L’insertion sociale et professionnelle était au centre du colloque signant les 10 ans du Cerisis1, le 18 octobre dernier, à Charleroi. Angle d’attaque privilégié : celui de la psycho-sociologie. Pour éradiquer les discriminations à l’embauche des personnes en situation précaire, il faut inverser la vapeur. Transformer les agents d’insertion en intermédiaires entre recruteurs et demandeurs d’emploi fragilisés. Et investir dans des dispositifs d’accompagnement des entrepreneurs.
L’individualisation du traitement du chômage sur un boulevard
Pour Denis Castra, professeur à Bordeaux 2, qui a longuement étudié la situation française, l’exclusion sociale, en tant que système, trouve unéquilibre dans le « consensus excluant » qui touche l’un de ses acteurs. En l’occurrence les bénéficiaires de l’aide sociale, considérés a priori comme non employables.
Les politiques publiques renforcent cet a priori, en centrant leurs dispositifs d’insertion sur les individus. En cas d’échec de la réinsertion, ce qui estfréquent, la responsabilité ne peut qu’en être attribuée au « client ».
Les employeurs, de leur côté, « psychologisent » aussi la question de l’emploi. Une enquête menée sur la base de l’enregistrement d’entretiens d’embauche pour des fonctions peu qualifiées le montre : les recruteurs insistent sur des questions relatives à la personne (75 % de leurs propos) plutôtqu’aux compétences. Leur sélection est alors fondée sur des marqueurs sociaux et culturels extraprofessionnels, souvent perçus comme négatifs pour despersonnes en situation précaire. Ce qui se traduit par de la discrimination à l’embauche.
Les agents d’insertion aussi reproduisent, souvent, le « consensus excluant ». Leur conception de leur mission est quasi thérapeutique et insiste sur les causes internes,propres à la personne. Par cohérence avec l’idéologie néolibérale selon laquelle les échecs relèvent de la responsabilité individuelled’abord. Par effets de posture, ensuite : puisque l’agent d’insertion occupe une fonction d’aide, c’est bien que son « client » est fragile ; puisque le monde dutravail « privé » paraît si lointain à l’agent d’insertion, il sera a fortiori inaccessible à ses clients…
Quadrature du cercle … vicieux de la précarisation
Les représentations sont extrêmement difficiles à modifier, s’accordent Castra et Bourguignon (chercheur au Cerisis). Tant celles des agents d’insertion et desrecruteurs (Castra), que celles des personnes en situation précaire et demandeuses d’emploi, au cœur de l’étude de Bourguignon et Herman (responsable de projet auCerisis). Selon ces derniers, la (piètre) estime de soi de nombreux demandeurs d’emploi est au centre d’une vision du monde du travail perçue comme totalement imperméable à leurs efforts. Mais, ajoute Vincent Yzerbyt, professeur en psychologie sociale à l’UCL, c’est d’abord le changement de position sociale ou institutionnelle qui modifie les représentations que l’on a du monde, rarement l’inverse. Or, pour augmenter ses chances de décrocher un emploi, il faudrait avoir une meilleure estime de soi… La quadrature du cercle !
Inverser le sens giratoire
Peu importe : puisque les représentations sont si rigides, changeons les comportements. C’est, en substance, ce que proposent Castra, Bourguignon et Herman. Pour cette dernière, « on a investi suffisamment d’argent dans des dispositifs d’accompagnement des chômeurs, captifs des stigmatisations dont ils sont victimes. Il est temps d’investir aussi de l’autre côté de la barrière, pour accompagner et aider les entrepreneurs à embaucher des personnes fragilisées. » C’est ce qu’a expérimenté Denis Castra en France, avec les entretiens de mise en relation (EMR) : un seul candidat à la fois, reçu sur le poste de travail, en présence de l’agent d’insertion qui, en outre, assure un suivi a posteriori. Après deux ans d’expériences, l’EMR semble accepté par 75 % des employeurs contactés, et 70 % des candidats sont stabilisés dans leur emploi !
Ce modèle esquisse une redéfinition de la mission et de la fonction des agents d’insertion. Toujours selon Castra, ils doivent laisser l’accompagnement psychologique aux services ad hoc et se concentrer désormais sur les dimensions strictement professionnelles. Abandonnant le tutorat, trop stigmatisant, ils pénètrent le monde de l’entreprise et y entretiennent de véritables réseaux. De la sorte, ils sont en mesure d’offrir un véritable choix aux candidats entre plusieurs postes de travail ;tant les chances de stabilisation dans un emploi dépendent du degré de liberté, donc de la possibilité de choisir.
A défaut de réduire les chiffres du chômage, qui dépend surtout de la création d’activités, on peut espérer que ce changement d’optique réduise le nombre de « précaires » perpétuels.
(1) Centre de recherche interdisciplinaire pour la solidarité et l’innovation sociale – site du Cerisis