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Regard critique · Justice sociale

Dossier : c'était mieux avant ?

Les Belges de la fin du monde

Vous vous réveillez en sueur la nuit après avoir rêvé d’un effondrement de la civilisation ? Passez votre chemin, cet article n’est pas pour vous. Alter Echos vous y emmène à la rencontre de spécialistes du genre, les collapsologues. Et pose un constat : la petite musique de ces trompettistes de l’apocalypse gagne en audience en Belgique.

Illustration Lucie Castel

Vous vous réveillez en sueur la nuit après avoir rêvé d’un effondrement de la civilisation? Passez votre chemin, cet article n’est pas pour vous. Alter Échos vous y emmène à la rencontre de spécialistes du genre, les collapsologues. Et pose un constat: la petite musique de ces trompettistes de l’apocalypse gagne en audience en Belgique.

Ils sont Belges et pensent que la civilisation industrielle est sur le point de s’effondrer. Qu’ils se surnomment collapsologues ou théoriciens de l’effondrement, tous partagent une conviction: notre monde est au bord du gouffre. Encore confidentiel, cet écologisme sous testostérone essaime cependant dans une frange non négligeable d’associations, think tanks politiques ou organisations anticapitalistes situées dans la partie francophone du pays. Bienvenue du côté dépressif de la force verte.

Petit manuel de collapsologie

«Je cherche un refuge pour ma famille et moi en cas d’effondrement. Mon épouse et moi avons trois enfants, charmants, mais remuants.» Cette annonce a été publiée par un internaute namurois sur le site «entraide-humanum.org» fin 2017. Cette association française a pour objectif de mettre en contact citadins et ruraux afin qu’ils «configurent» «des lieux d’hébergement en zone rurale» en cas d’effondrement. «Les citadins n’ayant pas de base à la campagne vont connaître des problèmes d’alimentation, de manque d’eau. Il y aura des jours difficiles et il faut que les habitants des villes puissent disposer d’un endroit où se réfugier», prévient André-Jacques Holbecq, économiste à la retraite et président d’Entraide-Humanum.

Si, pour André-Jacques Holbecq, le «collapse» devrait intervenir à la suite d’un krach financier, il n’exclut pas que l’origine de cet Armageddon 4.0 puisse trouver sa source autre part. Comme tous les angoissés de l’effondrement en francophonie, il a lu Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Publié en 2015, cet ouvrage est «LA» bible du secteur dans notre partie du monde. Ses auteurs – le très médiatique Pablo Servigne et Raphaël Stevens – postulent qu’une série d’effondrements – financier, mais aussi climatique, biologique, énergétique, etc. – mèneront à un effondrement total de notre civilisation thermo-industrielle.

En plus d’être une théorie, l’effondrement est aussi un petit marché qui se porte à merveille

Malgré son contenu anxiogène, le «Petit manuel» s’est vendu à 45.000 exemplaires. À tel point que ses géniteurs viennent de publier un second ouvrage intitulé Une autre fin du monde est possible en compagnie d’un troisième lascar, Gauthier Chapelle. Une œuvre dont leur maison d’édition, Seuil, semble attendre beaucoup. Quinze mille exemplaires ont déjà été publiés «avec une veille très attentive pour réimpression rapide car les ventes démarrent très bien». En plus d’être une théorie, l’effondrement est aussi un petit marché qui se porte à merveille et qui dispose d’un ancrage belge fort. Raphaël Stevens est originaire du plat pays. Pablo Servigne est Français, mais il est ingénieur agronome diplômé de l’Université de Gembloux et docteur en sciences de l’Université libre de Bruxelles. Il a également travaillé pour l’asbl Barricade, située à Liège. Gauthier Chapelle, Belge lui aussi, officie quant à lui pour Greenloop, une association belge active sur le terrain du biomimétisme dont Raphaël Stevens est un des fondateurs.

Attention: le concept d’effondrement n’a pas été inventé en 2015 par des francophones basés en Belgique. En 1972, le Massachusetts Institute of Technology publiait un rapport commandé par le Club de Rome. Son titre – «The limits to growth» ou «Rapport sur les limites de la croissance» – laissait déjà entrevoir les bases des théories de l’effondrement. Pour ses auteurs, à situation inchangée, la croissance économique devrait s’interrompre à un moment ou à un autre, faute de matières premières ou à la suite d’une hausse insupportable de la pollution. Avec pour conséquence une diminution de la population par manque de nourriture ou à cause de conflits armés.

Cet exemple ne constitue pas un cas isolé. En grattant, on découvre que l’effondrement dispose d’une littérature fournie. Si les causes de l’apocalypse varient d’une source à l’autre, si la forme qu’elle pourra prendre est sujette à discussion, tous les auteurs sont d’accord sur un point: on n’en a plus pour longtemps.

L’apocalypse pour les nuls

Collapsologie: vient du verbe anglais «to collapse», qui veut dire s’effondrer, s’écrouler. Pour le reste, vous avez compris…

Millénarisme: mouvement religieux analogue au messianisme, mais qui s’en distingue en ce qu’il repose sur la croyance en l’avènement d’un règne ou d’un royaume nouveau, conçu comme un retour aux conditions existant à l’origine des temps (source: Larousse).

Biomimétisme: le biomimétisme désigne un processus d’innovation et une ingénierie. Il s’inspire des formes, matières, propriétés, processus et fonctions du vivant (source: Wikipédia).

Dans la brèche

«N’ayez pas peur, elle n’est pas méchante.» Alors que sa chienne fait des rondes autour des pieds du visiteur, Raphaël Stevens pointe la tête hors d’une «tiny house» située dans un champ de la campagne namuroise. Quelques dizaines de mètres plus loin, les lignes d’une ferme de pierre se dessinent contre le ciel gris. «On pense la rénover, mais on n’a pas encore trouvé de banque qui veuille nous faire crédit. Les droits d’auteur, ce n’est pas très stable comme rentrées», sourit notre homme. Voilà quelque temps que lui et sa famille sont venus s’installer hors de la ville. Il s’agit d’une suite logique dans le parcours d’un homme passé par la Fondation polaire internationale en compagnie d’un certain Gauthier Chapelle avant de partir en Angleterre pour se lancer dans un master en sciences de la terre. «J’ai commencé à m’intéresser à la notion de résilience, qui comporte des références à la métamorphose, à la décroissance», continue Raphaël Stevens.

Il finit par rencontrer Pablo Servigne via Gauthier Chapelle. Les deux hommes mettent en place des «Ateliers de la transition» où ils notent que de nombreux auteurs traitent des questions d’effondrement, «mais jamais de manière systémique. On ne parlait pas de la manière dont ces effondrements ‘isolés’ – NDLR: énergétique, climatique – pourraient s’articuler. Et puis il y avait beaucoup de littérature anglophone, ce qui créait une lacune dans le milieu francophone», continue le jeune homme. Les deux compères flairent le bon coup, un éditeur est intéressé. «Nous nous sommes engouffrés dans la brèche par opportunité et par intérêt. Et nous avons inventé le terme de collapsologie par boutade», résume Raphaël Stevens.

Tout leur propos sera là: tenter de synthétiser ce qui existe déjà pour en faire une théorie globale de l’effondrement prenant aussi en compte «les questions d’ordre psychologique, jamais abordées». Parler d’effondrement, cela plombe effectivement un homme… Ce qui n’empêche pas Raphaël Stevens d’imaginer des adaptations possibles. «Et non pas des solutions. Les solutions laissent entendre qu’un retour à la normale sera possible. Or l’effondrement finira par arriver et il faudra s’y adapter.» Parmi les pistes privilégiées pour survivre: l’entraide, basée notamment sur de petites communautés locales et résilientes.

Un futur tout plat

Résilience, entraide, localisme, communauté… Tous ces mots sonnent comme du miel aux oreilles du réseau de la transition. Il n’y a donc rien d’étonnant au fait que les idées d’effondrement commencent à y faire leur trou. D’autant plus que Pablo Servigne «est un des fondateurs du Réseau Transition – NDLR: qui anime le secteur en Belgique francophone», explique François-Olivier Devaux, en charge «de la diffusion des idées» au sein de l’asbl Réseau Transition. Pourtant, le discours crée aussi un certain malaise. La transition induit l’idée d’un message positif basé sur la possibilité d’un passage vers un monde plus durable, écologique. Fatalement, les théories de l’effondrement et leur message teinté d’«il n’y a plus rien à faire, sauf se préparer» sonnent presque comme un constat d’échec pour toutes les initiatives mises en place par les «transitionneurs». Dans ce contexte, un groupe informel a été créé afin de parler du sujet au sein du réseau, explique François-Olivier Devaux. «Dans les transitionneurs, certains restent positifs. D’autres sont plus sensibles à la collapsologie. Pour ceux-là, il s’agit d’une transition qui garde son ADN, mais qui va plus loin, comme une deuxième étape de conscience.»

Nous nous bornons à parler d’effondrement et non pas d’extinction. Il y a un risque d’aplatir le futur. Raphaël Stevens

Pour autant, tout cela a été mis en place «sans obligation pour la transition de changer de discours», explique François-Olivier Devaux. La ligne officielle est toujours la même: la collapsologie est dans le constat. La transition, elle, se situe dans l’action. «On peut influer sur le cours des choses, souligne François-Olivier Devaux. Alors que je ne vois pas beaucoup de modes d’action dans la collapsologie.»

On touche ici à LA grande crainte de beaucoup d’associations. Si d’après Raphaël Stevens bon nombre de personnes se sont mises en mouvement après avoir entendu le message collapsologue, d’autres craignent que les théories de l’effondrement ne mènent à une démotivation généralisée parmi les militants. Raphaël Stevens lui-même évoque son état de «sidération» au moment de l’écriture du «Petit manuel» et ses états de déprime passagers. Avant de lâcher, sans rire: «C’est pour cela que nous nous bornons à parler d’effondrement et non pas d’extinction – NDLR: de l’espèce humaine. Il y a un risque d’aplatir le futur.»

Face à ce type de risque, de nombreuses associations adoptent la «tactique» du Réseau Transition: on travaille sur la question en interne, sans trop s’en vanter à l’externe. C’est ce qui s’est passé au sein d’Inter-Environnement Wallonie, selon Alain Geerts, chargé de communication. Et ce, même si «la moitié de l’équipe n’a pas participé à cause de l’angoisse générée par cette question». Surtout, le message officiel d’Inter-Environnement Wallonie n’a pas bougé d’un iota: «On prend le train de la transition et on est positif, on peut encore infléchir le cours des événements.»

Nous n’allons pas faire une campagne pour dire que c’est la fin du monde. Roland D’Hoop, Oxfam-Magasins du monde

Même son de cloche du côté d’Oxfam-Magasins du monde où une… réflexion interne a été menée sur le sujet. «Une telle question peut avoir un impact sur la manière dont on fait du commerce équitable Nord-Sud. Mais il s’agit d’une démarche interne que nous ne souhaitons pas imposer à nos sympathisants. Nous n’allons pas faire une campagne pour dire que c’est la fin du monde», prévient Roland D’Hoop, chargé outils de sensibilisation.

La mort de l’action politique?

Les théories de l’effondrement ébranlent aussi sérieusement l’écologie politique. «L’écologie politique pense que la catastrophe peut encore être évitée, nous pas, constate Raphaël Stevens. Il faut être lucide sur le constat d’une imminence d’un effondrement et ne pas se situer dans le déni.»

Les partis écologistes seraient-ils donc dans le «déni»? Nous avons tenté de savoir si Écolo travaillait sur les questions d’effondrement. Sans réponse de sa part. Mais du côté d’Etopia, un think tank réputé proche du parti, la pêche a été plus heureuse. D’après Mohssin El Gabri, conseiller chez Etopia, «aucun élu Écolo n’est collapsologue. Mais ce sont des questions qui sont pensées par les écologistes». Etopia planche également sur l’effondrement. Le think tank l’a abordé pour la première fois sous son appellation collapsologiste en 2015 au moment de la sortie du «Petit manuel». «Nous avons organisé une rencontre écologique d’été sur cette thématique, avec Pablo Servigne. Il s’agit pour nous d’une question sérieuse, ouverte, ce n’est pas du millénarisme», raconte Mohssin El Gabri. Aujourd’hui, Etopia participe à des groupes de réflexion mis en place par des citoyens sur ce sujet et il a créé en interne un groupe – «émergence» – dédié à la thématique. «La bonne gouvernance, chère à Écolo, passe aussi par le fait d’être capable de prévenir des scénarios de rupture», illustre Mohssin El Gabri.

Pour autant, le conseiller ne ménage pas ses critiques vis-à-vis de la collapsologie. Si certaines sont régulièrement entendues auprès d’autres interlocuteurs – limites méthodologiques, théologie «de comptoir» et mysticisme, déclinisme et «retour à la terre mère» partagé avec certains milieux d’extrême droite –, certains de ses bémols sont centrés sur l’action politique. «Les théoriciens de l’effondrement parlent comme s’ils détenaient une vérité absolue. Quand on dit à un contradicteur qu’il est dans le déni, on n’est plus dans la politique. La collapsologie, c’est le deuil de l’action politique», lâche le conseiller.

Quel rôle pour l’État? Quelle est la responsabilité du capitalisme dans la situation actuelle? Pour beaucoup d’organisations situées (très) à gauche, la collapsologie évacue effectivement toute dimension de lutte sociale collective, politique. «Il y a cette idée que, pour changer de monde, il suffirait de se changer soi-même et de renouer avec la nature», constate-t-on du côté de Barricade, l’asbl d’éducation permanente où a travaillé Pablo Servigne et où l’on prépare une série de rencontres sur ce sujet. Du côté de chez Quinoa, une ONG «d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire», on effectue un constat identique. «Nous identifions la responsabilité du système capitaliste néolibéral. Et plutôt que de se résigner, cela nous donne plutôt envie de changer de système, d’instituer une force de résistance. Et puis on fait quoi des personnes précarisées qui n’ont pas le capital social pour aborder ce genre de questions?», analyse Damien Charles, formateur et responsable mobilisation chez Quinoa.

Les théoriciens de l’effondrement parlent comme s’ils détenaient une vérité absolue. Mohssin El Gabri, Etopia

Face à ces bémols, Raphaël Stevens se tend légèrement. «On nous dit: ‘Vous avez pensé au politique?’, ‘Vous avez pensé au fait de parler de ça à des populations qui sont déjà effondrées socialement?’ Nous n’avons juste pas eu le temps. Nous ne pouvons pas produire de pensée à la minute sur ces sujets. Oui, pour l’instant la collapsologie est un truc de bobos. J’invite les penseurs des luttes sociales à mettre en place des outils qui permettent de sortir de cela. Il faut une politique de l’effondrement.»

Cela tombe bien: plusieurs associations ont décidé de prendre le taureau par les cornes. Il s’agit de Quinoa, Mycelium – une association dont le but est d’«amplifier la transition» – et de Rencontre des continents, une structure d’éducation permanente travaillant sur les questions d’agroécologie et d’altermondialisme. Ensemble, ces trois asbl ont organisé une formation en «collapsologie populaire» à laquelle a notamment participé Oxfam-Magasins du monde et d’autres structures issues de la gauche. «Rencontre des continents pense que l’effondrement est là. Mais cette question amène un enjeu intéressant: en quoi cette théorie bouscule-t-elle nos pratiques et nos discours face aux bobos et aux classes précaires? Comment travaillons-nous ça dans le réseau associatif? Qu’est-ce que l’éducation populaire peut amener aux gens qui travaillent les questions d’effondrement?», explique Sébastien Kennes, chargé de mise en réseau chez Rencontre des continents et actif au sein de Mycelium.

Ces structures pourront-elles compter sur l’apport des ministres de l’Environnement? Au cabinet de la Bruxelloise Céline Fremault (cdH), on note que les théories de l’effondrement «doivent être prises au sérieux». Pour autant, «il n’appartient pas aux responsables politiques de trancher quant à leur pertinence ou leur probabilité», ajoute-t-on. Avant de souligner: «Le cdH ne considère pas du tout qu’un tel scénario serait inéluctable, ce qui ne pourrait que mettre en doute la pertinence des efforts réalisés. […] Il n’est pas trop tard, mais il est temps!» Du côté de Carlo Di Antonio (CDH) – pour la Wallonie –, on n’a par contre pas été en mesure de répondre à nos questions. Et Marie-Christine Marghem (MR), la ministre fédérale, n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Il est vrai qu’admettre que l’on se penche sur des théories postulant la fin de la civilisation n’est pas très porteur électoralement…

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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