L’industrie du tabac n’a plus la cote, car il paraît que fumer tue. Toutefois, les lobbyistes cigarettiers ont encore de beaux restes. Les grosses entreprises du secteur investissent des millions à Bruxelles pour tenter d’influencer les législations européennes. Le travail de pression concerne le tabac, bien sûr, mais aussi ses substituts, comme la cigarette électronique ou le tabac à chauffer; secteurs dans lesquels les acteurs classiques du tabac ont beaucoup investi. Mais le lobbying se glisse aussi dans des discussions plus inattendues. Des documents révélés par l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), qu’Alter Échos a consultés, révèlent l’existence de multiples contacts entre fonctionnaires européens et industriels du tabac au sujet de la directive sur… l’interdiction des plastiques à usage unique. Le diable se cache dans les mégots… car le plastique est un de leurs composants. Afin de passer sous les radars de la transparence et de faire passer leurs messages auprès des décideurs, les lobbyistes du tabac font preuve d’imagination et développent de multiples stratégies. Toujours au détriment de la santé publique.
Un lobbying pour le maintien des mégots de cigarettes?
British American Tobacco: un discours bien huilé, des contacts «sans limitation» avec la Commission européenne.
L’histoire démarre par une banale requête annuelle d’accès à l’information déposée par le Corporate Europe Observatory (CEO, l’Observatoire européen de l’Europe industrielle, qui analyse l’influence des lobbys) demandant à la Commission européenne de partager toutes ses correspondances qu’elle a eues, en 2018, avec les grandes entreprises productrices de tabac.
En ligne de mire des activistes de la transparence se trouvent des sociétés multinationales comme Philip Morris International (plus de 110 milliards d’euros de valeur), British American Tobacco (105 milliards d’euros), Japan Tobacco International (50 milliards d’euros), Imperial Brands (30 milliards d’euros) et China Tobacco (150 milliards d’euros de chiffre d’affaires), surnommées les «big five» du Big Tobacco.
Le coup de filet de CEO démontre notamment ce fait n’ayant presque pas eu d’écho sur la scène médiatique: un haut responsable de la British American Tobacco (BAT) a organisé une action de lobbying visant à influencer des fonctionnaires de la Commission européenne sur la directive relative à l’interdiction des plastiques à usage unique.
Quel intérêt pour un cigarettier de travailler sur l’interdiction des plastiques à usage unique? Tout simplement parce qu’une composante des filtres dans les cigarettes (à usage unique) est principalement fabriquée en matière plastique.
La tentative d’influence ou le souci d’information détaillée ne sont pas un délit en soi, il est régulièrement fait appel à de l’expertise sectorielle pour légiférer sur des situations complexes. Cela dit, le «lobbying», dans le contexte européen, est soumis à des règles. La Commission européenne interdit tout contact entre ses fonctionnaires et des représentants de groupes d’intérêts si ces derniers ne sont pas inscrits au «registre de transparence» de l’Union européenne. De plus, les plus hauts fonctionnaires (commissaires, membres de cabinet, directeurs généraux) doivent rendre publics tous leurs rendez-vous avec des lobbyistes.
Notons enfin que l’industrie du tabac est traitée un peu différemment, vu son impact nocif sur la santé publique. La direction générale (DG) Santé évite au maximum les rendez-vous avec ses représentants d’intérêts. Lorsque des rencontres ont lieu, elle informe le public de leur existence et publie les procès-verbaux, et ce, pour tous les fonctionnaires. En cela, la DG Santé applique la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (cf. encadré). La médiatrice européenne aimerait que cette pratique s’applique à toutes les directions générales… mais ce n’est pas le cas.
Les industriels du tabac, grands stratèges de l’influence, n’hésitent pas à jouer avec les règles en vigueur pour dérouler leur argumentaire, notamment en contactant des DG autres que la DG Santé et en s’adressant aux échelons moins élevés de la fonction publique européenne, qui ne doivent pas respecter les exigences relatives à la publication de leurs rendez-vous, pour échapper au radar des règles de transparence en vigueur et influencer le processus décisionnel. C’est ce que montrent des documents obtenus via l’accès à l’information.
Des contacts sans limitation
Le 8 octobre 2018, la Chambre de commerce britannique en Belgique (BCCB), où siègent des représentants de l’industrie du tabac, dont British American Tobacco (BAT), organise un débat à Bruxelles, auquel est invité un fonctionnaire européen de la DG Environnement. Dès le lendemain de la conférence, un lobbyiste de BAT adresse une demande de rencontre par courriel à ce même fonctionnaire.
Un rendez-vous est organisé le 14 novembre. Le lendemain, un nouveau courriel, faisant suite à la réunion, détaille une opinion juridique relative à la législation sur les plastiques à usage unique préparée par le bureau de consultance Herbert Smith Freehills. Elle décrit une batterie de raisons juridiques expliquant la manière «problématique, disproportionnée et discriminatoire» qu’aurait une quelconque interdiction des filtres en plastique dans les cigarettes. BAT invoque systématiquement les mêmes arguments du secteur: la liberté d’entreprendre, le principe d’innovation, le risque de changer les habitudes de consommation ou encore l’obligation de développer des alternatives coûteuses ayant un impact négatif sur l’emploi. Aucune trace de cette action n’est visible sur les sites internet de la Commission, rien d’illégal puisque ces échelons ne sont pas concernés par les règles de transparence de la Commission.
Mais tout de même, des éléments intriguent. Le 17 septembre, le chef des affaires européennes de la BAT écrit un e-mail à Sébastien Paquot, membre du cabinet du commissaire Karmenu Vella, en charge de l’environnement. Le membre du cabinet refuse le rendez-vous. Il invite le lobbyiste à partager ses opinions auprès… d’un fonctionnaire moins gradé en se référant aux interdits fixés par l’OMS. Réponse édifiante du lobbyiste pro-tabac: «Je voudrais vous préciser que la convention-cadre de l’OMS définit des lignes directrices (non contraignantes sur le plan légal) sur la manière d’aborder le secteur du tabac uniquement pour ce qui concerne les réglementations de santé publique. La DG Santé coordonne les contacts avec notre secteur uniquement pour les sujets liés à cette problématique. La directive sur l’interdiction des plastiques à usage unique ne concerne pas les réglementations sur la santé. Nous avons des interactions continues avec beaucoup d’autres DG (Trade, Grow, Taxud, OLAF, AGRI, etc.) sans aucune limitation.»
Notons qu’au moment de ces échanges, les discussions européennes sur le plastique à usage unique avaient lieu au Conseil des ministres de l’Union européenne (UE) et au Parlement. En bout de course, le plastique a finalement été interdit par la directive européenne… à l’exception de certains produits comme les filtres à cigarettes où le texte prévoit «une responsabilité étendue des producteurs» qui doivent contribuer au recyclage des mégots.
Interdiction de lobbying pour l’industrie du tabac
L’article 5.3 de la convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac (FCTC en anglais) stipule qu’«en définissant et en appliquant leurs politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les parties veillent à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale».
Catalogue des actions de lobbying
Malgré la convention-cadre de l’OMS, on retrouve encore de nombreuses preuves que des tactiques de lobbying sont utilisées par les fabricants ou des lobbyistes pour contourner les interdictions. On peut regrouper ces tactiques en plusieurs catégories.
Astroturfing
En février 2019, un article de Politico a annoncé l’existence d’une «pétition citoyenne» appelant la Commission européenne à traiter le vapotage (vaping) comme un produit différent des produits de tabac. Or cette pétition citoyenne a été lancée par des responsables d’Imperial Brands et a reçu le soutien financier de ce même fabricant.
En Australie, en 2010, Philip Morris International, British American Tobacco et Imperial Tobacco Australia ont financé l’Alliance of Australian Retailers, censée être un groupe de commerçants opposés à l’introduction d’emballages de cigarettes ordinaires. Des documents divulgués suggèrent non seulement que Big Tobacco a financé ce groupe, mais aussi que PMI l’a créé en partenariat avec une société de relations publiques, The Civic Group, conviée pour faire pression sur les politiques afin qu’ils ne fassent pas respecter l’interdiction.
Éviter les responsables de la santé publique
Le Tobacco Investigations Desk, un projet de recherche collaborative supervisé par une équipe de journalistes néerlandais, a démontré que les lobbyistes à Bruxelles esquivent les restrictions en ciblant les fonctionnaires en charge de la Fiscalité de l’UE au lieu des fonctionnaires de la Santé publique. Ces soupçons sont étayés par un document de PMI (2014), qui, dans la section «jouer le jeu politique», demandait à ses lobbyistes de «retirer les questions relatives au tabac du ministère de la Santé». Ils tentent par contre d’influencer la politique fiscale, qui peut avoir un effet sur l’usage du tabac, car les fonctionnaires peuvent décider d’augmenter, d’abaisser ou de maintenir les droits d’accises sur les produits du tabac et, par conséquent, avoir une influence sur le prix final pour les consommateurs.
Événements annexes
Les dirigeants et les lobbyistes du secteur du tabac n’ont pas le droit d’assister aux réunions semestrielles des délégués de l’OMS. Ils essayent parfois d’y assister clandestinement mais, quand ça ne marche pas, ils organisent des événements annexes. Ainsi, lors de la conférence d’octobre 2018 à Genève (COP8), PMI a organisé un «centre d’engagement scientifique» pour promouvoir le passage de la cigarette traditionnelle au tabac chauffé, avec une démonstration de haute technologie des effets comparatifs des deux produits sur l’inhalation de fumée.
Marques secrètes et influenceurs
Bien qu’il ne s’agisse pas strictement de lobbying, les entreprises du tabac utilisent des marques lifestyle a priori sans lien avec la cigarette pour contourner les restrictions en matière de publicité. BAT a ainsi organisé des soirées, sponsorisé des festivals et même financé une émission de télévision pour des marques telles que Tastemakers, Ahead et Resident K. Une fois au cœur de ces événements, le public est accueilli avec des promotions pour les cigarettes Kent et Dunhill.
Un nouveau tournant pour les fabricants
Les alternatives aux cigarettes traditionnelles – e-cigarettes – sont développées en masse par l’industrie du tabac. Mais un avenir sans fumée peut-il se concevoir avec le soutien des fabricants de cigarettes?
Selon la dernière étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le nombre total de fumeurs a diminué de 29 millions entre 2000 et 2015 et s’élève actuellement à 1,1 milliard, soit un cinquième de la population adulte mondiale. Il y a certes quelques exceptions, comme les régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord qui ont connu une augmentation de la consommation durant la même période, mais la tendance générale reste à la baisse.
Plusieurs éléments sont avancés pour expliquer cette baisse: le lien étroit entre le tabagisme et des maladies comme le cancer du poumon, les restrictions législatives comme l’interdiction de fumer dans les espaces publics, l’augmentation des taxes et l’introduction d’avertissements sanitaires et d’emballages neutres. Mais, selon l’OMS, environ 7 millions de personnes meurent toujours chaque année de maladies liées au tabagisme. Si les militants antitabac s’activent pour garantir un avenir sans fumée, les fabricants de cigarettes préparent également le futur de leur business.
Pour répondre à la baisse mondiale de leur clientèle, ces derniers ont dans un premier temps augmenté leurs prix afin de garantir les bénéfices. Le marché mondial des produits liés au tabac est estimé à plus de 700 milliards d’euros (sans compter le marché chinois qui est sous le contrôle étatique de China Tobacco et qui alimente 40% de la consommation totale de cigarettes dans le monde). Mais ce n’est pas la seule stratégie adoptée: «Le plus ahurissant est le nouvel argument utilisé par les sociétés du Big Tobacco qu’on peut décliner ainsi: nous sommes des gentils à présent et nous allons ensemble construire un futur sans fumée… avec l’aide du journalisme scientifique. D’ailleurs, si vous voulez arrêter de fumer, vous pouvez déjà acheter l’un de nos produits de nouvelle génération qui sont à 95% moins nocifs et plus efficaces pour vous aider à quitter la cigarette», résume une militante antitabac ayant souhaité rester anonyme.
Selon le Center for Responsive Politics, plus de 95% du marché des e-cigarettes est dominé par cinq marques: MarkTen, XL, Vuse, Blu et Juul. Toutes ces marques ont été rachetées par les multinationales du Big Tobacco: Vuse appartient à British American Tobacco, MarkTen et Juul à Altria Group (PMI) et Blu à Imperial Brands.
Tabac nouvelle génération
Trois alternatives, présentées comme plus sûres que les cigarettes traditionnelles sont apparues ces dernières années: les cigarettes électroniques, les appareils pour tabac à chauffer et des formules hybrides mixant les deux principes. Les experts, les régulateurs, le monde politique et les autorités de la santé publique sont profondément divisés sur l’approche (fiscalité, emballage, usage) à adopter face à ces nouveaux produits, qualifiés de «tabacs nouvelle génération».
Certains soutiennent qu’ils devraient être considérés comme une solution alternative plus saine. Plus de 50 chercheurs ont signé en 2014 une lettre destinée à l’OMS (https://bit.ly/2cgLNsw) précisant que «les gens fument pour la nicotine mais meurent de la fumée» et sous-entendant qu’on peut fournir de la nicotine sans fumée. En 2015, un rapport de Public Health England (PHE) pour le gouvernement britannique constatait aussi que «les meilleures estimations montrent que les e-cigarettes sont 95% moins nocives pour la santé que les cigarettes normales et que, lorsqu’elles sont soutenues par un service de sevrage tabagique, elles aident la plupart des fumeurs à arrêter complètement de fumer».
D’autres font par contre état de préoccupations persistantes au sujet de la sécurité de ces produits, de leur supposée efficacité comme outil de renoncement au tabac et de leur attrait pour les jeunes consommateurs. Ils craignent notamment que les concentrations élevées de nicotine puissent constituer une nouvelle porte d’entrée vers la dépendance pour de nouveaux consommateurs. Un autre groupe de 129 experts médicaux et de santé publique de 31 pays a ainsi exhorté l’OMS à «ne pas adhérer à la stratégie bien documentée de l’industrie du tabac qui consiste à se présenter comme un partenaire» pour cesser de fumer (lien: https://bit.ly/2J4H5zO). Pour eux, un faible risque ne signifie pas absence de risque, et ils comparent la stratégie de développement des cigarettes électroniques à celle de l’introduction des cigarettes à faible teneur en goudrons et des cigarettes à filtre par l’industrie du tabac au XXe siècle.
Certains fabricants ont en effet tenté de promouvoir les e-cigarettes comme une «aide au sevrage tabagique». Une requête d’accès à l’information introduite par le journal britannique The Observer a révélé que British American Tobacco avait proposé à des élus locaux d’utiliser des e-cigarettes dans des services de santé publique qui aident les gens à arrêter de fumer. Ils ont notamment réussi à convaincre le conseil municipal de Birmingham de participer à un projet pilote dans lequel les pharmaciens distribuaient aux fumeurs, aux frais des contribuables, des «kits de démarrage» de cigarettes électroniques. Le fabricant a ensuite utilisé ce projet pilote pour commercialiser ces produits auprès d’autres conseils du Royaume-Uni.
«Si l’industrie du tabac s’engageait à réduire les dommages causés par le tabagisme, elle annoncerait des dates clés fixant l’arrêt de la fabrication, de la commercialisation et de la vente de ses produits plus nocifs plutôt que de simplement ajouter les e-cigarettes à sa gamme de produits existants et prendre ainsi rapidement le contrôle du marché des e-cigarettes», estime le groupe de 129 experts.
Taxation favorable des e-cigarettes
Les cigarettes électroniques sont réglementées dans l’UE et couvertes par la directive sur les produits du tabac (TPD), qui applique des restrictions à la vente de produits du tabac et de «produits liés au tabac» dans toute l’Union européenne. Toutefois, à l’heure actuelle, ils ne sont pas soumis aux mêmes règles de taxation que celles qui s’appliquent aux autres produits du tabac, à savoir la directive sur les droits d’accises sur le tabac.
On sait que, ces dernières années, les grandes entreprises du secteur du tabac ont fait des démarches directes auprès des fonctionnaires européens responsables de la Fiscalité et de l’Union douanière (TAXUD) dans l’espoir d’éviter ou de freiner une taxation harmonisée ou plus élevée sur leurs nouveaux produits. En 2017, PMI a notamment demandé à TAXUD de placer sa gamme de tabac chauffé IQOS dans une catégorie de droit d’accise moins élevée.
La Commission européenne s’est penchée sur la question. Ses dernières conclusions font état d’un «manque d’information» et elle a reporté toute décision visant une harmonisation de la taxation sur les e-cigarettes pour les aligner sur les produits traditionnels jusqu’au prochain rapport prévu en 2019.