Mariages forcés, mariages arrangés, mariages précoces. La thématique revient chaque année sur le devant de la scène à l’approche del’été. Politiques et acteurs de terrain se sont accordés une journée de réflexion, pour tenter de cerner la problématique, tracer des pistes deréflexion et d’action.
Certains faits divers ne sont souvent que les catalyseurs de phénomènes diffus, plus ou moins discrets et néanmoins actifs dans la société. Tout comme le meurtrede femmes vient rappeler que la violence conjugale reste une réalité préoccupante, les crimes d’honneur sont le point d’exacerbation des pratiques de mariageforcé ou arrangé. Mais les faits divers ne renseignent en rien sur l’ampleur des phénomènes et encore moins sur leur complexité. Si les associations deterrain et les sociologues se penchent depuis longtemps sur la question des mariages forcés, le monde politique a, semble-t-il, tardé un peu plus : difficile de s’immiscer dans lavie intime des familles, risqué d’intervenir dans ce qui est revendiqué comme relevant des traditions ou de la culture. Complexe, également, de déterminer ce quirelève du « mariage arrangé » ou du « mariage forcé ». La journée de réflexion organisée le 20 juin dernier1 a permis, enconfrontant des spécialistes venus d’horizons très divers (historien, anthropologue, sociologue, psychothérapeute, philosophe, etc.), d’appréhender demanière subtile une réalité difficilement mesurable.
C’est que la pratique du mariage forcé recouvre des situations très diverses. Entre une jeune fille mariée sans son consentement avec un homme qu’elle n’ajamais vu et celle qui s’arrange avec la tradition pour acquérir une certaine liberté – celle par exemple de ne plus être tenue par le principe de virginité etde chasteté, moyennant un mariage rapidement consommé et tout aussi rapidement liquidé dans un divorce… – la pratique se fait contrainte insupportable ou arrangementopportuniste avec la pression familiale. L’une comme l’autre, et leurs innombrables déclinaisons, sont pourtant problématiques puisqu’elles interfèrent sur lelibre choix des principaux intéressés.
En préambule, Carole Grandjean, de la Fédération laïque des centres de planning familial, a rappelé combien la question était délicate et reposaitsur « un conflit de valeurs entre la volonté de préserver la liberté de choix et celle de respecter la culture et les traditions des jeunes issus de l’immigration». La mise en perspective historique de Marie-Thérèse Coenen2 a eu le mérite de rappeler que sous nos cieux, le mariage n’a pas toujours étéune question d’amour et que le machisme légal a perduré en Belgique jusque dans les années 19503. Elle a également démontré que le contexteparticulier de l’immigration pouvait encore renforcer le phénomène des arrangements matrimoniaux par les parents. Étudiant les différentes générationsd’Italiens de Belgique, l’historienne relève que « le mariage est un élément auquel on s’accroche à la fois pour s’inscrire dans unefiliation et dans la communauté mais aussi un moyen d’affirmer son identité, son appartenance communautaire, sa culture et ses valeurs lorsque l’on se sent emportépar la vague de l’assimilation du modèle occidental ». D’où la crispation des parents autour de la question du mariage. Une crispation qui peut serévéler d’autant plus aigüe lorsque les valeurs traditionnelles semblent se diluer dans la modernité : en Belgique, ces vingt dernières années, le nombrede divorces a été multiplié par trois, le mariage homosexuel a été légalisé et les naissances hors mariage ont connu une progressionconstante…
Sept mariages sur dix liés aux migrations
Si, au fil des générations, les traditions matrimoniales des immigrés italiens ont évolué avec celles de la société d’accueil, demanière plus ou moins homogène, ce n’est pas forcément le cas pour d’autres groupes de population. L’anthropologue Pascale Jamoulle qui termine actuellement unevaste étude sur l’intimité en précarité4, est venue présenter les résultats d’un de ses axes de recherche sur les conflits de normesde genre dans un quartier à forte population turque de Bruxelles. Son éclairage basé sur trois ans d’observation auprès des jeunes, notamment dans une écoleoù 95 % des élèves étaient d’origine turque, et au sein des familles, est particulièrement intéressant. « Dans les zones à forteconcentration immigrée, des tensions de normes de genre crispent les relations intra- et intercommunautaires », dit-elle. « Quand l’opposition entre tradition etmodernité se radicalise, elle se love dans la vie privée, atteint les relations de fratrie, les rapports intergénérationnels, le choix du conjoint, la conjugalitéet la sexualité. Pour faire face à la précarisation des sphères de l’intime, les personnes et les groupes produisent de multiples stratégies sociales etaffectives, allant du repli sur sa propre communauté aux mélanges et aux métissages. »
Ces dernières années, et de manière croissante, ce serait plutôt la stratégie du repli qui domine : « Actuellement, dans la communauté turque, septmariages sur dix sont liés aux migrations et la pression aux mariages arrangés entre jeunes d’ici et du pays se renforce », note Pascale Jamoulle. L’arrivéecontinuelle de beaux-fils et de belles-filles « importés » fait que même après trois générations nées sur le sol belge, les problématiquesd’intégration restent celles de la première génération. Les tensions entre frères et sœurs, entre belles-mères – qui entendent garder lamainmise sur l’éducation des petits-enfants – et belles-filles peuvent avoir de lourdes conséquences pour la qualité de vie des « grandes familles ».« Il y aurait un travail à faire pour ne pas perpétuer ces petits maux inadaptés, pour éviter la souffrance des jeunes qui est réelle. Il y a des espaces depacification à construire, des lieux de dialogue à trouver pour réfléchir aux modèles éducatifs, des espaces de prévention à occuper. Il fautaussi donner à ces jeunes des espaces pour penser. Beaucoup travaillent après l’école, on ne leur laisse pas toujours de temps pour la réflexion. Les écoleset les AMO ont certainement un rôle important &agr
ave; jouer. »
Des analyses tout en nuances qui ont visiblement laissé sur sa faim Olivier Bonny, coordinateur du secteur interculturel de la Ligue de l’enseignement. « Je pense qu’ilfaut condamner plus clairement la pratique du mariage forcé. Dans une société laïque, les valeurs religieuses et culturelles doivent s’incliner devantl’État de droit… » Encore faut-il, au delà de la rhétorique, prendre en compte qu’un Bruxellois sur deux est d’origine étrangère,comme l’a rappelé Pascale Jamoulle, et que s’il « faut en finir avec certaines pratiques », pour autant, « le changement des mentalités ne sedécrète pas, il s’agit d’un processus long et lent », comme l’a argumenté le ministre Emir Kir.
Dans le même ordre d’idées, Xavière Remacle, philosophe et islamologue, a mis en exergue le fossé qui pouvait exister entre les perceptions des uns et des autres :« Le mariage arrangé est perçu comme une source de souffrance, une torture par les familles modernes. En revanche, dans les familles traditionnelles, il est synonyme derésolution des problèmes et de minimum que les parents puissent faire dans l’intérêt de leurs enfants. Cette incompréhension est source de malentendus, ellerepose sur la définition de l’autorité et sur l’application que l’on en fait. »
Un coffret pédagogique
La complexité des enjeux donne toute leur pertinence à des outils pédagogiques tels que celui promu par le centre de planning familial Groupe santé Josaphat,intitulé « Mariage aller-retour »5. Composé, entre autres, d’un DVD aussi explicite qu’émouvant sur les difficultés et souffrances desjeunes impliqués dans des mariages forcés et d’un cahier pédagogique, le coffret devrait idéalement trouver sa place dans les écoles. Nul doute que lesadolescents pourront y puiser matière à débattre et à réfléchir.
Un plan d’action pour prévenir les mariages forcés
En ouverture de la journée de colloque, Emir Kir, ministre en charge de l’Action sociale et de la Famille à la Cocof, avait tenu à dire combien la thématique desmariages forcés ou arrangés lui tenait à cœur à titre personnel. « Pour avoir moi-même été confronté à cette question dans majeunesse. » Une manière de rappeler que la problématique peut toucher tout le monde, quelles que soient son origine culturelle ou sa situation sociale et, surtout, qu’ellen’est pas insurmontable. Les interventions des spécialistes devraient servir la réflexion du cabinet sur le plan d’actions de longue durée annoncé pour larentrée de septembre. Si le cabinet avoue ne pas connaître les chiffres des mariages forcés pratiqués en Belgique, ils semblent suffisants pour développer uneprévention d’envergure. « Nous allons travailler sur trois axes : les jeunes eux-mêmes au travers de cours d’éducation affective et sexuelle et de visites dansles classes de personnalités qui viendront témoigner de leur expérience personnelle. Nous allons également tenter de sensibiliser les parents, ce qui sera sans doute plusdifficile car il faut trouver des lieux adéquats et ne pas stigmatiser. Ça pourra se faire à travers des spectacles ou dans les associations de parents. Il faudra faire passerdes messages, tenter de faire évoluer les mentalités sans donner l’impression de « faire la leçon ». Enfin, pour les travailleurs de terrain, il estprévu des formations continues renforcées sur la problématique des mariages forcés », précise-t-on au cabinet Kir. Quant au budget qui sera attribuéà ce plan d’action, il ne sera probablement pas déterminé avant plusieurs semaines.
1. « Journée de réflexion sur les enjeux du mariage chez les jeunes issus de l’immigration », organisée par la fédération laïque descentres de planning familial avec le soutien d’Emir Kir, ministre en charge de l’Action sociale et de la Famille à la Cocof.
2. Marie-Thérèse Coenen, historienne et présidente de l’Université des femmes, présidente du Groupe santé Josaphat.
3. Il faudra attendra la réforme du Code civil de 1958 pour abolir la toute-puissance maritale (l’article 213 stipulait, entre autres, que « la femme doit obéissanceà son mari »).
4. L’étude devrait être éditée en janvier 2009 aux Éditions La Découverte.
5. Groupe santé Josaphat :
– adresse : rue Royale Sainte-Marie, 70 à 1030 Bruxelles
– tél. : 02 241 76 71.
Le coffret pédagogique comporte un DVD, un cahier pédagogique, dix affiches, trente cartes postales avec les adresses utiles, un Faits et gestes consacré aux mariages. Ilest vendu au prix de 20 euros.
Pour le commander : Cedif:
– adresse : rue de la Tulipe, 34 à 1050 Bruxelles
– courriel : cedif@planningfamilial.net