Vingt-cinq ans après leur création, que peut-on encore attendre des contrats de quartier à Bruxelles? Pour répondre à cette question, Alter Échos a mis en présence deux interlocuteurs: Mathieu Berger et Kristiaan Borret. Ce dernier est bouwmeester pour la Région de Bruxelles-Capitale depuis 2015. Mathieu Berger est quant à lui professeur de sociologie à l’UCL, chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux de l’Hess-Paris, et l’auteur d’un petit livre monochrome intitulé «Le temps d’une politique: chronique des contrats de quartier bruxellois»1. Entretien croisé, sans langue de bois.
Par Manon Legrand et Julien Winkel
Alter Échos: Mathieu Berger, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre consacré aux contrats de quartier?
Mathieu Berger: Il me semblait que l’on connaissait moins bien cette histoire récente de Bruxelles, commencée au début des années 90, que l’histoire un peu mythique de l’urbanisation d’après-guerre, de l’Exposition 58, de la bruxellisation, du quartier Manhattan, des luttes urbaines, etc. Je m’intéressais plus à la petite histoire qu’à la grande dans la mesure où le bouquin se voulait une sorte d’outil pour réfléchir à l’avenir de la politique urbaine.
AÉ: À ce propos, vous rappelez un élément qu’on a parfois tendance à oublier: les contrats de quartier se sont vraiment concrétisés à la suite des émeutes de Forest en 1991.
MB: Oui, même si on peut être critique sur le fait de systématiquement renvoyer les origines des contrats de quartier aux émeutes alors qu’à cette époque ils étaient déjà dans les cartons. Mais je m’intéressais à ce que voulait dire le fait d’imputer un dispositif de politique urbaine à un événement violent.
Les contrats de quartier ne peuvent pas constituer la seule approche, le seul élément d’une politique d’urbanisme d’une grande ville, d’une métropole, Kristiaan Borret
AÉ: Quels enseignements en tirez-vous?
MB: On peut effectivement dire qu’il y a eu une occurrence de violence relativement sans précédent à Bruxelles, même s’il n’y a pas eu beaucoup de dégâts, pas de morts, pas d’images, seulement quelques bris de verre. Face à cela, on va consacrer à l’époque peu d’énergie à analyser ce qui s’est passé. Et on va proposer très vite des interprétations, des solutions inspirées des banlieues françaises. Avec cette volonté ultime de pacifier le territoire bruxellois et ses quartiers les plus compliqués. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui continue de «hanter» ce que peut et ce que doit être une politique de la ville. On reste toujours pris par cette obsession de la violence urbaine. C’est d’ailleurs ce qui explique la petite échelle des contrats de quartier: il s’agit de ne pas heurter les habitants ou les quartiers avec des projets d’une ampleur trop grande. Il faut prendre la mesure du contexte très sensible dans lequel on évolue, notamment vis-à-vis de l’immigration. Il y a une prudence qui se met en place avec les contrats de quartier…
Kristiaan Borret: De mon côté, je vois cela sur une échelle plus grande. L’urbanisme à Bruxelles a toujours été lié à des interventions brutales: les boulevards de Léopold II, la jonction du viaduc de Koekelberg, la destruction du quartier nord, l’implantation des institutions européennes. À la création de la Région, la politique urbanistique officielle a été de faire le contraire. On s’est centré sur quelque chose de petit, la création de petites places, de petites crèches. On a voulu remédier, réparer, améliorer la qualité de vie des habitants. Je pense que cela a été très justifié, en pleine concertation avec les riverains. Mais 25 ans après, on ne peut pas continuer à faire juste ça. Les contrats de quartier ne peuvent pas constituer la seule approche, le seul élément d’une politique d’urbanisme d’une grande ville, d’une métropole.
AÉ: Est-il possible de mener une politique plus ambitieuse vu la complexité institutionnelle de Bruxelles? Le livre de Mathieu Berger souligne que si les contrats de quartier ont pu perdurer pendant 25 ans, c’est entre autres parce qu’ils constituaient une politique de rénovation urbaine stable, rodée, dans un contexte institutionnel franchement compliqué…
MB: Pouvoir disposer des contrats de quartier a effectivement été très important pour Bruxelles ces dernières années. Ce dispositif a produit énormément de choses, énormément de bonnes choses. Il a aussi pu servir d’échappatoire devant la complexité. Mais aujourd’hui son apport peut sembler moins positif puisqu’on se contente de cet outil réaliste et opérant lorsque des stratégies plus ambitieuses se montrent davantage complexes, coûteuses en argent, en temps, en énergie.
KB: Il faut maintenant que nous soyons capables de mettre sur pied des projets de plus grande échelle. Si on prend comme exemple le parc Spoor Noord, à Anvers, il s’agit d’un espace d’un seul tenant se trouvant à cheval entre deux communes, deux districts d’Anvers. D’un point de vue territorial, c’est exactement le genre de projet qu’on a raté à Bruxelles à cause du système des contrats de quartier, qui se focalise de façon ponctuelle sur un quartier au sein d’une seule commune. À cause de cela, il y a des endroits majeurs du tissu urbain bruxellois qui n’ont jamais été traités. Par exemple, le boulevard Poincaré, situé à la frontière entre Bruxelles-Ville et Molenbeek, n’a jamais été inclus dans des contrats de quartier qui se sont déroulés des deux côtés…
MB: Dans mon bouquin, j’évoque la métaphore de la mosaïque, le caractère fragmenté de Bruxelles avec ses 19 communes. On a pensé que la ville était une somme de quartiers et qu’on pouvait la recomposer quartier après quartier. Il y a aussi une autre composante de cet imaginaire qui est ce que j’appelle la cellule: on va intervenir sur la ville après avoir périmétré un espace au sein duquel on dépose et met en oeuvre des opérations de rénovation urbaine. C’est ça le fonctionnement des contrats de quartier et ce sont ces différentes images qu’il faut interroger aujourd’hui. A-t-on d’autres images à proposer afin de développer cette politique d’urbanisme de grande ville à laquelle on aspire?
Il faut se demander si l’avenir de Bruxelles passe par la rénovation urbaine, Mathieu Berger
AÉ: Les outils pour mener cette politique existent-ils?
KB: Il y a un changement, on travaille déjà à une autre échelle. Je pense notamment aux zones stratégiques comme Reyers, Josaphat, où la Région a pris en main la coordination du développement urbain. Il y a aussi les contrats de rénovation urbaine – NDLR: qui concernent des périmètres plus larges, des «super-quartiers» à cheval sur plusieurs communes. Mais même dans ceux-ci, on garde parfois ce réflexe du petit, du «quartier par quartier». Et il y a un réflexe communal qui existe toujours, au lieu de travailler de manière supra-communale.
AÉ: On entend d’une part les limites des contrats de quartier et d’autre part les limites de grands projets urbains… Que faire alors?
MB: On ne peut pas demander à un ministre de la rénovation urbaine de faire autre chose que de la rénovation urbaine. Il faut se demander si l’avenir de Bruxelles passe par la rénovation urbaine, par des solutions bâties ou architecturées. On peut penser que l’amélioration des situations sociales et urbaines à Bruxelles ne passe que partiellement par l’amélioration du bâti. Est-ce que construire des aménagements sportifs est la politique la plus sage quand on connaît la réalité des Bruxellois? Est-ce qu’on n’est pas face aujourd’hui à des questions plus pressantes socialement que de rénover un trottoir à Jette? Toute une partie du vivre-ensemble – les politiques d’éducation, d’emploi ou de logement – n’est pas visible, n’est pas spectaculaire, pas démonstrative et par là, peu rentable politiquement. Peut-être faut-il penser à un déterminisme autre qu’architectural, un déterminisme environnemental: créer un environnement – composé d’associations, d’institutions, pas que du bâti – pour les gens dans le besoin.
AÉ: Les contrats de quartier n’ont-ils pas permis d’avoir cette approche intégrée?
KB: En Flandre, nous étions jaloux de ce dispositif parce qu’il comprenait un aspect «économie sociale». Mais les résultats de ce versant social sont peu connus, peu mis en avant, peu documentés. On ne sait pas comment il se déploie et survit…
AÉ: Peu documentés ou peu réalisés?
MB: Les résultats «sociaux» sont en tout cas difficiles à évaluer, car moins relatifs au bâti. Par contre, le fait d’être peu évalués contribue à la bonne réputation des contrats de quartier.
AÉ: Les contrats de quartier ne permettent-ils pas aussi aux communes de financer des projets sociaux?
KB: C’est un effet pervers… Le besoin de subsides pour l’économie sociale est justifié, mais il n’est pas correct qu’on compte sur la rénovation urbaine pour y répondre. Il serait préférable de reconnaître ce besoin et de mettre en place des appels à projets qui ciblent cet aspect.
AÉ: Que peut-on souhaiter pour les contrats de quartier dans un futur proche?
K.B.: Il est intéressant de constater qu’actuellement les contrats de quartier atteignent la deuxième couronne de Bruxelles – NDLR: le tissu urbain issu de la deuxième moitié du XXe siècle –, non pas parce qu’il y a des émeutes ou parce qu’il y a des poches de pauvreté, mais parce que ce tissu a besoin d’une rénovation. Ce territoire pourrait être très utile pour lancer un autre régime de densification de Bruxelles. On s’est toujours concentré sur le «croissant pauvre» et le canal, il est temps maintenant de repenser la densification et en d’autres termes. On pourrait concevoir ce territoire par rapport au changement climatique par exemple.
1. Mathieu Berger, Le temps d’une chronique: chronique des contrats de quartier bruxellois, Civa, 2019.