Les questions éthiques et déontologiques se sont toujours posées avec une acuité particulière dans le domaine des politiques d’accueil et plus largement de lapolitique d’asile. Les assistants sociaux des centres d’accueil pour demandeurs d’asile n’échappent pas au débat, ici relancé par les témoignagesrecueillis au Petit-Château par le Comité de vigilance en travail social.
Il y a quelques années, Alter Échos s’était penché sur la tension entre la déontologie et les nouvelles missions induites par les transformationsdes politiques sociales, particulièrement chez les assistants sociaux travaillant en centres d’accueil (cf. Alter Échos nº 194). À l’époque, en2005, plusieurs travailleurs sociaux des centres d’accueil avaient tiré la sonnette d’alarme, révélant la signature d’un protocole d’accord entrel’Office des étrangers et Fedasil pour encadrer les expulsions des demandeurs d’asile à partir des centres d’accueil.
Quelques années et une loi sur l’accueil des demandeurs d’asile plus tard, si l’eau a coulé sous les ponts, les tensions entre déontologie des assistantssociaux et loyauté vis-à-vis de l’employeur semblent toujours très vives chez Fedasil. Pour preuve, les témoignages de quelques assistants sociaux duPetit-Château1 recueillis par le Comité de vigilance en travail social2. Celui-ci organise en son sein des réunions régulières de travailleurssociaux répartis en groupes de travail. Un de ces groupes est consacré au « Secteur étrangers ».
Du secret professionnel au secret partagé
En janvier 2008, la direction du Petit-Château, centre d’accueil fédéral dépendant de Fedasil qui compte environ 130 membres du personnel et quelque 840résidents, annonçait une restructuration de son service social, dans le sillage de la fameuse réforme de la fonction publique fédérale (Copernic) qui s’appliquaità tous les centres Fedasil. Mi-mars 2008, la réforme est opérée et le service social, composé d’une quinzaine d’assistants sociaux (AS) jusque-làcentralisés au rez-de-chaussée, se voit « délocalisé » et divisé entre plusieurs blocs. La répartition des dossiers par AS estréorganisée, chaque AS étant tenu de s’occuper des résidents de telle chambre, située dans telle partie du bâtiment. Le planning des AS estégalement revu et réparti entre des permanences pour une partie du bâtiment (assumées à tour de rôle), des rendez-vous, l’instauration de« concertations multidisciplinaires » obligatoires, l’entretien d’accueil des nouveaux résidents, des projets particuliers et la réunion de servicehebdomadaire.
« Deux ans plus tard, sur le terrain, nous constatons en ce qui concerne le service social du Petit-Château, des atteintes continues quant à l’éthique età l’essence même du travail social, dénonce le Comité de vigilance en travail social (CVTS). Nous avons pourtant à plusieurs reprises tenté derencontrer Fedasil sur les questions de déontologie à la suite de la nouvelle loi sur l’accueil des demandeurs d’asile, mais jusqu’ici sans succès. Ainsi, dansles concertations multidisciplinaires où l’on retrouve, outre l’assistant social, un infirmier, un accompagnateur de la vie quotidienne3 et un accompagnateur du « serviceenfants », des informations sont échangées sur les résidents, or tout le monde n’est pas soumis au secret professionnel parmi les professions présentes, ni aumême secret professionnel. On nous parle alors de la notion de secret partagé, mais celui-ci ne peut se faire qu’à certaines conditions strictes qui ne sont pas rempliesici. Les rapports de ces concertations sont en outre envoyés à la direction et se retrouvent ensuite sur le réseau interne. Cela pose clairement question. »
Parmi les autres changements évoqués, les supervisions collectives des travailleurs du service social effectuées par un psychologue extérieur qui ont aujourd’huidisparu. Or elles étaient, selon le CVTS, « d’une très grande utilité pour les assistants sociaux souvent confrontés à des situations trèsdures ».
Des supervisions qui ont été supprimées, nous dit la direction du Petit-Château, parce que les psychologues ont décidé d’arrêter et non de notrefait. « Des supervisions internes devraient toutefois reprendre au 1er avril. »
Vous avez dit autonomie ?
Quant à l’autonomie et à la relation de confiance à établir avec le résident promues par la direction du centre et Fedasil, elle fait doucement sourire leCVTS. « De quelle autonomie parle-t-on ? Si c’est celle des assistants sociaux, elle est devenue quasi inexistante. Ils sont aujourd’hui évalués sur le bonencodage, ou pas, de différentes informations dans la base de données de Fedasil : avez-vous bien rempli avec les bons mots clés ? Combien de temps avez-vous mis pourremplir la base de données ? Êtes-vous bien loyaux vis-à-vis de votre institution ? On constate une évolution de la nature du travail vers un accroissementd’exigences administratives (en surplus de celles prévues par la loi). Il arrive également à la hiérarchie de court-circuiter le suivi de certains dossiers comme,par exemple, quand il s’agit de transferts immédiats vers un autre centre pour des personnes vulnérables ou au suivi complexe ; de demandes de rapports quant àcertaines situations sans tenir compte du secret professionnel et dans un but non communiqué à l’AS. Quant aux collaborations nouées avec des organisationsextérieures telles que, par exemple, le Ciré ou le Comité belge d’aide aux réfugiés, elles ne sont aujourd’hui plus souhaitées. Lorsque leservice social souhaite faire suivre un résident par un service psy extérieur, il faut désormais passer par le service médical interne du Petit-Château, qui est leseul habilité à nouer les contacts avec l’extérieur. »
Et en ce qui concerne la relation de confiance que les AS sont censés instaurer avec le demandeur d’asile, le CVTS n’est guère plus tendre : « Comment unerelation de confiance peut-elle s’établir alors que le système de permanences à tour de rôle empêche que ce soit systématiquement l’AS deréférence de la personne qui effectue son suivi ? Dans certains cas, on peut seulement parler d’actions ponctuelles exercées par différents assistants soci
auxpour une même personne, cela peut aller sur une année jusqu’à six assistants sociaux pour un même dossier. Ce n’est par ailleurs pas toujours l’assistantsocial de référence qui fait l’accueil de la personne. Cela pose aussi la question de la crédibilité des interventions par rapport aux partenaires extérieurs(avocats, organisations d’aide aux réfugiés…) qui ne s’y retrouvent plus. Il est également demandé à l’assistant social de jouer unrôle actif dans la communication de sanctions aux résidents ayant manqué à une clause du règlement d’ordre intérieur. Or non seulement cela sape larelation de confiance que l’AS peut établir avec lui, mais ni l’AS ni le résident n’ont été entendus avant que la décision de sanction soit prise.Et si on veut parler de la prise d’autonomie du résident, mis à part le changement de bloc qui permet une autonomie toute relative pour certaines familles qui peuvent disposerd’un coin-cuisine, celle-ci est très réduite. »
Selon la réorganisation actuellement en cours au Petit-Château, les AS sont censés autonomiser les résidents complètement après maximum 4 mois deséjour en centre, « mais ils doivent jongler avec des tickets rationnés pour les transports en commun, ce qui permet tout au plus de se rendre une à deux fois dans unCPAS ou de chercher un logement. Quant aux formations, il faut d’abord tester la motivation du résident en l’envoyant un mois en formation et puis seulement, s’il se montreassidu, on peut lui octroyer des tickets pour s’y rendre. On pousse les AS à faire ce qu’on appelle en néerlandais du bed, bad, brood (« lit, bain, pain »). Conduire lerésident à l’autonomie en si peu de temps avec les moyens actuellement octroyés relève de l’utopie. Et quand les AS ne font pas de l’accompagnement versla sortie, ils sont censés présenter et préparer le résident au retour volontaire. Dans un contexte où le retour volontaire est de plus en plus souventprésenté au niveau politique comme la panacée, se pose également la question de savoir jusqu’où l’assistant social fonctionnaire doit être »porteur de la politique de son État » et donc défendre, auprès du candidat débouté, ce retour volontaire comme la meilleure des solutions possibles…»
Individualisation du travail
Sur la réorganisation spatiale, en-dehors des réclamations dites de « confort et de bien-être » qui ne font pas l’objet de cet article, lestémoignages qui parviennent au CVTS, ne sont guère plus positifs. « La proximité géographique avec le public pose question quant à la distanceprofessionnelle, au respect de la dignité et de l’intimité des usagers dans leur lieu de vie, à leur responsabilisation. Les missions de l’assistant social nenécessitent absolument pas sa présence dans le lieu de vie des personnes. On constate aussi une perte des spécialisations de certains assistants sociaux notamment par rapport auxlangues parlées, aux connaissances de certains pays, de certaines cultures… En effet, un assistant social est désigné à un usager presqu’exclusivement sur labase de la chambre où il réside. Les changements d’assistant social pour une personne sont pour ainsi dire impossibles. Il n’existe donc pas de libre choix pourl’usager ni pour l’assistant social qui, à un moment donné, pour des raisons spécifiques, peut vouloir passer la main à un collègue. On a, avec lanouvelle organisation du travail, individualisé le travail avec une diminution des échanges, du soutien, de l’entraide entre les assistants sociaux. Il s’agit pourtant debesoins d’une importance capitale dans un métier où la charge psychosociale est à la base potentiellement élevée. »
Selon le CVTS, le turn-over serait important dans le service social du Petit-Château et le recours aux congés de maladie pour burn-out plus élevé que la moyenne. Leservice social a vu passer pas moins de six chefs de service depuis 2000. « Mais au-delà des conditions de travail des AS qui en disent long également sur la manièredont le public cible est traité par l’institution, toutes ces dispositions ont des conséquences inéluctables sur l’usager, dénonce le CVTS. La réformeen cours de l’organigramme et la manière dont l’avis des personnes impactées est recueilli par la société de consultance travaillant pour Fedasil ne nouspousse pas à attendre quoi que ce soit de positif en ce qui concerne une amélioration des conditions de travail des assistants sociaux et du respect de la spécificité deleur profession ainsi que de leur code de déontologie. »
« Résistance au changement »
La charge est lourde. Face aux témoignages recueillis par le Comité de vigilance en travail social, nous avons donc sollicité la réaction du directeur ad interimdu Petit-Château, Pieter Spinnewijn. « Je connais ces remarques, elles ne sont pas nouvelles et ne sont le fait que d’une partie des travailleurs du service social. Alors oui,nous avons mis en place une réforme et maintenant les assistants sociaux travaillent en équipe multidisciplinaire et ont des concertations dans ce cadre. La multidisciplinaritédans le travail social, ce n’est pas au Petit-Château qu’on l’a inventée, cela existe dans bien d’autres centres d’accueil de Fedasil. Dans les centresd’accueil de la Croix-Rouge, elle est d’ailleurs poussée bien plus loin que chez nous. Sur la question du secret professionnel, nous n’avons pas une position de principearrêtée une fois pour toutes, mais une approche pragmatique. Il faut en discuter au quotidien à partir des cas concrets pour en découvrir le contenu et les limites. Lesecret professionnel n’est donc en rien bafoué lors des concertations multidisciplinaires entre les membres du personnel, qui sont tous soumis à laconfidentialité. »
Sur la répartition des AS par bloc, Pieter Spinnewijn évoque des impératifs organisationnels. « Les résidents ne changent de travailleurs sociaux que quandils changent de blocs, mais cela n’est pas fréquent, si ce n’est pour les familles qui peuvent déménager vers un bloc où elles ont plus d’autonomie quandune place se libère. Le résident change aussi de travailleur social quand il quitte le Petit-Château pour une initiative locale d’accueil. Travailler directement dans lebloc pour l’AS signifie pour celui-ci être plus proche des résidents, avoir une plus grande proximité. En quoi cela nuit-il au travail social ? Au contraire, ils sontplus accessibles et mieux informés des situations. Quant à la perte de confiance avec le résident parce qu’on est chargé de lui communiquer sa sanction, je ne voispas non plus en quoi cela remet en cause la relation. N’est-il pas normal que le règlement du ce
ntre soit rappelé par le collaborateur qui l’a expliqué aurésident ? Dans les centres de jeunes, les éducateurs qui accompagnent les jeunes sont aussi ceux qui leur donnent les sanctions, cela fait partie de l’accompagnement etc’est, au contraire, quand on communique les règles et que celles-ci sont rappelées, qu’on établit une relation transparente et honnête avec la personne.»
En ce qui concerne les relations avec les associations extérieures pour le suivi psy ou médical, par exemple, ici aussi Pieter Spinnewijn ne comprend pas les observations du CVTS.« Les assistantes sociales sont toujours chargées de constater des éventuels problèmes psychologiques et de transmettre ensuite leur rapport d’observation auservice médical interne, qui lui juge de la nécessité ou pas de faire un suivi avec des organisations extérieures, cela permet qu’au niveau médical et psy, iln’y ait qu’un seul service qui coordonne. Pour l’extérieur, c’est plus facile aussi d’avoir un seul référent, ce n’est que du bonsens. »
Quant aux différentes questions soulevées par certains assistants sociaux, Pieter Spinnewijn y voit surtout de la résistance au changement.
1. Centre d’accueil Le Petit-Château :
– adresse : bd du 9e de Ligne, 27 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 250 05 11
– courriel : info.petitchateau@fedasil.be
2. CVTS
– c/o Ligue de droits de l’homme
– adressse : rue du Boulet, 22 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 346 85 87, les jeudis entre 14 h et 17 h
– site : www.comitedevigilance.be
3. Ils effectuent la médiation au jour le jour et le suivi de la vie en communauté et des besoins pratiques des résidents pour chaque bloc du centre.