Le modèle allemand passe pour la référence en Europe. Vus de loin, les chiffres macro le confirment : croissance, emploi, déficit public, etc. Mais à y regarder de plus près, et même de l’intérieur, on découvre qu’un des ingrédients de cette supposée recette miracle n’est autre que la flexibilité accrue du marché de l’emploi. Avec son cortège de coûts sociaux et trajectoires individuelles bloquées que ne reflète aucune statistique. De quoi relativiser les discours politiques élogieux… Pour comprendre la manière dont ce modèle a vu le jour outre-Rhin, il convient de passer en revue les diverses mesures économiques et sociales qui en ont précédé l’avènement. Ce décor planté, nous pourrons aller nous immerger dans la capitale allemande et engager le dialogue avec ses habitants.
Décembre 2011. Alors que la crise continue de battre son plein au sein de l’Union européenne, l’Allemagne peut se targuer de voir son nombre de demandeurs d’emploi diminuer, comme l’indiquent les statistiques d’Eurostat. Le taux de croissance du pays avait même atteint les 3 % au cours de cette même année : un chiffre qui a de quoi faire pâlir d’envie les autres États membres. Mais comment expliquer ce petit miracle économique ? La réponse pourrait se résumer en un mot : flexibilité.
C’est au cours de la décennie passée que se sont opérés les changements majeurs qui dessinent le paysage social allemand d’aujourd’hui.
L’Etat providence par excellence
L’Allemagne des trente glorieuses et son économie sociale de marché dont Bismarck avait jeté les fondements à la fin du XIXe siècle faisait alors office d’exemple européen. Comme le précise l’analyse du politologue Olivier Giraud (CNRS), l’Etat était alors parvenu à mettre sur pied une compétitivité économique admirable associée à un éventail de protections sociales aussi dense qu’efficace : loi sur la protection contre les licenciements, création des allocations familiales, assurance vieillesse, garantie d’un minimum social, participation des travailleurs au pilotage des entreprises.
Réunification et remise en cause
Les années ’90 ont vu se profiler une sévère remise en question de ces multiples avancées. L’Allemagne réunifiée d’Helmut Kohl (Union chrétienne-démocrate, pendant de notre cdH peinait à harmoniser son économie et les effets s’en sont fait ressentir quelques années plus tard sur le PIB annuel. C’est dans ce contexte peu favorable que fut évoquée l’idée d’une refonte du système social qui permettrait à l’Allemagne de conserver sa place de leader européen.
- Premier élément incriminé : les coûts salariaux. Ils sont jugés bien trop élevés par le gouvernement de l’époque qui envisage donc de les réduire.
- Deuxième fait mis en cause : l’accompagnement [financier et sociétal] des sans emplois, jugé trop laxiste. L’Allemagne des années 70 avait en effet mis en place une mesure permettant au chômeur de refuser un emploi si celui-ci ne lui garantissait pas un salaire et une qualification au moins égaux à ceux offerts par son emploi précédent.
Agenda 2010 et Lois Hartz : changement de cap
L’Agenda 2010 mis au point par le gouvernement Schröder [Parti social-démocrate, pendant de notre PS] au début des années 2000 a complètement changé la donne, en foulant aux pieds une bonne partie des lois sociales qui avaient été développées sur plus d’un siècle. C’est à cette période que l’État providence laisse la place à un État libéral. Les lois du marché seules orienteront les choix politiques et économiques du gouvernement. Ce changement de cap se traduit par la création des Lois Hartz, mises en application entre 2003 et 2005.
« La réforme et le renouvellement de l’État social sont devenus impératifs », déclare Gerhard Schröder devant le Bundestag le 14 mars 2003. « Il ne s’agit pas de lui donner un coup fatal mais exclusivement d’en préserver la substance. C’est pourquoi nous avons besoin de profonds changements. »
Réorganisation du marché du travail
Parmi ces « profonds changements », l’accent sera mis sur une profonde réorganisation du marché du travail qui se déploiera à travers deux volets :
- la baisse des prestations sociales dont bénéficient les chômeurs
- la « remise en activité » de ceux-ci par le biais d’une politique de l’emploi visant à rendre l’individu le mieux adapté possible aux besoins de l’économie.
Pour répondre à ce nouvel impératif que s’est fixé le gouvernement – impératif sans lequel il n’y aurait, selon lui, point de salut –, les contrats de travail dits « atypiques » vont se développer. Il faut une main-d’oeuvre qui soit à la fois disponible, peu coûteuse et absolument modulable.
La manière la plus efficace de conjuguer ces trois qualités consiste en la promotion à l’échelle nationale des contrats à temps [très] partiel : mini-job, midi-job, frei Mitarbeit [free-lance], dont Brigitte Lestrade présente les multiples facettes dans son étude publiée pour le Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine [CIRAC]. Ce faisant, les chômeurs redeviennent « actifs » et perdent donc une bonne partie de leurs aides, tandis que les entreprises disposent d’une main-d’oeuvre bon marché envers laquelle elles ne doivent s’acquitter d’aucune charge sociale. L’intérêt pour les employeurs et l’Etat est indiscutable, du moins à court terme.
C’est principalement grâce à cette flexibilité encouragée et soutenue par le gouvernement que l’Allemagne voit son taux de chômage diminuer de manière significative.
Flexibilité et précarité
On estime à 7 millions le nombre de mini-jobbers en Allemagne. De quelle manière perçoivent-ils leurs conditions de travail ? Comment se construit leur existence autour de ces « mini-contrats » ? Et de quel oeil entrevoient-ils leur futur ?
Nicole, originaire de Berlin, vient de fêter ses 28 ans. Diplômée en sciences politiques, la jeune femme est l’archétype du mini-jobber berlinois. Devant la difficulté de trouver un emploi à temps plein dans la capitale allemande, Nicole s’est vue contrainte de signer deux contrats pour deux mini-jobs. En quoi consiste précisément un mini-job ? Le salaire mensuel ne doit pas dépasser les 400 euros. Avantage pour les entreprises ? Elles sont exonérées de charges sociales. La jeune Allemande nous livre le récit de son expérience, semblable à tant d’autres.
Aujourd’hui, c’est dimanche. Jour de repos ? Pas pour tout le monde. Nicole se lève aux aurores. Elle traverse toute la ville en prenant soin d’éviter les derniers fêtards dont Berlin regorge. Vendeuse dans une boutique de souvenirs, elle s’apprête à débuter sa longue journée de travail. Seule employée présente au magasin, elle en aura l’entière responsabilité, de 8 heures à 22 heures. Sans aucune pause autorisée. Si le contrat stipulait un maximum de 13 heures de travail par semaine, il n’est pas rare que la barre des 20 heures soit franchie. Salaire horaire perçu par la jeune femme ? Cinq euros. Pour ce qui est des heures supplémentaires, elles ne sont tout simplement pas payées.
Au bout de quelques mois, la responsable du petit commerce propose à Nicole de changer la nature de son contrat : en la déclarant en tant que free-lance, elle pourrait la payer davantage. Nicole fait donc les démarches auprès du « Finanzamt » afin d’obtenir le fameux « Steuernummer ». Une fois la jeune femme enregistrée officiellement en tant que travailleuse indépendante – ce qui signifie qu’elle aura cette fois-ci des impôts à payer sur ses revenus – la responsable se rétracte : Nicole restera à 5 euros de l’heure. Puisqu’il n’y a pas de salaire minimum en Allemagne, tout le monde est libre de faire sa propre cuisine sans aucune crainte d’être inquiété par une quelconque instance supérieure.
Parallèlement à cet emploi, Nicole occupe un poste de vendeuse dans une boutique de vêtements. Là encore, les conditions laissent fortement à désirer : s’agissant d’un mini-job, la jeune femme ne bénéficie, une fois de plus, d’aucune assurance maladie. Elle ne cotise pas pour la retraite ni pour l’assurance chômage. Autrement dit, le jour où elle n’est plus utile à l’entreprise qui l’emploie, elle ne pourra aucunement compter sur une éventuelle protection de l’Etat.
Lors de notre rencontre avec Nicole, nous nous sommes demandé comment cette situation avait pu voir le jour. La réponse de la jeune Berlinoise est évidente : « Tous ceux de ma génération sont dans ce cas-là. Lors d’un entretien, si tu questionnes les conditions déplorables de ce type de contrat, on te répond qu’il y a une vingtaine de jeunes comme toi qui attendent derrière la porte. » Ou quand la demande dépasse l’offre.
Le piège des bas salaires
« De nos jours, toutes les entreprises procèdent de cette manière. C’est devenu un fait normal. Berlin n’est plus la ville « cheap » d’autrefois. D’une manière ou d’une autre, tu dois trouver le moyen de payer ton loyer qui augmente sans cesse et tes 75 euros mensuels de transport en commun. On n’a pas le choix, alors on accepte », se résigne-t-elle.
Beaucoup de jeunes – et moins jeunes – se retrouvent donc, comme Nicole, à accumuler ces mini-jobs mal payés, qui ne leur assurent même pas ce qu’un contrat en bonne et due forme devrait leur offrir. Il est de moins en moins rare de rencontrer des jeunes Allemands mini-jobbers vivant et travaillant sans assurance, le recours à une caisse d’assurance privée [compter 200 euros par mois en moyenne] étant bien au-dessus de leurs moyens. Être assuré relevant de l’obligation en Allemagne, ils se retrouvent alors dans une illégalité aussi inquiétante que rageante. Hors-la-loi au cœur d’un système qui oublie les conditions fondamentales nécessaires au bon développement d’une société saine et d’une communauté pleine d’espoir.
Nicole ne nous cache pas ses craintes. « Mon présent me semble instable, mais ce n’est pas tant lui qui m’inquiète. Ce qui me fait vraiment peur, c’est le futur. La peur ne jamais sortir de cette espèce de machine infernale qui ne me laisse entrevoir que de bien maigres perspectives. »
Des tremplins vers nulle part
Dans l’Agenda 2010, les mini-jobs étaient présentés comme des tremplins vers l’emploi fixe. Malheureusement, très peu de mini-jobbers ont vu leur contrat évoluer. « À force, on a l’impression de n’être d’aucune valeur, on se sent comme des machines qu’on utilise sans scrupule. Et le pire, c’est qu’on s’y habitue. »
Une telle conclusion énoncée sans colère par la jeune Allemande au regard doux et clair suffit sérieusement à questionner la direction vers laquelle nous faisons progresser chaque société. Car l’aspect financier n’est pas l’unique tache noire de ces quotidiens en dent de scie. Ce qui se joue derrière cette misère des travailleurs pauvres, c’est toute la relation entre le citoyen et l’Etat au sein duquel chacun tente de bâtir son avenir individuel ; l’œil embué dans la nébulosité de son présent, c’est comme si le futur n’existait tout simplement pas.