Chaque semaine, dans trois hôpitaux publics de la région parisienne, une psychologue et deux médecins reçoivent des hommes et des femmes malades de leur travail. Leurséchanges sont filmés, sans fioriture, ni effet de manches. Tel est l’arguement de Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, le dernier documentaire deSophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Pendant une heure, la caméra ne se détache pas de ces dialogues, s’attardant sur quatre témoignages en train de se dire dans leshésitations et les balbutiements. Niveau zéro de la mise en scène : plus que la caméra, c’est la parole qui fait voir. Tout ce qui n’est pas montré (le hors-champde la souffrance sur les lieux de travail) transparaît dans les visages, les postures, les tics et, évidemment, les récits de chacun des quatre intervenants.
Ce sont ainsi quatre témoignages qui sont proposés, semblables au-delà des différences contextuelles : celui d’une ouvrière à la chaîne, d’undirecteur d’agence, d’une agente d’entretien en maison de repos (souvent appelée à faire office d’infirmière sans, évidemment, en avoir les compétences ni lediplôme), et enfin d’une gérante de magasin.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : le titre du documentaire renvoie à une fable de Lafontaine « Les animaux malades de la peste ». Et lapeste, sournoise et invisible, presque non dite (sauf dans un petit « viatique » ajouté à la fin du film où les trois praticiens mutualisent leur expérience),ce sont les nouvelles méthodes de management. Celles dont le livre Souffrance en France1 de Christophe Dejours, directeur du laboratoire de psychologie du travail et del’action (LPTA2), avait montré les ravages sur la santé mentale des travailleurs, dans tous les secteurs d’activité, et toutes les positions hiérarchiques…C’est d’ailleurs ce livre qui constitue l’origine du film, sorti en salle depuis la fin mars.
Vivre et travailler comme des machines
Si les deux réalisateurs n’ont pas filmé ces personnes sur leurs lieux de travail, c’est pour plusieurs raisons convergentes. Pratiques tout d’abord : accéder, caméraà l’épaule, dans l’enceinte de l’entreprise est évidemment chose malaisée. Cinématographiques ensuite : la souffrance sur les lieux n’est pas directement visible,elle est diffuse, subreptice et tellement peu cinégénique. Psychologique enfin : le plus frappant est de voir la persistance du travail hors du lieu de travail, l’inscription dans lescorps d’une logique professionnelle qui survit bien au-delà de la sonnerie de 17h.
L’importation dans la vie privée du comportement professionnel est ainsi pathétiquement mise en lumière par Madame Alaoui, ouvrière à la chaîne. Avec unflot de paroles, dont le rythme n’a rien à envier à celui de la chaîne, elle explique comment, une fois sortie de l’usine, elle voudrait que, dans son foyer, son mari et sesenfants s’adaptent au rythme infernal qu’elle s’est imposée à elle-même!
Problèmes collectifs, réponses individuelles
Reste qu’au-delà de la qualité d’écoute offerte par les différents professionnels filmés, leur rôle pose indéniablement question. Ne s’adresse-t-onpas à eux comme jadis à un délégué syndical ? Aussi utile soit-il, leur travail ne peut-il pas, lui-même, être interprété commesymptôme d’une atomisation des relations de travail ? La réponse nécessairement individuelle qui est proposée aux personnes en souffrance est-elle la plus adéquateface à une lame de fond dont une des forces tient précisément dans sa capacité à isoler, à briser les solidarités, et à remettre àl’agenda la guerre de tous contre chacun ?
Dans le « viatique » qui clôt les 80 minutes de film, Christophe Dejours s’inquiète d’ailleurs lui-même de cette tendance. Rappelant que la souffrance au travailn’est pas quantifiable et qu’il est donc illusoire de proclamer son augmentation ou sa diminution, il insiste néanmoins sur le changement de contexte dans lequel s’inscrit cette souffrance.Chaque travailleur est désormais seul face à elle : dans le jeu concurrentiel qu’instaurent les nouvelles méthodes de management, les collègues sont de moins en moins desalliés et de plus en plus des adversaires. Sans compter, précise Christophe Dejours, que les victimes d’aujourd’hui sont souvent les bourreaux d’hier – ou à défaut,les complices silencieux – qui ont assisté muets et passifs à la mise en place des procédures dont ils subissent aujourd’hui les conséquences.
1. Christophe Dejours, Souffrance en France, Le seuil, Paris, 1998.
2. Voir le site : www.cnam.fr/psychologie/