Alter Échos: Comment est né ce film?
Samuel Ab: ART2WORK, un laboratoire de recherche et d’innovation sociale qui s’occupe de l’accompagnement de jeunes, m’a proposé de faire un film sur un de leurs programmes, Technics2start, qui propose un contrat de 12 mois dans une équipe de huit jeunes (entre 18 et 30 ans), en étant accompagné par deux chefs d’équipe pour réaliser des missions de support technique et logistique pour des clients comme les festivals ou des opérateurs culturels. S’il s’agit à la base d’une commande, le film n’est pas un publireportage, mais plutôt une carte blanche. On m’a proposé le sujet et je m’en suis totalement emparé pour faire le portrait de ces jeunes en insertion socioprofessionnelle, en interrogeant leurs attentes par rapport au travail, à l’argent, à l’indépendance…
AÉ: Le travail est un miroir qui reflète bien d’autres enjeux chez ces jeunes…
SA: La plupart arrivent dans ce programme avec peu de compétences techniques, mais petit à petit, ils se font leur place. «Je ne suis pas qu’une force de travail qui va accumuler des tâches, mais j’ai un vrai rôle à jouer, c’est-à-dire arriver à bien faire les choses, acquérir de nouvelles compétences, me former en étant proche des autres personnes qui travaillent avec moi…» Au bout d’une année, le jeune aura accumulé un savoir-faire qui a une autre dimension que celui qu’on peut acquérir dans un job classique, un emploi plus répétitif, avec moins de possibilités d’évolution.
Dans ce cadre, un gros enjeu concerne le besoin de reconnaissance: de la part de l’extérieur, grâce à ce travail aussi physique que technique évidemment, mais aussi en termes d’estime de soi, de patience, de concentration ou de sociabilité. Certains de ces jeunes ont des parcours scolaires compliqués, voire chaotiques, sans même parler de leur vie de famille ou de leur parcours migratoire.
AÉ: Pour certains, ce n’était pas forcément la première expérience professionnelle, mais à travers ce programme, une des volontés de ces jeunes était de sortir d’une forme de précarité, d’exploitation liée au travail…
SA: C’est le cas d’Erkan qui évoque les dix heures par jour passées dans des snacks en étant payé une misère. Évidemment quand tu es seulement une chaîne dans l’engrenage, dans un emploi plus précaire, moins porteur de sens, comme ceux qu’a pratiqués Erkan, tu te sens d’une certaine façon moins «utile»… Pour un jeune comme lui, ce programme est aussi une rencontre avec un cadre de travail plus qualitatif. Même si monter une scène sur un festival comme le Pukkelpop, ce n’est pas rien…
En montant la scène du festival revenait régulièrement l’idée de ne plus être cantonné à ce type d’emploi précaire, surtout chez ceux qui n’ont ni diplôme ni formation, qui ne sont pas dans des conditions sociales, économiques ou culturelles qui permettent de faire des études assez poussées. Pour beaucoup de jeunes, à travers ce programme de douze mois, il y avait l’idée qu’on pouvait se réaliser, qu’on pouvait avoir un emploi avec certaines responsabilités, avec de l’autonomie, et cette idée les travaillait fortement. «Enfin, je vais pouvoir élargir mon horizon, me projeter un peu ailleurs, du moins en dehors des cases proposées dans notre société, avec ce travail salarié.» C’est un chemin, une expérience qui les pousse au-delà d’eux-mêmes en fin de compte.
AÉ: Au-delà de cette quête, cette reconquête de soi, l’autre idée du film, c’est l’expérience collective du travail.
SA: Tout à fait. Si tu choisis de suivre ce programme, de t’y engager, il faut assurer l’arrière autant pour toi que pour les autres. Si ce n’était pas forcément leur première expérience de travail, on l’a dit, c’était surtout leur première expérience de travail en groupe, en étant interdépendant des uns et des autres. Mais il faut nourrir ce collectif y compris dans l’épreuve, que ce soit lors d’un accident de travail ou d’un énième rappel à l’ordre d’un des coachs sur le fait d’être ponctuel et de respecter les horaires. On est tous nécessairement liés à un cadre dans lequel on est interdépendants. Il faut donc tenir sur la longueur, ne pas décrocher…
À mes yeux, plus encore que l’expérience de travail, c’était l’épreuve du collectif qui fut assez marquante pour ces jeunes. Le travail, ce ne sont pas seulement des tâches, des compétences, un salaire, c’est aussi un rapport à l’autre. Cette question collective du travail est donc cruciale.
Parce qu’il y a une réelle proximité, des liens forts qui sont créés au quotidien pendant douze mois et qui leur permettent d’éprouver d’autres enjeux, d’autres réalités. Le travail, au fond, est la pointe de l’iceberg. Comme le monde autour de ces jeunes est en train de se reconstruire, ils se retrouvent proches les uns des autres, même si tous n’ont pas la même vision du travail, les mêmes nécessités. En un an, c’est touchant de les voir évoluer chacun à leur manière, en se confrontant à leurs collègues. Des collègues qui sont bien plus que des collègues; des collègues en quelque sorte au carré.
AÉ: Au final, vous brossez aussi le portrait d’une génération post-Covid…
SA: À travers le travail, cette quête de responsabilité et d’autonomie, on voit les questions qui se posent pour une génération. Chacun vient réinterroger son rapport à sa famille, à ses parents, à la manière dont ceux-ci ont travaillé, ont considéré le travail… Je me suis rendu compte qu’au sein de cette génération, certains d’entre eux sortaient, à travers ce programme, de quelques années d’isolement. Sans travail, sans contact, sans accroche… Être confronté au travail, aux autres, ce fut pour beaucoup une secousse, en reposant son utilité pour soi-même, comme pour les autres. Ces portraits de jeunes égrenés tout au long du film sont le reflet de cette génération post-Covid: il faut travailler, mais en donnant du sens à ce qu’on fait.
Roadies, un film de Samuel Ab, coproduit par ART2WORK et le Centre Vidéo de Bruxelles