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Regard critique · Justice sociale

Humeur

Le «secteur» souhaite-t-il cadenasser l’information?

La pratique se répand comme une tache d’huile depuis deux ou trois ans. Interviewées pour les besoins d’un article, de plus en plus de « structures » du non-marchand ou du secteur associatif demandent à pouvoir relire leurs propos avant parution. Ce qui n’est pas sans poser question.

Sarah Joy - CC BY-SA 2.0

La pratique se répand comme une tache d’huile depuis deux ou trois ans. Interviewées pour les besoins d’un article, de plus en plus de «structures» du non-marchand ou du secteur associatif demandent à pouvoir relire leurs propos avant parution. Soucieux de pouvoir bénéficier de leur apport pour son papier, le ou la journaliste pourra alors être tenté(e) d’accéder à leur demande. Du côté d’Alter Échos, la limite est claire: hors de question d’envoyer tout l’article. Cela constituerait une entorse à la déontologie journalistique. Nous nous contentons de faire parvenir les citations attribuées à l’intervenant ayant effectué une demande de relecture. La balise peut paraître «solide», même si elle vient titiller ladite déontologie. Il n’en est rien. De plus en plus souvent, ces quelques citations sont déjà de trop. À la suite de cet envoi, nous voyons bien souvent revenir, en guise de réponse, des demandes de réécriture, voire de suppression de certaines citations. Alors que, bien souvent, ces propos correspondent à ce qui a été dit lors de l’interview. Comme si, en se relisant, l’interlocuteur ou l’interlocutrice prenait peur. Calculait son positionnement. On entendra aussi souvent que «la pensée et les positions de la structure n’ont pas été respectées», nonobstant en cela le fait qu’il ne s’agit que de citations dans un article beaucoup plus large qui, lui, détaille bien souvent ces positions. Et qui n’a pas été envoyé à l’interlocuteur par souci de déontologie journalistique.

Voilà que le «secteur», pourtant si jaloux de sa propre indépendance et tellement demandeur de «tout autre chose», se prend à cadenasser sa communication jusqu’à l’excès, imitant parfois en cela ce qu’il dénonce par ailleurs…

Mais qu’est-ce qui a bien pu changer ces dernières années pour générer un tel comportement? Cette question nous travaille. Alors que les politiques, les chercheurs, les institutions, les syndicats ou toute autre fonction/structure à haute exposition médiatique continuent à jouer le jeu d’une presse libre – ils ont pourtant beaucoup à perdre d’une phrase mal placée, mal retranscrite, mais encore beaucoup plus d’une éventuelle accusation de censure, il faut croire –, voilà que le «secteur», pourtant si jaloux de sa propre indépendance et tellement demandeur de «tout autre chose», se prend à cadenasser sa communication jusqu’à l’excès, imitant parfois en cela ce qu’il dénonce par ailleurs… En agissant de la sorte, il oublie qu’un article n’est pas un rapport d’activité ou un mémorandum. Et que pour continuer à avoir une presse susceptible de se faire l’écho des «vrais enjeux», comme on aime à le dire ces derniers temps, il faut lui laisser l’espace pour le faire. Accepter de lâcher prise. Accepter, parfois, d’endosser les propos qui fâchent. Admettre qu’une heure d’interview ne pourra pas être reprise in extenso dans l’article sous peine de condamner le lecteur à une profonde dépression. Et se dire – surtout – que le «secteur» mérite des débats plus passionnants que ceux qui seraient nourris par une communication institutionnelle insipide, inodore et indolore.

 

En savoir plus

«Médias et non-marchand : je t’aime moi non plus», Alter Échos n°414-415, 7 décembre 2015, Céline Gautier

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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