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Petite enfance / Jeunesse

Françoise Mulkay: «Les capacités réservées, un dispositif très efficace»

Capacités réservées: une drôle d’appellation pour un dispositif qui rebat les cartes dans l’aide à la jeunesse et tente de mieux organiser la pénurie de places. Interview de Françoise Mulkay, directrice adjointe de l’administration.

Dans l’Aide à la jeunesse, le nombre de jeunes en difficulté ou en danger est supérieur à la capacité de prise en charge des services agréés. Que l’on parle de lieux d’hébergement – «homes» – ou de services qui interviennent dans le milieu de vie. Jusqu’en 2014, les places étaient affectées dans le cadre d’une négociation – relativement opaque – entre autorités mandantes, conseillers ou directeurs de l’aide à la jeunesse – et services. Depuis 2014, les capacités réservées attribuent aux mandants des places dans chaque service. La direction générale de l’Aide à la jeunesse a évalué le dispositif, sous la conduite de Françoise Mulkay, directrice générale adjointe. Mais attention, cet entretien, pourtant demandé à l’administration, s’est déroulé en présence d’une partie du cabinet du ministre de l’Aide à la jeunesse.

Les capacités réservées, instaurées en 2014, tentent de mettre de l’ordre dans l’affectation des places dans les différents services de l’aide à la jeunesse. Pour mieux les comprendre, il faut rappeler qui fait quoi dans ce secteur où l’on manie quotidiennement la complexité et les acronymes.

Dans le secteur de l’aide à la jeunesse, on trouve des «autorités mandantes» habilitées à prendre des décisions pour, ou avec des mineurs en difficulté ou en danger. Ils représentent l’autorité publique. Lorsque l’aide est consentie, c’est le service d’aide à la jeunesse (SAJ), dirigé par le conseiller de l’aide à la jeunesse qui est compétent. Dans le cadre de l’aide contrainte, c’est le service de protection judiciaire (SPJ) sous l’autorité du directeur de l’aide à la jeunesse qui applique des décisions ordonnées par le juge de la jeunesse, qui est la troisième autorité mandante.

Les prises en charge sont assurées par des services privés agréés et mandatés. Ils peuvent situer leur action dans le milieu de vie ou offrir un hébergement lorsque l’éloignement de la famille est nécessaire. On peut penser à des «homes» ou des services qui aident les parents dans leur relation avec leur enfant.

Depuis plusieurs années, le nombre de situations qui nécessitent une prise en charge par un service est supérieur au nombre de places disponibles dans les services agréés. Les capacités réservées tentent de mieux organiser la rencontre entre l’offre de places, limitée, et la demande. On pourrait dire qu’elle organise la pénurie pour que les places bénéficient à ceux qui en ont le plus besoin.

Les capacités réservées ont été instaurées dans les «homes», ou services d’accueil et d’aide éducative (SAAE), dans les services qui interviennent en milieu de vie: services d’aide et d’intervention éducative (SAIE). Mais aussi dans les centres d’orientation éducative (COÉ) ou dans certains projets pédagogiques particuliers, PPP (services qui proposent des projets pédagogiques originaux et spécialisés).

Mais oublions les acronymes: les capacités réservées ont été mises en place dans la grande majorité des services qui prennent en charge les mineurs en difficulté.

L’administration, en l’occurrence la direction générale de l’Aide à la jeunesse, a rendu son rapport d’évaluation, qui avait été piloté par Françoise Mulkay:

Alter Échos: Rappelez-nous en quelques mots ce que sont les capacités réservées?

Françoise Mulkay: C’est un dispositif qui attribue aux autorités mandantes de l’aide à la jeunesse – conseiller de l’aide à la jeunesse, directeur de l’aide à la jeunesse, juge de la jeunesse – un certain nombre de places qu’ils peuvent utiliser de manière prioritaire dans les services privés et mandatés de l’aide à la jeunesse. L’instance de décision attribue les places en priorité aux jeunes qui en ont le plus besoin, car le secteur est toujours dans un contexte de pénurie de places.

AÉ: Pourquoi les capacités réservées ont-elles été instaurées en 2014?

FM: L’objectif du dispositif «Capacités réservées» est de faire en sorte que les places disponibles, dans un contexte de pénurie hélas connu, aillent par priorité aux jeunes qui en ont le plus besoin. À cette fin, chaque SAJ/SPJ s’est vu attribuer une capacité de prise en charge qu’il a le loisir d’utiliser pour les jeunes de son ressort. Avant, les délégués téléphonaient dans de très nombreux services. Les services agréés établissaient des listes d’attente et, lorsqu’une place se libérait, le service agréé la proposait pour un des jeunes de la liste d’attente. C’était un peu le principe du «premier arrivé, premier servi», ce qui n’est pas toujours compatible avec le danger encouru par les jeunes. Enfin, le dispositif «Capacités réservées» permet d’anticiper les sorties. Un mandant qui sait qu’une place va se libérer peut, en concertation avec ses collègues, réfléchir au jeune qui aurait, au moment où la place sera libre, le plus besoin de cette place. Avant, la place libérée pouvait être proposée par le service agréé à un autre mandant, ce qui ne permettait guère d’anticipation.

«Les capacités réservées ne créent pas de places»

AÉ: Comment avez-vous décidé de répartir l’ensemble des places disponibles entre les autorités mandantes?

FM: Le cabinet du ministre de l’époque est parti de deux «photographies» figeant la situation de mars et septembre 2013. Elles permettaient de savoir, dans chaque service agréé faisant partie du dispositif «Capacités réservées», combien de places avaient été occupées par des jeunes, sur demande du conseiller de l’aide à la jeunesse, du directeur de l’aide à la jeunesse ou du juge de la jeunesse. Cette situation ne rencontre pas pleinement l’arrêté de programmation qui tente de répartir les places existantes sur la base de critères objectifs (nombre de jeunes, indice socio-économique et de certaines contraintes géographiques). Seules les capacités réservées de deux arrondissements ont été sensiblement adaptées en raison d’un trop grand écart à la norme de programmation. La norme de programmation est donc un guide pour le futur. C’est sur la base de ces photos légèrement adaptées que les capacités réservées initiales ont été fixées par le ministre. Rappelons que le dispositif «Capacités réservées» n’a pas pour objet de créer de nouvelles places, mais bien de répartir les places existantes.

 

Les services agréés n’agréent qu’à moitié

Didier Hozay est directeur du centre d’orientation éducative «Initiatives» à Libramont.

Il s’exprime au nom de l’interfédération de l’Aide à la jeunesse: «Il faut faire une distinction entre le principe des capacités réservées et le rapport d’évaluation. Le principe est de mieux en mieux accepté par les services qui lui trouvent des qualités, notamment dans le dialogue avec les autorités mandantes. Le rapport, quant à lui, ne fait pas l’unanimité, même si nous soulignons la rigueur méthodologique qui l’anime. Certains chiffres sont erronés. Les capacités réservées partent d’une double photographie de l’occupation des services faite en 2013. Des services ne s’y retrouvent pas. Prenons mon service par exemple. Nous travaillons à 50% avec le SAJ et à 50% avec le SPJ. Il se trouve qu’à partir des photos de 2013, deux tiers de nos places ont été attribuées au SPJ. Comme cela ne correspond pas à notre réalité, cela a des impacts directs sur la façon de travailler, et cela peut pousser à judiciariser des situations. De plus, le rapport se base uniquement sur l’encodage des données par les autorités mandantes. Cela a ‘révélé’, pour certains services, un taux d’occupation de 80% alors qu’ils étaient occupés à 100%. Nous regrettons que des chiffres erronés engendrent des hypothèses hasardeuses. On évoque par exemple le fait qu’il faudrait modifier, dans certains arrondissements, les capacités réservées des mandants. C’est certain, mais cela doit être fait en consultation pour que les besoins réels des services soient pris en compte.»

AÉ: Dans le récent rapport de la Cour des comptes sur l’Aide à la jeunesse, il est stipulé que les capacités réservées ne sont pas calculées en fonction des besoins réels.

FM: Leur rapport a été conçu avant celui sur l’évaluation des capacités réservées. Mais il est vrai que ce dispositif ne répond pas aux besoins réels. Au contraire, la répartition des places existantes est très décalée par rapport à celle qui est prévue dans l’arrêté de programmation. Les législateurs, jusqu’à présent, n’ont pas fait le choix de re-répartir les places en fonction de ces critères de programmation, même s’ils ont corrigé à la marge certains déséquilibres, par exemple à Bruxelles qui était (et est toujours) largement sous-équipée (il manque par exemple 185 places d’hébergement toutes autorités mandantes confondues si l’on en croit le rapport de la DGAJ, NDLR).

AÉ: Les services mandatés ont-ils considéré ce dispositif comme un empiétement sur leur autonomie? Car ce sont désormais les autorités mandantes qui décident de l’affectation de «leurs» places…

FM: Avec les capacités réservées, c’est l’autorité mandante qui sait que dans tel service une place lui est réservée pour un jeune qu’il suit. Mais les capacités réservées n’empiètent pas sur le projet pédagogique des services. Globalement, les services agréés ont joué le jeu des capacités réservées. On le voit à leurs taux d’occupation, qui sont très haut, autour des 100%. C’est un bon indicateur. Très peu sont en sous-capacité. Et lorsque cela arrive, cela peut être lié à des problèmes très locaux, comme un manque de personnel conjoncturel ou des difficultés à joindre le SAJ ou SPJ. De plus, les problèmes d’encodage des données expliquent aussi, parfois, la sous-occupation des services. Enfin, notons que, grâce aux capacités réservées, le mandant peut anticiper la sortie du jeune, et mieux préparer la prise en charge d’un autre jeune.

Vers une priorisation?

AÉ: Ce rapport est rempli de données quantitatives, on connaît les taux d’occupation par service et par utilisation des places en fonction de l’autorité mandante, mais on ne sait pas si les places sont effectivement «priorisées» en fonction des situations des jeunes.

FM: Les autorités mandantes sont indépendantes dans leurs décisions. On ne peut juger des priorités qu’ils donnent. Les mandants prennent leurs décisions concernant les difficultés ou le danger des mineurs, en fonction de chaque situation, qui dépend d’un contexte individuel. Mais l’idée est bien que les jeunes en danger qui en ont le plus besoin bénéficient en priorité des places.

AÉ: Faut-il étendre les capacités réservées à tous les types de services comme les centres d’accueil d’urgence (CAU) ou les centres d’accueil spécialisés (CAS, ils sont spécialisés pour les jeunes «difficiles»)?

FM: Vu que l’offre de ces services ne couvre pas équitablement l’ensemble du territoire, cela risque de s’avérer compliqué à organiser. Cela impliquerait d’offrir une seule place à plusieurs autorités mandantes.

AÉ: On s’attendait au constat général: les délais d’attente pour qu’un jeune soit pris en charge sont trop longs. Mais ces délais sont plus longs pour les services qui proposent un accompagnement dans le milieu de vie que dans ceux qui proposent un hébergement. Comment l’expliquez-vous?

FM: Les besoins sont majeurs dans l’accompagnement des jeunes dans leur milieu de vie. Mais les taux d’occupation montrent que les besoins sont importants partout. Si les délais d’attente et les taux d’occupation sont plus importants dans les SAIE (Services d’aide et d’intervention éducative, intervention dans le milieu de vie, NDLR), c’est simplement que les autorités mandantes appliquent bien le décret qui stipule que le travail dans le milieu de vie des jeunes doit être privilégié. On aurait d’ailleurs moins de demandes d’hébergement s’il y avait plus de possibilités de prise en charge dans le milieu de vie.

AÉ: Dans ce rapport, on découvre que les délais d’attente pour une prise en charge en hébergement sont beaucoup plus longs pour les situations d’aide contrainte que d’aide consentie. N’y aurait-il pas moyen d’utiliser les capacités réservées pour rééquilibrer cette situation plus en faveur des jeunes suivis par le SPJ (service qui intervient dans un cadre contraint, NDLR)? Après tout, il s’agit souvent des situations les plus difficiles…

FM: Les situations prises en charge dans le cadre de l’aide contrainte sont souvent des situations très complexes, qui impliquent des prises en charge plus longues, avec moins de «rotations» (turn-over). Il s’agit de situations de danger grave pour le jeune avec une absence de collaboration de la part de ses parents. Les durées de prise en charge sont donc, en moyenne, deux fois plus longues. Si on augmentait le nombre de places attribuées aux SPJ, le risque serait d’aboutir à un surcroît de judiciarisation. Faute de possibilité de prise en charge au niveau des SAJ, le risque est grand de voir les situations se dégrader au point de nécessiter un recours à la judiciarisation, ce qui est contraire à l’esprit du décret.

AÉ: Vous tirez un bilan positif de cette expérience?

FM: Oui, ce système est très efficace. Les dérives, comme l’effet d’éviction qui ferait que les capacités réservées d’un mandant seraient occupées par un autre ou encore la sous-occupation de la capacité, sont des situations qui existent, mais elles ne sont pas nombreuses et s’expliquent parfois par des contextes historiques très locaux, voire par des problèmes d’encodage des situations. Des améliorations devront être faites, mais à la marge, au cas par cas.

Le ministre demande un refinancement

Secteur en pénurie. Un «slogan» qui pourrait réunir bon nombre d’acteurs sociaux ou culturels. Dans l’aide à la jeunesse, les manques sont de mieux en mieux documentés.

Il y eut, en 2014, l’arrêté de programmation visant à répartir de façon équitable entre les arrondissements les capacités de prise en charge en fonction de différents critères géographiques, socio-économiques, démographiques. Cet arrêté avait permis de mieux objectiver les besoins d’arrondissements judiciaires sous-financés, mais n’avait pas entraîné de refinancement majeur.

En 2016, le rapport sur les capacités réservées vient mettre en lumière la suroccupation de certains services et les longs délais d’attente que les jeunes doivent subir avant d’être «pris en charge». Des délais d’environ quatre mois dans les SAIE, dans le cadre de l’aide consentie. Dans l’hébergement, les délais moyens d’attente dépassent cinq mois pour les jeunes suivis dans le cadre de l’aide contrainte.

Selon Alberto Mulas, du cabinet du ministre de l’Aide à la jeunesse, Rachid Madrane, «le besoin est désormais bien identifié. Et il concerne tout le secteur. En 2015, 1.632 prises en charge n’ont pas pu être mises en œuvre dans un délai raisonnable dans les SAIE et 571 dans les services d’hébergement. Ces données nous permettent de demander au gouvernement un refinancement du secteur».

Pour Alberto Mulas, maintenant que l’on sait plus précisément quels sont les manques dans le secteur, c’est la question «de la responsabilité qui se posera lorsqu’un enfant mourra faute de prise en charge adaptée». Il estime aujourd’hui le manque à «20%».

L’Aide à la jeunesse a trouvé en la Cour des comptes un «allié». La Cour a publié en mars 2016 un rapport sur l’aide à la jeunesse, sévère sur l’organisation du secteur, mais qui stipulait clairement que «les besoins en matière de prise en charge des jeunes dépasseraient en effet largement l’offre actuelle de places […]. Cette pénurie conduit […] à effectuer des placements […] qui n’offrent pas une solution adéquate aux besoins».

La demande de refinancement est donc adressée au gouvernement. Mais Rudy Demotte a annoncé, le 1er septembre, son intention de donner un coup de pouce financier au pacte pour un enseignement d’excellence. Autre objectif louable.

Entre les deux – s’il est bien avéré que le gouvernement dispose (ou s’octroie) de nouvelles marges de manœuvre –, il faudra certainement choisir, donc renoncer, comme le dit l’adage populaire.

 

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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