Analyser 30 ans de vie associative issue de l’immigration maghrébine en France, c’est ce que se proposait de faire le Germe, l’ULB, et le CBAI le 6 mai dernier avec un séminaireintitulé « La Beurgeoisie »1. À la base de ce séminaire, un ouvrage du même nom coordonné par Catherine Withol de Wenden directrice de recherches au CNRS. Parue en2001 notamment à l’occasion des 20 ans de la liberté d’association des étrangers, cette étude prend appui sur une enquête de terrain. La chercheuse a en effetréalisé 150 entretiens auprès d’associations et récolté 52 récits de vie de grands leaders associatifs. Des années 70 à nos jours, l’auteuredégage ainsi trois périodes. La première située dans les années 70-75 est marquée par ce que Withol de Wenden appelle « l’immigritude » : les populationsimmigrées ont, pour seuls points de repères, le monde du travail et leur pays d’origine. « Du coup, explique-t-elle, les associations qui se créent sont surtoutpréoccupées par le monde ouvrier, ses conditions de travail, les syndicats,… De plus, elles font souvent référence à la région d’origine (associationberbère, arabe,…) et deviennent, pour ces immigrés tournés essentiellement vers leur pays d’origine, un lieu de rendez-vous communautaire. »
La fin des années 70 voit l’émergence d’un mouvement radicalement différent. Issu des banlieues et de la banlieue lyonnaise plus particulièrement, il est porté parune population éduquée en France. Débarrassée des complexes des aînés, elle n’hésite donc pas à se tourner vers l’Elysée ou Matignon pourêtre entendue dans ses revendications. Centrés sur l’égalité des droits, les « Beurs » réclame le droit de vote, la liberté d’association pour lesétrangers, la suppression de la double peine, la lutte contre les agressions policières,… Ces revendications seront chantées, dansées, déclamées,… »C’était une période très festive, très créative, explique Withol de Wenden. En effet, parallèlement au mouvement politique, un mouvement artistique voit lejour, au théâtre, au cinéma, dans la littérature. C’est la période des premiers romans beurs, de leur apparition au cinéma, … »
Mise à part la liberté d’association obtenue en 1981, il ne se passe pas grand chose pour le mouvement associatif pendant deux ans. En 1983, c’est la marche des Beurs qui marque levéritable démarrage du mouvement. Dans la foulée, apparaissent en 84 et 85, deux associations de défense de l’immigration, SOS racisme et France +. Si à leursdébuts, elles considèrent l’identité française uniquement en terme de citoyenneté, elles seront amenées à se différencier à partir de1986. « Des événements comme la réforme du code de la nationalité, l’affaire du foulard ou la guerre du Golfe obligeront nombre d’associations à se positionner,souligne la chercheuse. Certaines comme SOS Racisme revendiqueront le droit à la différence. D’autres comme France + mettront en évidence leur attachement à laRépublique. »
Positionnement également sur tout l’échiquier politique. En 1986, en effet, la droite revient au pouvoir et les associations, jusque-là plutôt à gauche, serallieront à la nouvelle majorité. Et Catherine Withol de Wenden de montrer combien, dès le début, les rapports du mouvement associatif avec le pouvoir politique sontmarqués par l’ambiguïté. « Cette ambiguïté découle d’une interaction entre deux choses. Par ce passage au politique, ces associations ont eu l’espoir de voirleurs revendications satisfaites. Les pouvoirs publics, quant à eux, ont compris très vite qu’ils pouvaient utiliser ce mouvement pour canaliser la violence des banlieues et lamontée de l’Islam. » Cet intérêt des pouvoirs publics coïncidant avec l’explosion de la politique de la ville à l’époque, on assiste, dès lors, àun ancrage local très fort des associations qui seront toutes financées par le pouvoir municipal. De nouveaux métiers sont créés comme celui de médiateur,d’intermédiateur culturel,… « Pour les associations, ce localisme et ce recentrage font qu’ils ne seront plus en opposition. Pire, ils seront collaborationnistes et dociles àl’égard des pouvoirs. »
Déconstruire les mythes
Cette recherche sert également à déconstruire le mythe, très médiatisé à l’époque, du beur fils d’ouvrier, parti de rien et autodidacte. Eneffet, parmi les leaders associatifs interviewés, seules trois personnes correspondent à ce profil. Pourtant, à chaque passage télévisé, les leadersinsistent sur le côté méritocratique de leur parcours. « Cette figure incontournable à l’époque est une pure création médiatique, insiste la chercheuse.En général, ces leaders associatifs sont des étudiants venus du Maghreb qui possèdent un niveau d’instruction qui va de la maîtrise au doctorat. Issus de la petitebourgeoisie, ils saisissent l’opportunité qui se présente à eux. »
Sous couvert d’action collective en faveur des populations immigrées, ces leaders effectuent donc un parcours promotionnel individualiste. Conséquence, dans les années 90-95,l’associatif se coupe des banlieues où il est né. « Les ‘petits frères’ se sont révoltés contre ceux qu’ils ont appelés ‘les dinosaures deParis’, ‘les généraux sans troupes’… Du coup, il n’y a pas vraiment eu de relais car ces leaders n’ont pas su entraîner un mouvement de masse. On peutmême dire que ce mouvement était un phénomène de mode. »
Ce qu’il reste aujourd’hui de cette vitalité associative? Catherine Withol de Wenden remarque que les associations sont à nouveau marquées par une forme d' »immigritude » oupresque. « En fait, c’est assez ambigu car elles ont un discours républicain mais elles ont un mode de fonctionnement communautaire, villageois. Il y a des associations kabyles, arabes, etc.Bref, comme dans les années 70, on est entre soi. » De Wenden parle ici de « logique de territorialisation » qui amène ces associations à revendiquer des intérêts »généraux particuliers ». À ce paradoxe, vient s’ajouter l’ambiguïté des pouvoirs publics. « Ils pratiquent « le faire faire » en matière de gestion del’intégration avec une sorte de gestion coloniale de l’intégration », explique De Wenden. Et de donner pour preuve l’apparition du phénomène des associations religieuses. »Financées de la même façon que les associations civiques, souligne la chercheuse, elles sont aussi là pour faire du social avec le même côté trèsclean et très docile à l’égard du pouvoir. »
Le terrain de l’associatif est-il encore synonyme d’espoir pour les populations issues de l’immigration? De Wenden semble dire que la préférence semble progressivement glisser duterrain du militantisme vers le terrain juridique.
1 Nom que les « Beurs » se donnaient par
dérision ou qui servait à désigner ceux qu’ils trouvaient embourgeoisés.
2 « La Beurgeoisie ou les trois âges de la vie associative issue de l’immigration », Catherine Withol de Wenden, CNRS Éditions, 2001
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