L’attaque de deux policières à Charleroi par un Algérien a donné lieu à un débat animé sur l’identification des étrangers avant leur expulsion. Loin des déclarations à l’emporte-pièce, l’identification et la réadmission sont des domaines complexes et opaques, au confluent du droit, de la diplomatie et de la politique intérieure.
Article issu d’Alter Échos, n°428.
L’été n’a pas été de tout repos pour Theo Francken. Le secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations (N-VA) a dû réagir à l’attaque à la machette de deux policières, à Charleroi. Une attaque perpétrée par un ressortissant algérien en situation irrégulière sur le territoire belge. Celui-ci avait reçu deux ordres de quitter le territoire, mais ne s’y était pas conformé. De quoi échauffer les esprits. D’abord ceux du Vlaams Belang qui s’engouffra dans la brèche et considéra que la politique du secrétaire d’État, relative à l’expulsion des étrangers, était «ratée».
Ne supportant pas trop les accusations de laxisme, il a vite proposé de créer 1.000 places supplémentaires en centres fermés (qui, aujourd’hui, ont une capacité d’un peu moins 700 places). Le secrétaire d’État N-VA s’est ensuite lancé tête baissée dans une polémique avec l’ambassade algérienne à Bruxelles. Selon Theo Francken, si cet homme a eu l’occasion de perpétrer son attaque, c’est notamment parce que l’Algérie traîne les pieds lorsqu’il s’agit de collaborer à la réadmission de ses ressortissants en séjour irrégulier.
Amar Belani, l’ambassadeur d’Algérie, a pris la balle au bond en s’exprimant dans la Dernière Heure. Selon lui, son ambassade n’a jamais reçu de sollicitation de la part de l’Office des étrangers concernant Khaled Babbouri, l’assaillant de Charleroi. Mais, de manière générale, toujours selon l’ambassadeur, la coopération entre la Belgique et l’Algérie est jugée «constructive et pragmatique». Côté Francken, on la qualifie plutôt de «particulièrement difficile».
Une joute verbale assez rare et peu diplomatique qui a fait apparaître au grand jour des pans méconnus de la politique de retour et d’éloignement des étrangers: ceux de l’identification et de la réadmission.
Droit des personnes vs droit des États
Pour comprendre en quoi consiste l’identification des étrangers, il est difficile d’éviter un détour juridique.
La possibilité de réguler le séjour et l’entrée de ressortissants étrangers fait partie intégrante de la souveraineté des États. C’est un vieux principe du droit international, encadré et limité par des textes internationaux de protection des droits de l’homme (il est par exemple interdit de renvoyer un demandeur d’asile dans son pays d’origine).
Il est souvent considéré que ce «droit à expulser» des étrangers, qui découle du droit de réguler l’entrée et le séjour, est assorti d’un corollaire: les États doivent réadmettre leurs nationaux expulsés par un autre État. Il s’agit plutôt d’une notion de droit coutumier.
De plus, l’obligation qu’ont les États de réadmettre leurs propres ressortissants expulsés dérive, paradoxalement, du droit international des droits de l’homme, de textes comme le pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans ces textes, il est stipulé que toute personne a le droit de quitter son territoire, mais aussi d’accéder au territoire dont elle a la nationalité. «L’idée est d’interdire le bannissement de son propre pays», explique Jean-Yves Carlier, professeur à l’Université catholique de Louvain. Même si la personne refuse catégoriquement de rentrer dans son pays d’origine, un État pourra l’y expulser et asseoir sa décision sur ce «droit» de rentrer dans sa «mère patrie», pour éviter de créer un apatride. Un droit dont se serait bien passé l’intéressé.
Quoi qu’il en soit, le pays d’origine «ne peut refuser de réadmettre la personne sur son territoire», rappelle Jean-Yves Carlier.
Toutefois, «chaque État détermine qui est son “national”, ajoute le professeur. Un État, par exemple l’Algérie, peut dire: “Je n’ai pas la preuve que cette personne est algérienne.”» Sans une collaboration efficace entre les deux pays pour «prouver» la nationalité de l’individu, il devient impossible de l’expulser. C’est cette tentative de prouver la nationalité que l’on nomme «identification».
Selon Jean-Yves Carlier, on se situe ici dans une opposition entre le «droit des personnes et le droit des États». C’est dans cette opposition, dans cette «faille», que des négociations prennent place entre États pour tenter d’encadrer la pratique de l’expulsion et de la réadmission.
Accords de réadmission de l’Union européenne: Turquie, Ukraine, Moldavie, Fédération de Russie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, FYROM (Macédoine), Monténégro, Albanie, Pakistan, Hong Kong, Sri Lanka, Macao, le Cap-Vert, Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie.
Accords de réadmission du Benelux: France, Allemagne, Autriche, Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Kazakhstan, Kosovo, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suisse.
Memorandum of understanding (MOU), ou «accords d’entente» de la Belgique: Vietnam, Chine, RD Congo, Burundi, Équateur, Guinée, Togo, Nigeria, Gambie.
Laissez-passer, un petit papier
Il n’existe pas de procédure harmonisée pour identifier les étrangers en phase d’expulsion. «Chaque pays élabore ses règles», nous dit Geert Verbauwhede, conseiller à la direction générale de l’Office des étrangers.
Une seule règle claire: l’étranger expulsé devra être en possession d’un document de voyage. S’il est en possession de son passeport, alors l’expulsion se fait automatiquement.
«Certaines personnes n’ont pas de documents, détaille Geert Verbauwhede, alors il faut l’autorisation du pays pour que la personne rentre chez elle.» Une autorisation qui se concrétise sous la forme d’un document de voyage appelé «laissez-passer».
Pour prouver la nationalité d’un individu, l’Office des étrangers (OE) va plonger dans ses dossiers. Il est fort probable qu’une personne en séjour irrégulier en Belgique aura, dans le passé, introduit des procédures, fourni des copies de documents, qu’il s’agisse de cartes d’identité, de permis de conduire, d’actes de naissance, de mariage, un livret militaire. «Ces éléments ne sont pas des garanties prouvant la nationalité, mais des moyens pour aider à l’identification», précise le fonctionnaire de l’OE. Tous ces éléments sont envoyés à l’ambassade ou au consulat du pays ou directement aux autorités centrales.
Parfois, ces éléments suffisent à la délivrance du laissez-passer, parfois pas. Lorsque c’est insuffisant, où lorsque l’étranger est un parfait inconnu des autorités belges, le consulat ou l’ambassade procède à un entretien avec la personne, parfois accompagné par l’Office des étrangers.
On sait par exemple que les autorités algériennes préfèrent conduire leurs entretiens en «tête à tête». On n’en connaît pas la teneur. Ils sont généralement conduits dans la langue ou le dialecte de l’étranger et portent sur sa connaissance du pays, sur sa ville d’origine ou tout autre élément probant. Notons au passage que certains pays refusent de procéder à ces entretiens et d’autres, comme le Maroc, n’ont tout simplement pas le personnel suffisant pour faire face aux demandes.
Dans d’autres cas, l’identification est une démarche fastidieuse qui implique des enquêtes à l’étranger. Il peut arriver – rarement – que l’ambassade belge, par exemple au Maroc, tente de retrouver les proches d’une personne, de récolter les témoignages de membres de la famille restés au pays. Selon l’Office des étrangers, certains pays se lancent eux-mêmes dans des enquêtes sur place, comme l’Algérie, qui procède à des contrôles via sa police locale. Un processus qui peut prendre du temps, beaucoup de temps. Trop de temps en tout cas pour l’Office des étrangers.
«Dans ce contexte, le problème est que des personnes se disent d’une nationalité sans forcément être de cette nationalité, décrypte Geert Verbauwhede. Lorsqu’on pense aux régions frontalières entre l’Algérie et le Maroc, dont les dialectes sont très proches, il devient très difficile de dire avec précision de quel pays est la personne.» Et puis les gens jouent leur va-tout. Des Marocains tentent parfois de se faire passer pour Algériens. Ce dernier pays ayant la réputation de ne réadmettre qu’au compte-gouttes.
En 2015, selon les chiffres publiés dans le rapport annuel de Myria, 2.611 Algériens ont fait l’objet d’une arrestation administrative, 102 ont fait l’objet d’un rapatriement. Au niveau international, l’Algérie refuse de négocier tout accord de réadmission.
Enfin, lorsqu’une personne est identifiée, les autorités consulaires lui délivrent un laissez-passer. Comme il s’agit d’un document officiel, celui-ci est parfois payant. Le montant versé par l’Office des étrangers varie entre 0 et 250 euros pour chaque laissez-passer.
Le laissez-passer européen est un document de voyage standardisé créé par l’Union européenne en 1994.
Il constitue une étrangeté car il transfère une partie de la souveraineté des pays du «sud» vers les pays de l’Union européenne. En effet, lorsqu’un accord européen ou bilatéral permet l’utilisation de ces laissez-passer, ce sont les autorités des pays européens qui peuvent procéder eux-mêmes à l’identification d’un ressortissant étranger et délivrer le document.
La délivrance d’un laissez-passer européen n’oblige nullement les États d’origine à réadmettre les personnes éloignées. Lorsqu’un doute existe sur la nationalité des individus expulsés, ces derniers peuvent être renvoyés directement à la case départ par le premier avion.
L’Office des étrangers, par la voix de Geert Verbauwhede, affirme faire très attention avec ces documents: «Nous ne les utilisons qu’avec des pays avec lesquels nous avons des accords et uniquement lorsque nous sommes certains de la nationalité de la personne.»
Une attitude prudente que n’a pas toujours eue l’administration belge. En 2013, alors que les autorités afghanes ne délivraient plus de laissez-passer, la Belgique expulsait des ressortissants afghans en émettant ces fameux laissez-passer européens. Le Comité belge d’aide aux réfugiés écrivait alors que «l’identification unilatérale sans accord préalable sur la réadmission de la personne nous apparaît être contraire aux principes reconnus par le droit international».
La diplomatie de la réadmission
Pour faciliter les expulsions, rendre le processus plus fluide et l’encadrer, les États négocient, souvent dans l’opacité, des accords avec les pays d’origine des migrants. On parle d’accords de réadmission. Aujourd’hui, c’est la Commission européenne qui les négocie. Jadis, la Belgique signait ses traités conjointement avec les Pays-Bas et le Luxembourg.
Mais les accords liés à la réadmission prennent de nombreuses formes. La Belgique signe de manière bilatérale des accords d’entente, plutôt des accords techniques, appelés MOU, pour Memorandum of understanding. Dans ces accords, les États s’engagent à réadmettre leurs ressortissants, les éléments de preuve de nationalité sont listés, des délais de réponse sont fixés.
Bien sûr, la signature de tels accords ne va pas sans contrepartie. C’est ce que dit Nora El Qadim, professeure à l’université Paris 8 et auteure d’une thèse sur la négociation de l’accord de réadmission entre l’Union européenne et le Maroc: «La prise d’importance dans le débat politique, en Europe, de la gestion des migrations a donné l’occasion à des pays du “Sud” d’obtenir certaines contreparties.»
Les exemples les plus visibles de ces rapports de forces sont à trouver en Turquie et en Libye. La Turquie, en acceptant non seulement de réadmettre ses ressortissants, mais aussi les ressortissants de pays tiers ayant transité sur son territoire et en empêchant les migrants et réfugiés de venir en Europe, essaye d’obtenir une exemption de visas pour tous ses nationaux. Dans les années 2000, la Libye de Khadafi était soudainement redevenue respectable lorsqu’elle s’était engagée à contenir les migrants désireux de traverser la Méditerranée.
En Belgique, l’Office des étrangers s’efforce de maintenir de bonnes relations avec les diverses représentations consulaires. Dans le cadre des «MOU», dont les textes ne sont pas disponibles, des libéralisations partielles de visas se négocient (pour les diplomates et les fonctionnaires, parfois même pour les hommes d’affaires, voire les étudiants). Certains États demandent que soit stipulé dans l’accord que toute expulsion sera précédée d’un examen des possibilités de régularisation de séjour.
Du donnant-donnant qui dépend du contexte de chaque pays, mais aussi de l’importance de sa «cohorte» de ressortissants présents sur le territoire belge. Certains États voudront négocier une aide au développement et des programmes de coopération.
Pour Aliou Diallo, ministre-conseiller à l’ambassade de Guinée, le «MOU» que son pays a signé en 2008 avec la Belgique (en renégociation actuellement) est un accord vaste qui «met surtout l’accent sur la migration et le développement. Il affirme qu’il faut d’abord régler le problème du développement dans les pays d’origine. Concernant la réadmission, l’accord permet de poser un cadre juridique. Mais nous avions aussi nos conditions: que les personnes soient traitées dignement et que l’on travaille pour créer les conditions favorables à la réinsertion».
Dans d’autres cas, les enjeux semblent plus dérisoires. «Un État refusait d’avancer dans les négociations car la femme et les enfants du consul attendaient depuis six mois l’octroi d’un visa auquel ils avaient droit, se souvient Geert Verbauwhede. Le dossier avait mal été aiguillé. Un simple coup de téléphone a pu résoudre le problème.»
Un sujet sensible
La réadmission de ses ressortissants expulsés est une question épineuse dans bien des pays. Elle peut être vécue comme une humiliation. Le reflet d’une forme de domination entre États riches et États pauvres.
Il arrive que la société civile dans le pays d’origine se mobilise sur ces questions. En Guinée, l’opinion s’est montrée particulièrement sensible aux expulsions par «charters» auxquelles procédait la Belgique jusqu’en 2014, à une époque où les Guinéens étaient nombreux à venir demander l’asile. Le gouvernement guinéen avait alors décidé de ne pas laisser atterrir un tel vol collectif de 27 Guinéens.
S’étaient ensuivis des tensions diplomatiques et l’envoi d’une délégation guinéenne en Belgique pour régler le problème. Pour le ministre-conseiller à l’ambassade guinéenne, «les vols charters sont un sujet très sensible. La population y est sensible, la presse, les partis d’opposition. Les vols charters, il vaut mieux les éviter».
De très rares pays vont beaucoup plus loin et refusent de réadmettre leurs nationaux lorsqu’ils ont été contraints à partir. On pense à l’Irak, mais surtout à l’Iran.
Parfois, des pressions sont exercées par la diaspora, présente en Belgique, sur les diplomates de leur pays pour empêcher la délivrance de laissez-passer. La République démocratique du Congo ou l’Albanie sont souvent mentionnées dans ce contexte.
Mais, dans tous ces cas, ce que dénoncent des associations comme Vluchtelingenwerk Vlaanderen, c’est le manque de transparence de toutes ces procédures.
Un manque de transparence qui crée une insécurité juridique pour les premiers concernés: les étrangers en séjour irrégulier.
En savoir plus
«Réfugiés : après l’urgence, l’accompagnement», Alter Échos n°419, 18 mars 2016, Marinette Mormont.