Le 2 mai 2019, la Wallonie adoptait le décret définissant et reconnaissant l’habitat léger, fruit d’un travail de plusieurs années mené par trois catégories d’habitants: les «alternatifs», les «habitants permanents» des zones de loisirs et les gens du voyage. Cinq ans après, le Réseau brabançon pour le droit au logement (RBDL) et le Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat (RWDH) ont réalisé un bilan, à la demande de l’asbl Habitat et Participation, visant à analyser les retombées de cette avancée juridique. Il en ressort un tableau contrasté: «Le changement législatif encourage l’émergence de certains projets d’habitats légers à la demande d’habitants ou portés par les habitants (…) Le résultat principal est l’incorporation culturelle de l’habitat léger dans la société pour faire tomber les freins normatifs.» Cependant, «le revers de la médaille est que l’habitat léger – à l’état actuel – semblerait être réservé aux personnes disposant de capitaux culturels et sociaux. Pour celles qui n’en disposent pas, elles en sont souvent exclues ou en plus grande difficulté à y accéder.» Ce bilan évoque aussi une reconnaissance et des usages sociaux à deux vitesses avec, d’un côté, «une approche ludique et touristique, socialement valorisée qui attire des classes favorisées pour des séjours récréatifs» et, de l’autre, «un déni de reconnaissance ou de légitimité sociale, voire un certain mépris pour les modes d’usage populaires, symbolisés par la caravane blanche»1.
Légitimer des existences
Que révèlent ces constats? Pour les comprendre, rappelons d’abord le contexte dans lequel s’inscrit l’élaboration du décret: «Durant les années 2000, les populations des zones de loisirs étaient menacées d’expulsion alors que certaines personnes vivaient là depuis 30 ans, retrace Anaïs Angéras, anthropologue spécialisée dans les manières d’habiter contemporaines (UCLouvain). Il y avait une envie de défendre leur manière d’habiter, choisie ou non. Les gens du voyage ont déjà une sacrée histoire, leur défense par un centre de médiation existe depuis 40 ans. En raison d’une stigmatisation historique liée à leur nomadisme, ils n’arrivaient pas à être intégrés.» Le décret permet donc de légitimer ces existences en apportant des solutions aux divers problèmes administratifs rencontrés par ces populations, auxquelles se sont ajoutés les «alternatifs», plus proches du mouvement écologiste. Mais aujourd’hui encore, de nombreux freins demeurent: «Il faut comprendre le cadre réglementaire actuel, pouvoir s’adresser à une administration en adoptant le bon langage. Les difficultés diffèrent aussi selon le type d’habitation», relate Eloïse Leboutte, chargée de mission chez Habitat et Participation. Ainsi, si même les personnes «les mieux outillées» peinent à remplir les dossiers de permis, ça se complique d’autant plus pour celles qui ne rentrent pas dans les bonnes cases, à l’instar des habitants permanents, précise-t-elle. «Il y a la peur de se faire recaler, des mécompréhensions, il faut être attentif aux éventuelles conséquences (refus par la commune du permis avant ou après la présentation du projet; recours auprès du gouvernement wallon; litiges et expulsion dans le pire des cas, NDLR). La question de la légalité reste très complexe», abonde Mirabelle da Palma, membre du collectif Halé et habitante d’une zone de loisirs.
«Le fond politique défendu par le RBDL se désagrège pour laisser place à des approches économiques et esthétisantes.»
Vincent Wattiez, coordinateur du Réseau brabançon pour le droit au logement
Loin de sécuriser les «pionniers de l’habitat léger», cette reconnaissance juridique aurait plutôt encouragé l’émergence d’une marchandisation de ce dernier: «Le fond politique défendu par le RBDL se désagrège pour laisser place à des approches économiques et esthétisantes», déplore Vincent Wattiez, coordinateur du RBDL, membre du collectif Halé et corédacteur du bilan. Il précise: «Les tentatives de putsch de l’ultra-beau cherchent à combler le rejet du léger et son complexe d’intégration. Mais cette course à la beauté a un coût; elle favorise la spéculation et rend les prix au mètre carré inaccessibles pour beaucoup.»
Cette marchandisation comporte néanmoins plusieurs facettes qu’il importe de distinguer.
Entre pratiques artisanales et commerciales
Il y a 13 ans, Damien Craps a construit une yourte pour lui et sa famille. Une époque où «soit ça se faisait soi-même, soit on allait chercher en France et on montait chez soi». Des amis le sollicitent alors pour concevoir la leur. En 2014, Damien décide de se professionnaliser et crée, avec deux autres personnes, le collectif «Habitats sur Pattes» afin de produire des yourtes sur mesure. En dix ans d’expérience, le fabricant a constaté une évolution du profil de sa clientèle: «Au début, c’étaient des personnes assez marginales qui osaient s’installer sans cadre juridique. Entre-temps, d’autres professionnels se sont lancés, une deuxième vague est arrivée avec des gens moins téméraires, qui voyaient que ça s’était bien passé pour d’autres. La troisième vague que j’ai observée, c’est énormément de femmes seules avec enfant(s), à cause des problèmes d’accès au logement.»
En Wallonie, la plupart des fabricants d’habitats légers sont des artisans privilégiant la participation du client dans la réalisation de son habitation via, notamment, la mise à disposition des outils, d’un atelier, d’un appui technique, etc. «C’est de l’auto-construction sans charge mentale», résume Mathieu Vanwelde, de l’Atelier léger, dont la clientèle comprend des «amateurs complets qui n’avaient jamais tenu un outil en main de leur vie.» Certains constructeurs défendent aussi une éthique, à l’instar de Damien Craps: «Je veux permettre à des personnes d’avoir un habitat décent à moindres frais, avec une approche plus écologique. Une alternative valable au logement conventionnel. Produire pour des gens qui investissent et spéculent ne m’intéresse pas, j’ai déjà éjecté quelques marchands de sommeil qui voulaient profiter du flou juridique», révèle-t-il.
«Au début, c’étaient des personnes assez marginales qui osaient s’installer sans cadre juridique. Entre-temps, d’autres professionnels se sont lancés, une deuxième vague est arrivée avec des gens moins téméraires, qui voyaient que ça s’était bien passé pour d’autres. La troisième vague que j’ai observée, c’est énormément de femmes seules avec enfant(s), à cause des problèmes d’accès au logement.»
Damien Craps, cofondateur du collectif «Habitats sur Pattes»
D’autres entrepreneurs adoptent une démarche plus commerciale et n’hésitent pas à proposer leurs «produits» à des fins touristiques ou immobilières. Par exemple, le vendeur belge «Tiny House» présente son modèle «Colibri», fabriqué en Pologne, ainsi: «Ce n’est pas seulement une belle maisonnette, c’est un véritable appel à la liberté. Vous pouvez choisir d’y vivre à l’année, en faire une résidence secondaire ou l’utiliser comme bureau. Elle est aussi parfaite pour ceux qui cherchent à générer des revenus.» Une pratique qui tend à détourner ces logements de leur fonction première… Et en faire un objet de luxe?
Stigmatisation, émancipation et simplification
En réalité, il existe une large panoplie de gammes et de prix, variant d’un fabricant à l’autre et d’une habitation légère à l’autre. «Tu choisis ton habitation en fonction de tes moyens et de ta personnalité», déclare la constructrice Elise Broes (Living Light Experience). Cela dit, «pour beaucoup de gens, il est plus facile de se diriger vers une yourte ou une tiny house qu’une caravane qui est encore très stigmatisée», relève Damien Craps. Associée à la culture des gens du voyage et aux zones de loisirs, la caravane serait, selon Anaïs Angéras, «considérée aux yeux de certains comme le signe d’une grande pauvreté et d’une grande précarité» tandis que la yourte a longtemps été perçue comme «l’apanage de la conscience écologique» et la tiny house comme la «reproduction miniature de tout le confort d’une maison». Cette dernière, très en vogue et fort médiatisée, se vend jusqu’à 90.000 € pour une surface moyenne de 20 m2: soit un prix au mètre carré (4.500 euros) plus de deux fois plus élevé que celui d’une maison moyenne en Belgique (2.000 euros par m2).
Il y a aussi la crainte que cette marchandisation standardise l’habitat léger alors que celui-ci incarne, à l’origine, un désir d’émancipation: «Le terme ‘léger’ souligne la volonté de s’alléger des contraintes d’habiter liées à notre époque, qui se rapportent au logement tant privé que public», indique Anaïs Angéras. L’auto-construction y occupe une place importante en permettant, notamment, de réduire partiellement les coûts et de «réhabiliter l’appropriation de savoir-faire commun». Professionnaliser ces savoirs saperait cette dimension, même si cela encourage un autre public à se lancer dans l’aventure.
La tiny house, très en vogue et fort médiatisée, se vend jusqu’à 90.000 € pour une surface moyenne de 20 m2: soit un prix au mètre carré (4.500 euros) plus de deux fois plus élevé que celui d’une maison moyenne en Belgique (2.000 euros par m2).
D’après cette chercheuse, militants et professionnels partagent néanmoins la conviction que «cette manière d’habiter est un soulagement écologique et économique dans une période de crise. C’est leur méthode qui diffère le plus». Quoi qu’il en soit, remarque-t-elle, «il n’y a pas tant de constructeurs que ça en Région wallonne, car il y a peu de débouchés au sens foncier». Une réalité qui s’explique en grande partie par l’opposition de nombreuses communes à l’arrivée des habitants du léger. «Plus de 50% de mes clients se font dégager», témoigne Damien Craps, d’Habitats sur Pattes. En effet, malgré la reconnaissance décrétale de 2019, le pouvoir local reste libre de refuser tout projet d’urbanisme sur son territoire (léger ou non). Certaines communes élaborent également des outils d’aménagement du territoire, comme le Schéma de développement communal (SDC) ou le Guide communal d’urbanisme (GCU), contenant des dispositions inadaptées aux habitations légères.
Comment simplifier l’installation tout en évitant que l’habitat léger ne soit accaparé par une partie de la population aux dépens d’une autre? «Chez Habitat et Participation, nous militons pour que la personne reste actrice de son habitat. Il faut distinguer l’autoproduction aux projets où l’habitation légère est mise à disposition», plaide Eloïse Leboutte. Mathieu Vanwelde, de l’Atelier léger, préconise d’aller un cran plus loin: «Il ne faut pas que, derrière la normalisation de l’habitat léger, seules les personnes avec Bac+8 puissent y accéder. Facilitons l’octroi de permis avec quelques normes de sécurité, mais restons fermes en interdisant la location. Créer des marchands de sommeil n’est pas le but2.»
1 «Retour sur la reconnaissance de l’habitat léger. Après cinq ans, un premier bilan…», analyse réalisée en 2023.
2 Depuis le 1er décembre 2021, un permis de location est requis pour toutes les habitations légères qui font l’objet d’une première occupation, qu’elles aient été construites ou installées avant ou après cette date.