aussi un soutien indirect aux artistes, en leur offrant des débouchés professionnels). Chaque secteur a sa logique propre. Il y a belle lurette que les arts plastiques fonctionnent avec des collectionneurs privés, des galeristes, des salles de vente. «Les arts de la scène dépendent beaucoup plus du soutien public, souligne Marcus Wunderle. La billetterie suffit rarement pour couvrir tous les frais. C’est d’ailleurs ce secteur qu’on entend surtout aujourd’hui concernant la réduction des budgets.»
D’après le Crisp, les opérateurs culturels se lancent de plus en plus dans la prospection de mécènes et de sponsors, et se sont fortement professionnalisés à ce niveau. L’association Prométhéa, dont la vocation est précisément de favoriser le développement du mécénat à destination des arts et du patrimoine, rapporte que 74% des entreprises belges pratiquent le mécénat pour un budget total annuel de 378 millions d’euros. Vingt pour cent de ce budget est consacré à la culture, les principaux bénéficiaires étant les initiatives sportives (40%) et les projets humanitaires et sociaux (24%), souvent considérés comme moins «élitistes». Les disciplines culturelles qui ont la préférence des entreprises sont la musique (48%), les arts plastiques (46%) et les arts de la scène (28%).
Tax shelter et financement participatif
La Belgique a également testé, ces dernières années, de nouveaux types de partenariats public-privé. Ainsi le musée Magritte, aménagé grâce à un mécénat de compétences proposé par GDF Suez. Le groupe a mis son expertise au service de la rénovation de l’hôtel Altenloh, bâtiment classé, pour l’adapter aux dernières normes énergétiques et le doter de technologies muséales de pointe: éclairage, installations audiovisuelles, électricité renouvelable. Les Musées royaux des beaux-arts de Belgique ont investi 300.000 euros, tandis que la Régie des bâtiments prenait en charge la rénovation des façades et des châssis pour un montant de 1,3 million d’euros. «C’est un modèle intéressant pour le service public, commente Olivier Van Hee, professeur de gestion culturelle à l’ULB. L’opérateur privé y a trouvé son compte. Le chantier lui a permis d’avancer dans ses propres recherches et de montrer l’étendue de ses compétences. Toutefois, je ne pense pas que ce type d’opération soit multipliable à l’envi.» Le resserrement économique n’a pas que des effets sur les finances publiques. Lorsqu’elles doivent faire des économies, les entreprises coupent en priorité dans les postes qui ne rapportent rien, par exemple le mécénat.
Si beaucoup craignent qu’un recours plus important aux financements privés se traduise par un désengagement progressif de l’État, la situation actuelle montre plutôt des logiques d’hybridation, où les pouvoirs publics conservent un rôle essentiel. L’investissement privé est par exemple encouragé par le biais d’incitants fiscaux. La Belgique a innové à ce niveau en créant le mécanisme du tax shelter, qui a permis de redynamiser le secteur du cinéma belge. «C’est une vraie success-story, explique Marcus Wunderle. Chaque année, le plafond de ce qui peut être investi est revu. Il y a certes eu des abus, mais la réforme entamée l’année dernière va sans doute remettre de l’ordre. Le coefficient de retombée pour la Belgique a été calculé. On s’y retrouve largement par rapport au manque à gagner fiscal de l’État, notamment grâce aux emplois créés.» Certains rêvent d’étendre le système à d’autres secteurs artistiques, notamment les arts de la scène.
Le financement participatif est aussi en train de se faire une place dans la culture, observe Olivier Van Hee. Et de rapporter l’exemple de la Ferme du Biéreau, un centre culturel de Louvain-la-Neuve, qui a levé de cette façon les fonds qui lui manquaient pour rénover un bâtiment destiné à accueillir concerts, pièces de théâtre et ciné-club: 170.000 euros sur un budget total de 1.230.000 millions. Les contributeurs, joliment baptisés les «arti-culteurs», se sont vu offrir des contreparties en échange de dons s’échelonnant de 50 à 5.000 euros. «Le chantier n’aurait pas été possible sans le soutien des pouvoirs publics. Mais sans le financement participatif, il aurait sans doute fallu attendre très longtemps avant qu’il ne puisse démarrer.»
Avenir incertain
Pour Olivier Van Hee, la baisse des financements publics, pour l’instant relative, n’en est qu’à ses débuts. «Malheureusement, on n’a pas encore atteint le fond. Il sera intéressant d’examiner l’interaction entre les aides publiques et privées dans quatre ou cinq ans.» Il s’inquiète particulièrement de l’avenir des communes. «Elles vont être en difficultés financières majeures. Or, elles sont un opérateur incontournable des politiques culturelles. Il faudra trouver des réponses innovantes pour qu’elles ne lâchent pas complètement la culture.» Pour lui, il est intéressant d’avoir un regard dynamique sur la question du financement, mais sans perdre de vue les missions essentielles du service public: épanouissement, émancipation et citoyenneté.
Lorsqu’il était directeur d’un centre culturel, il se souvient avoir été approché par Total pour organiser une exposition à l’occasion de l’inauguration d’une toute nouvelle aire d’autoroute. C’était l’époque où la multinationale était dans tous les journaux, notamment pour sa relation sulfureuse avec le régime birman. «L’affaire avait provoqué une AG extraordinaire, où nous avons échangé de nombreux arguments. Finalement, on a dit non. Mais ce type de débat n’a pas lieu systématiquement.» Il n’y a ainsi eu aucune discussion sur GDF Suez investissant dans le musée Magritte. Quant au tax shelter, il soutient proportionnellement beaucoup de plus de «Marsupilamis» que de films des frères Dardenne. Les logiques économiques ont également largement contaminé le secteur culturel, qui adopte de plus en plus ses techniques de gestion et de marketing. Ici aussi, la vigilance est de mise. «Elles doivent rester des boîtes à outils au service de l’émancipation des individus et non pas une fin en soi.»